Mister Hyde - 20 Et 21
20
Frédérique sétait lovée contre Frédéric depuis cinq minutes à peine. Marc avait été le premier à abandonner la partie, vers cinq heures du matin. Il sétait effondré sur le lit et ronflait comme un bienheureux. Un peu moins dune heure plus tard, ce fut au tour de Frédéric. Il sétait endormi, nu, assis dans le canapé. Seul Julien était encore éveillé, même sil nallait pas tarder à sombrer à son tour. Lui, sétait montré vigoureux et insatiable jusquau bout de la nuit. Il gémissait encore du plaisir que la bouche de Frédérique venait de lui offrir. Combien de fois lavait-elle sucé ? Ils nen étaient plus à tenir les comptes. Ce qui était certain, cest quil venait de vivre la plus merveilleuse expérience de fellation de toute sa vie. Face au dégoût quaffichait Frédérique du temps de leur brève relation, il navait pas insisté. Il regrettait aujourdhui son manque de persévérance et se promit, tout en sendormant, de ne pas commettre la même erreur avec sa prochaine conquête.
Le léger ronflement de Julien vint sajouter aux respirations détendues des deux autres hommes. Frédérique, seule désormais, repensa à sa nuit. Elle se serra un peu plus contre le corps de son Maître dans un remerciement muet. Il lui avait offert un cadeau formidable, la réalisation de son fantasme le plus secret : être prise à la fois par tous ses orifices. Elle lui rendit grâce de ne pas lavoir e à recevoir en même temps deux sexes dans lanus ou le vagin mais sans doute savait-il quelle naurait accepté que de mauvaise grâce malgré le plaisant souvenir quelle gardait de cette expérience lorsque Frédéric et Marc lavaient ainsi possédée quelque temps auparavant. Elle sourit. Son Maître
Il savait si bien jusquoù ne pas aller. Elle caressa la laisse qui pendait toujours à son cou et en glissa la poignée entre les doigts de lhomme. Quoiquil adviendrait deux, il resterait son Maître à tout jamais et elle serait sa chienne jusquau bout de la vie.
***
Franck attendait, debout dans son lit, fermement agrippé aux barreaux du berceau. Il fredonnait des sons sans suite qui semblaient dire : « Maman, Maman, je suis réveillé et je taime ! ». Quand elle ouvrit la porte, il lui lança un regard qui la bouleversa. Cétait un concentré dAmour de bienveillance et de tendresse. Le même regard que son père avait parfois pour elle, quand il pensait quelle ne le voyait pas. Franck lui tendit la main et elle reçut un second choc : les petits doigts disaient « je tAime ! », tout comme ceux de Frédéric, quand il la relevait après un orgasme particulièrement intense.
Est-ce à ce moment quelle réalisa que Frédéric exigeait rarement pour lui-même et quen matière dorgasme elle était, et de loin, sa débitrice ? Peut-être. Mais elle prit Franck dans ses bras et lentraîna dans la cuisine.
***
Il ne faisait pas vraiment froid en ce début dannée, elle nen avait pas moins couvert Franck comme un oignon pour le sortir un peu. Généralement, il jouait à létage mais la présence des trois hommes, nus, bien que recouverts par ses soins dun plaid ou dune couverture, lui en interdisait lusage en ce dimanche matin. Elle décida de lemmener à la toute nouvelle aire de jeux où, moyennant une somme modique, il pourrait samuser tout son soûl.
Les employées accueillirent la mère et l avec un sourire qui en disait long sur leur soulagement de voir séloigner une matinée faite dennui et de papotages monotones.
Depuis quil se tenait debout, Franck cultivait une adoration pour les balançoires et autres chevaux à bascule. Il put sen donner à cur joie tandis quépuisée, Frédérique somnolait.
***
Comme un chat comblé, Julien ronronnait dans son sommeil tandis que Marc ronflait sans se soucier dimportuner les autres. Frédéric, lui, était réveillé. Il avait déjà pris sa douche et son café, fait trois fois le tour de lappartement à la recherche dun indice sur la destination choisie par Frédérique pour promener Franck, pris un bouquin quil avait reposé sans en lire une page et avait finalement décidé de faire un aller-retour rapide au marché. Peine perdue : le marché du dimanche étant près du port, il ne se sentit pas le courage de se rendre aussi loin pour glaner la pitance du jour. Il déambula néanmoins dans le cur de la ville, fit étape à lépicerie puis erra sans véritable but. Parfois, il sarrêta face à une boutique ou une autre pour en contempler les vitrines visibles à travers les rideaux de fer ajourés. Il ne vit pas Frédérique, assise au bord de laire de jeux, le visage tourné vers Franck, qui riait à gorge déployée, sous la garde dune des employées.
Son corps était tourné vers Franck mais son regard vaguait. Frédérique pensait à sa nuit. À cette folle nuit de plaisirs que Frédéric venait de lui offrir. De fil en aiguille, elle pensa à Julie dont, en retour, elle allait lui faire don. Elle tenta dimaginer les nuits quils allaient bientôt vivre, tous les trois. Puis, subitement, elle se souvint de Franck. Quallait-elle faire de lui ? Le confier à sa mère serait sans doute la plus simple des solutions mais Frédéric en serait contrarié. Il fallait quils en discutent, le plus vite possible, afin de trouver, si nécessaire, une alternative. Aussitôt elle se leva et sapprêta à récupérer Franck. Cest à cet instant quelle le vit, dehors, face à la vitrine dun magasin de lingerie, avec à la main deux sacs dont lun deux débordait de poireaux. Elle lui fit un signe quil ne vit pas ; elle sortit donc pour aller le chercher.
***
Frédéric sinstalla de façon à jouir du spectacle quoffrait son fils, riant comme un fou du plaisir que lui donnaient les balançoires et autres chevaux à bascule.
Tu as lair épuisé, lui dit-il au bout de quelques minutes. Tu nas pas dû beaucoup dormir. Nous allons rentrer et tu iras te reposer quelques heures. Je moccuperais de Franck et de nos invités.
Pour la semaine prochaine, glissa-t-elle avant dêtre interrompue.
Nous verrons cela quand tu auras dormi.
Aussitôt, il se leva et se dirigea vers son fils qui lui tendit les bras. Lui aussi avait lair épuisé, nayant pas lhabitude de samuser dune façon aussi intense. De fait, il sassoupit à linstant même où il fut assis dans sa poussette.
Le trajet de retour permit à Frédéric de senquérir des sensations éprouvées par sa soumise au cours de la nuit. Il fut quelque peu décontenancé de découvrir que la satisfaction ressentie par Frédérique durant la nuit, instillait en lui un poison qui ressemblait fort à de la jalousie. Elle parla de la douceur de Julien et de la rudesse de Marc avec une lueur gourmande dans le regard qui lui déplut. Il tenta, sans succès de chasser les images qui remontaient à sa mémoire. Son agacement néchappa pas à Frédérique.
***
Tout était calme à la maison. Julien et Marc ronflaient encore, vautrés aux endroits même où ils sétaient effondrés.
Frédéric prit le temps de déshabiller Frédérique et de la coucher dans le lit, près de Marc mais pas trop près quand même puis alla soccuper de Franck. Le petit, toujours dans sa poussette, dormait du sommeil du juste. Frédéric préféra le laisser reposer et vaqua à la préparation des déjeuners, dans la cuisine. Vers midi trente, il réveilla Franck qui fut bougon durant toute la durée de son repas et se rendormit aussitôt la dernière bouchée avalée. Il alla le coucher et tomba sur Marc en sortant de la chambre du petit.
Tout est prêt dans la cuisine, tu nas quà te servir.
Le ton de Frédéric nétait pas vraiment amical, Marc ninsista pas. Julien descendit quelques minutes plus tard. Frédéric les laissa seuls.
***
Frédéric veillait sur le sommeil de Frédérique quand il fut dérangé par ses deux complices de la nuit. Ils linvitèrent à regagner Paris en leur compagnie mais il déclina loffre et prit congés deux avec un soulagement certain.
***
Frédéric passa une bonne partie de laprès-midi à soccuper de Franck. Dabord il le ramena à laire de jeu où le bambin samusa avec autant de plaisir que le matin puis il le promena à travers les rues tout en lui contant des histoires quil inventait au fur et à mesure. Peu importait ce quil disait mais le ton de sa voix suivait les inflexions des histoires et réjouissait l. Rien dautre ne comptait
Quand ils rentrèrent, Frédérique était levée et les attendait patiemment. Elle avait revêtu une robe chamarrée de couleurs vives et scintillantes qui lui donnait lapparence dune fée. Elle lut dans les yeux de son homme le désir quil avait delle, elle sourit. Durant les quelques heures qui les séparaient du coucher de l, elle ne serait que charme et tentation et puis, enfin, elle pourrait le remercier de la nuit merveilleuse quelle venait de passer.
***
Frédéric était fatigué et il aspirait à quelques heures de repos avant daller prendre le train de nuit mais, lincessant babillage de Frédérique à propos de la garde de Franck le week-end suivant, le ramenait constamment à la réalité. Sachant quil serait brusque et sans aucun doute blessant, il préféra souffrir en silence et, enfin, le sempiternel ronronnement cessa.
Fais comme bon te semble mais je continue à penser quil nest pas nécessaire déloigner Franck
Létonnement de Frédérique ne fut pas feint puisquil navait jamais fait part de cette objection à haute voix. Il lavait pourtant pensé si fort quil était persuadé de lavoir dit. Il éclata de rire.
Je suis épuisé ma chérie, sexcusa-t-il. Pour vrai, je nai quasiment rien écouté de ton discours, sauf le fait que tu voulais faire garder Franck par ta mère. Tu sais ce que je pense delle
mais jai pleine et entière confiance en toi et, si tu penses quil vaut mieux léloigner
Va pour ta mère. De toute façon, cest son anniversaire dans quinze jours et elle va te tanner pour voir son petit-fils. Prendre les devants nest pas une si mauvaise idée. Au moins, nous ne laurons pas dans nos pattes quand il sagira de fêter ses un an. Je te laisse donc carte blanche. Et je vais me coucher.
***
Dès quelle entendit la porte se fermer, Frédérique laissa couler ses larmes.
21
Lhomme qui était dans son lit puait. Pas par manque dhygiène ou parce que son parfum aurait tourné. Non, il puait le désespoir, son désespoir. Elle le regarda dormir et fit une grimace. Elle quitta le lit, puis sa chambre. Pas question de dormir à côté de cet inconnu.
Dailleurs, quelle mouche lavait donc piquée pour quelle linvitât chez elle ? Dans sa chambre, dans son lit. Ce qui lui était apparu comme une évidence quelques heures plus tôt la dégoûtait désormais et la faisait se sentir sale. Dautant plus sale quelle avait joui sous son joug.
Elle lavait rencontré au restaurant, tout à fait par hasard. Il se trouva que la pizzeria était bondée, il ne restait quune petite table au fond, près des cuisines où le serveur lavait installée en sexcusant puis il était revenu pour lui demander si elle accepterait de dîner en compagnie dun inconnu. Elle avait acquiescé. Lhomme sétait montré charmant. La petite quarantaine, ses cheveux noirs parsemés de fils dargent, il avait parlé de tout et de nimporte quoi avec la maîtrise de celui qui sait parler pour ne rien dire. Elle limagina commercial ou communicant, vendeur de vent, dans tous les cas. Mais elle se laissa prendre au charme de sa voix et quand ses propos glissèrent vers une sphère plus intime, elle ne se rebiffa pas. Ainsi, de fil en aiguille, il la tenta puis la conquit. À la fin du repas, elle linvita chez elle pour, selon lexpression convenue, boire un dernier verre.
Lhomme se servit lui-même, avec beaucoup de fougue et un rien de brutalité. Lucile sabandonna. Elle obéit aux injonctions brèves et souvent impératives de lhomme. Ne pas se poser de question, se laisser emporter par le courant, nétait-ce pas ce que Frédéric lui avait conseillé ? en acceptant que les doigts de linconnu la masse et la fouille, elle se rangeait à lavis du seul amant quelle désirait vraiment et elle trouva cela tout aussi reposant que sensuel.
Lhomme la prit sans se soucier de ses désirs, sans préambule. Il senfonça en elle voracement. Il la tourna, la retourna, tantôt la chevauchant, tantôt se faisant chevaucher par elle. Mais il nexigea rien quelle ne fût prête à lui offrir même si elle craignit, tandis quil la mettait en levrette, quil nen veuille à son anus. Mais il la rassura en la pénétrant de la façon la plus classique. Cest pourtant cette crainte qui déclencha leur orgasme conjoint. Elle parce quelle venait, fugacement de penser à Frédéric, lui parce que la sentir partir le convainquit de laccompagner.
Il aurait pu sen aller après lavoir baisée mais, comme beaucoup dhommes, il ne savait pas vraiment comment réagir face à une situation toute nouvelle pour lui. Et puis, il était vraiment fatigué, il sendormit donc, assuré davoir plu et repu de plaisir.
***
Lucile sinstalla dans le salon avec un bloc de papier à lettre et son stylo plume préféré. Elle nécrivait pas à Frédéric à chaque fois quelle le « trompait » mais cette nuit-là, elle en éprouva limpérieux besoin : elle avait joui ! et même si elle avait pensé à lui de façon fugitive, cétait le sexe dun autre qui lavait préparée à cet orgasme et elle navait pas voulu ça. Jamais elle ne voulait ça.
***
Franck babillait. Plus il approchait de son premier anniversaire et plus cet était joyeux. Frédérique était sous le charme, Julie fut conquise en un rien de temps par les vocalises du garçon.
Je suis amoureuse de ton fils dit-elle en souriant à Frédérique mais toi, tu me mets dans tous mes états
Dès le lundi soir, Julie avait imposé sa présence auprès de Frédérique qui navait rien fait pour lempêcher. Après la nuit folle quelle venait de vivre, Frédérique accueillit même avec soulagement la venue de son amante. Elle avait besoin de parler de sa nouvelle expérience et loreille de son maître avait été close tout le dimanche : il ne sétait, en réalité, soucié que de Franck. A qui dautre aurait-elle pu se confier quà la complice que Julie était devenue pour elle ? elle lui raconta donc par le menu ses sensations et ses orgasmes, le sentiment de plénitude quelle ressentit à être prise conjointement par les trois mâles et le vide qui lenvahit quand tout fut terminé. Elle lui expliqua à quel point labsence du cadenas qui verrouillait son sexe, lui pesait
Elle était tellement accaparée par le récit quelle faisait nuit après nuit que cest à peine si elle prit conscience de labsence de Frédéric. Elle ne sen rendit vraiment compte quen découvrant le courriel quil lui envoya le jeudi en fin de journée.
***
Frédéric passa une semaine dennui durant laquelle il enchaîna réunion sur réunion. Un gros investisseur allait prendre possession de vingt pour cent de la boîte et il était nécessaire de la lui présenter sous son meilleur jour. À cette occasion, il se demanda sil ne devrait pas, lui aussi, se séparer des quatre pour cent de participation quil y détenait. Après tout, valorisée comme elle létait, il en tirerait sans doute de quoi vivre sans travailler jusquà la fin de ses jours. Cette idée loccupa tant quil en oublia de contacter Frédérique chaque soir. Il ne le fit que deux fois, la seconde, par courriel, juste pour linformer quil viendrait en voiture puisquune importante réunion, prévue le vendredi le retiendrait sans doute tard au bureau. Il sagissait de la venue du nouvel actionnaire dans les locaux de lentreprise ; il se garda bien de le lui dire, confidentialité oblige
les succursales nayant pas été informées.
Ce jeudi soir, il quitta le bureau juste après lenvoie de son mail à Frédérique pour se rendre à lagence de location où il opta pour un coupé sport : il voulait pouvoir aller vite, quitte à y laisser quelques points de permis.
Vers vingt-deux heures, ce soir-là, il décida daller faire un tour pour prendre en main lautomobile et en tester les réactions. Il rejoignit lA15 par Clichy et fila vers Pontoise et Cergy. Une fois satisfait, il choisit de rentrer par la route. Au feu rouge qui marque lentrée de Domont, il fut assailli par trois hommes qui lextirpèrent de la voiture et le tabassèrent dimportance. Combien de temps resta-t-il inanimé sur le bitume ? Nul ne saurait le dire. Il se réveilla à lhôpital, le corps contusionné et la tête en bouillie.
***
Le samedi matin, Frédérique était paralysée par linquiétude. Ce fut Julie qui appela la police puis les hôpitaux pour senquérir dun éventuel accident. Elle nobtint aucune nouvelle concluante.
***
À lhôpital de Pontoise, Frédéric némergeait au monde que de brèves secondes cotonneuses. Parfois, il captait un mot ou une phrase avant de replonger dans les abysses de linconscience. Daprès les premières constatations, il avait été rossé à coups de pied, de matraque et de manche de pioche (ou de batte de base-ball), ses reins et son foie avait été sévèrement touchés ainsi que sa boîte crânienne et son il droit. En revanche, son cur battait normalement et sa respiration nétait pas empêchée.
Pendant ce temps, Frédérique, lancée durant quelques jours dans une recherche frénétique, se renfermait de plus en plus sur le monde minuscule constitué par Franck et dont Julie, malgré ses incursions de plus en plus fréquentes, de plus en plus inquiètes, était exclue. Chaque jour, Julie interrogeait son oncle sur déventuelles nouvelles mais Frédéric avait bel et bien disparu. Au bout de trois jours, sous la conduite de son amie, Frédérique se décida à déclarer la disparition à la police qui leur répondit quétant majeur, ce monsieur pouvait disparaître si lenvie lui en prenait
Une semaine plus tard, la boîte engageait à lencontre de Frédéric, une procédure de licenciement pour absence injustifiée. Une autre semaine et Frédérique reçut un appel.
***
La lieutenant de police Nathalie Martin, en poste au S.R.P.J. de Versailles, posa son téléphone et se dirigea vers le bureau de son chef de groupe. Elle navait jamais demandé à être personnellement saisie dune affaire, elle en avait déjà un certain nombre en portefeuille et, bien que celle-ci ressemblât aux autres par son côté « chien écrasé », elle tenait vraiment à sen charger.
Nathalie Martin nétait pas un flic comme les autres. Agrégée de lettres classiques, elle avait dabord été prof. Sa vocation lavait poussée à choisir une Z.E.P. et elle était heureuse dy enseigner. Dautant plus heureuse quelle était tombée amoureuse. Elle avait choisi de quitter lenseignement pour la police à la mort de son compagnon, poignardé au sortir dun de ses cours, par un dealer dont il avait perturbé la transaction. Elle avait attrapé la haine avec la même virulence quune maladie incurable.
Depuis dix mois quelle était flic, elle végétait dans des histoires sordides, ce ne serait quune de plus : un avis de disparition portant sur un homme qui ne lui était pas inconnu sans doute un type qui abandonne sa famille pour partir dieu sait où
sauf quelle ne croyait pas à cet abandon. Le type en question, elle le connaissait
elle lavait bien connu. Elle avait en mémoire leur dernière rencontre, leur dernier entretien : « Ta vie a un sens que la mienne na plus » lui avait-il dit. Elle se souvenait de linstant, de la froideur avec laquelle il avait prononcé ces mots, de la vieillesse qui se peignait sur son visage en les disant. Or, elle était persuadée que la paternité avait redonné un sens à cette vie et que jamais, pour tout lor du monde, il ne serait parti sans y être contraint.
Elle exposa tout cela à son chef de groupe qui fit la grimace. Il allait falloir demander à la brigade de Caen de se dessaisir du dossier pour le rapatrier chez eux : de la paperasse en perspective. Néanmoins, il acquiesça à la requête de sa subordonnée tout en lui conseillant de ne pas trop sinvestir dans cette enquête.
Rester pro ! dit-elle en guise de conclusion, je sais
Je resterais pro, commandant.
Lhomme lui lança un regard noir, tous les membres de son groupe lappelaient Karim et le tutoyaient, pas elle. Il se mordit la lèvre pour ne pas lenvoyer bouler et regretta, une fois de plus, davoir fait cette demande daugmentation deffectif. Il avait besoin dun grouillot à qui refiler toutes les affaires sans intérêt et il avait eu « ça ». Putain ! Il aurait mieux fait de se casser une jambe.
***
De retour à son bureau, Nathalie Martin consulta les P.V. relatifs aux accidents de piétons dans Paris le jour de la disparition de Frédéric. Elle écuma ensuite les comptes-rendus dincidents dans les gares et le métro. Naturellement, elle fit chou blanc. Elle sortit quelques minutes, le temps de griller une cigarette et se remémora toutes les infos dont elle disposait.
Elle passa deux jours entiers à ce travail fastidieux mais ne trouva rien de concluant. Jusquau moment où elle décida de mettre une alerte sur le nom de Frédéric B***. Et là, Bingo ! Un loueur de voiture signalait un véhicule non rendu, loué par lui la veille de sa disparition. Jusque-là, elle était persuadée que Frédéric était piéton et quil avait eu un problème sur le chemin de son travail. Le fait quil ait loué une voiture ouvrait de toutes autres perspectives
***
Il avait mal partout. Il tenta tout de même de se lever mais il prit rapidement conscience quil était attaché. La tête lui tourna aussitôt quil fit un effort pour se libérer et il se laissa retomber. Ce nest qualors quil prit le temps de regarder lenvironnement dans lequel il se trouvait. Tout était blanc et il portait une camisole bleue, ses bras étaient lardés de perfusions et sa poitrine bardée délectrodes. Et puis il voyait mal, son il droit était obturé par un pansement. Il appela jusquà crier malgré la douleur qui vrilla sa mâchoire. La porte sentrouvrit assez vite mais se referma aussitôt sans lui laisser le temps dentrevoir le joli minois de linfirmière. Deux minutes plus tard, une cohorte de blouses blanche envahissait son espace.
« Qui êtes-vous ? » « Que vous est-il arrivé ? »
Il fut assailli par une myriade de questions auxquelles il ne savait pas répondre. Il tenta de sexprimer, sa mâchoire le fit terriblement souffrir. À défaut de pouvoir parler, il croisa les bras pour signifier son mécontentement. Enfin, le silence se fit.
Son élocution fut lente et pâteuse, comme quand on essaie de parler la bouche pleine dune bouillie gélifiée.
Quest-ce que je fous ici ? prononça-t-il en entrouvrant à peine les lèvres.
Il ressentit un grand moment de solitude face au pesant silence qui lui répondit. Aucune des cinq ou six blouses blanche présentes nosa intervenir. La gêne sinstalla, teintant la pièce dune lumière glauque dans laquelle Frédéric sabandonna à la colère.
Quest-ce que je fous ici ? répéta-t-il.
Un rictus de douleur déforma sa bouche, les syllabes se perdirent dans la bouillie. À cet instant, il paniqua.
Vous avez eu un accident dit lune des blouses, vos reins vont mieux mais nous avons dû vous dialyser en continu durant six jours avant de procéder à une ablation partielle de votre foie. Vous avez deux côtes cassées, plusieurs autres fêlées et votre il droit nécessite une intervention
Vous êtes en train de me dire que jai été percuté par un char
Plutôt par des pieds et des battes de base-ball mais le résultat est le même.
Je voudrais me lever conclu Frédéric en levant son bras attaché au prix dun gros effort.
Nous allons vous détacher mais je ne conseille pas de vous lever. Ça fait presque trois semaines que vous êtes allongé, il va falloir y aller progressivement. Une infirmière va venir soccuper de vous.
Et les blouses blanches sortirent comme elles étaient entrées, à la queue-leu-leu.
***
Détaché, libéré des électrodes et dune des perfusions, Frédéric tenta de se lever. Il constata rapidement que le médecin avait raison : ses jambes le portaient à peine et la tête lui tournait. Il se servit de la perche de perfusion comme dun bâton de pèlerin et glissa, à la vitesse dun limaçon, jusquau fauteuil installé devant la fenêtre. Au moins, regarder dehors laiderait à passer le temps.
Lorsque linfirmière entra, elle eut la surprise de le voir installé dans le fauteuil en train de siffloter des cris doiseaux. La pie qui lui faisait face semblait subjuguée.
La femme laida à se lever pour gagner le fauteuil roulant qui allait lemmener vers la dialyse. Au cours de la manuvre, il croisa son reflet dans la vitre, il ne se reconnut pas.
***
La lieutenant Martin rongeait son frein en attendant le feu vert des médecins. Elle avait la certitude que lhomme quon avait retrouvé, visiblement victime dune agression sauvage, gisant à lentrée de Domont nétait autre que Frédéric. De toute façon, cétait sa dernière piste : il fallait que ce soit lui ! Elle avait passé des heures, des jours entiers à éplucher les procès-verbaux et les alertes sur le réseau ; et les affaires dapparence insoluble ne manquaient pas. Celle qui lintéressait avait été postée par le commissariat de Domont plus de six semaines après le signalement de la disparition de Frédéric par une femme qui se disait mère de son fils. Nathalie repoussait chaque jour (ou presque) la rencontre avec cette femme à qui elle ne voulait annoncer que de bonnes nouvelles malgré lantipathie quelle lui inspirait. Cela faisait plus dun mois que la disparition de Frédéric avait été portée à la connaissance des services de police, presque sept semaines quil sétait dissout dans la nature
Elle fut enfin autorisée à rencontrer le blessé deux jours plus tard. Le chef du service de médecine générale layant auparavant dûment informée que lhomme était lamnésique et quil y avait fort peu de chance pour quil retrouvât rapidement la mémoire. Il précisa que, contrairement à la plupart des personnes atteintes par ce trouble de la mémoire, lhomme était serein, comme si son passé ne lintéressait pas. En revanche, depuis quil avait croisé son visage dans une vitre, il ne supportait pas quon le fixe, elle devrait y prendre garde si elle ne voulait pas quil se refermât comme une huître.
Elle entra, curieusement impressionnée par ce que venait de lui dire le médecin. Lhomme lui tournait le dos, installé dans un imposant fauteuil doù émergeait le sommet de son crâne. Elle se présenta et, sans se retourner, il linvita à sasseoir sur le lit, dans son dos. La voix était calme, posée, profonde. Avec un rien de gravité qui lui rappelait des souvenirs troubles.
Jai quelques questions à vous poser dit-elle avec un soupçon de timidité dans le ton.
Et je ne vous apporterais aucune réponse. La seule chose dont je me souvienne, cest que jaime Baudelaire et Férré. Je doute que cela puisse vous aider.
Peut-être pas, mais cela méclaire sur votre degré de culture. Vous navez vraiment aucun souvenir, pas la moindre chose qui pourrait maider à découvrir qui vous êtes
?
Pas la moindre, jeune Dame. Quand je tente dy penser, ce sont des prénoms de femmes qui me viennent à lesprit, des prénoms dHistoire et de sang : Lucrèce et Lucile. Je vois un visage également, celui de Simonetta Vespucci, la muse de Botticelli
Vous voyez, les pistes sont bien maigres et froides depuis des siècles.
En effet, ce nest guère encourageant. Pourtant, cela ne semble pas vous déranger plus que ça alors que si cela marrivait, je serais aux quatre cents coups.
Cest que cela serait pour vous une malédiction
Peut-être est-ce le contraire pour moi. Votre vie a sans doute un sens que la mienne navait pas
La policière se figea. Désormais, elle savait que cétait lui.
Le prénom de « Frédéric » néveille rien ?
Si ! Il mévoque « La Vierge à l avec Saint Jean-Baptiste ». Toujours Botticelli
Nathalie ne comprit que trop bien cette association didée. Pour elle, la partie de lhistoire de Frédéric le reliant à Botticelli, cétait Lucrèce. Le fait quil associât son prénom et le peintre ne fit que renforcer sa certitude. Elle en éprouva une pointe de douleur pour sa compagne et son fils qui, tout comme elle, avaient disparus dans les poubelles de sa mémoire.
Est-ce que je peux voir ton visage ? demanda-t-elle afin dobtenir une ultime confirmation.
Elle lavait tutoyé, certaine que cétait lui : le hasard fait si mal les choses
Non !
Décision sans appel. Formulée dune voix claire, calme. Exactement ce à quoi elle sattendait.
Je reviendrais te voir. À bientôt
Frédéric.
***
Frédéric ne réagit pas, il replongea dans sa lecture. Le monde extérieur ne le souciait pas
***
Il habitait Asnières, voyez avec Beaujon sil existe un dossier à son nom, nous y trouverons peut-être une personne à contacter. Voyez aussi avec la sécu si vous pouvez obtenir les coordonnées de son boulot. Moi, jai les mains liées de ce côté. Comme il nest soupçonné daucun crime, je ne peux pas orienter mes investigations dans cette direction. Mais si jobtiens ces informations par une âme charitable, ce sera différent
Le médecin lui lança un regard complice qui signifiait également quil nétait pas insensible au charme de la jolie rousse. Il ne posa en revanche aucune question sur la façon dont elle avait découvert lidentité de lhomme : belle comme elle létait, elle devait être un peu fée
Lhomme de lart dût secouer très fort le cocotier de ladministration mais quatre heures plus tard, la lieutenant Martin avait tous les renseignements concernant Frédéric B**.
***
Nathalie Martin déboula au travail de Frédéric afin dobtenir des témoignages sur la dernière journée où il avait été présent.
Première constatation, ses collègues le connaissaient peu, voire pas du tout, la seconde : il ne faisait pas lobjet de ragots, même si une des standardistes affirma lavoir vu à plusieurs reprises en compagnie dune TRES jeune fille dont elle obtint une description détaillée. Troisièmement, il avait bel et bien disparu le jeudi soir alors que linconnu avait été trouvé, aux premières heures du vendredi. Il nétait plus question dintuition ou de coïncidences, lidentité de Frédéric et celle de linconnu se juxtaposaient avec un accord parfait. Elle décrocha son téléphone pour informer sa compagne de la nouvelle. Elle tomba sur la messagerie. Quà cela ne tienne se dit-elle, je réessaierais plus tard. Puis, prise dune soudaine inspiration, elle téléphona à sa cousine Lucile.
Comment avait-elle deviné que la Lucile de Frédéric nétait autre que la cousine chez qui elle abritait parfois ses rendez-vous galants à lépoque du lycée ? Une intuition : Lucile et elle sétaient engueulées à lépoque et Frédéric nétait pas étranger à cette brouille qui, dix années plus tard durait encore.
Je ne peux pas aller le voir. Je lui ai fait une promesse donc je ne veux pas
ce serait tricher, tu comprends
La lieutenant Martin ne comprit pas et fut fort déçue par cette fin de non-recevoir de la part de sa cousine. Elle était tellement persuadée que le simple fait de la voir ramènerait Frédéric à la vie. Elle lui en voulut, vraiment. Pourtant, elle aurait bien dû se douter que cette petite conne refuserait de faire ce quelle lui demandait. Cependant, elle ninsista pas. À quoi bon ? Lucile avait toujours été butée.
***
Lucile jeta son téléphone et elle explosa en sanglots. Nimporte qui lui aurait annoncé cette nouvelle et elle aurait couru au chevet de Frédéric mais, que ce soit Nathalie la messagère lavait tétanisée. Ce nétait pas lui quelle ne voulait pas voir, cétait elle quelle refusait de croiser. Pourtant, elle hésitait maintenant. Elle alla à la porte, prête à galoper jusquà Pontoise. Mais elle sarrêta net. « Il est amnésique, il a besoin de toi
» Lucile stoppa net son élan. Et sil ne la reconnaissait pas ?
Vaincue par la peur qui venait de la surprendre, elle retira son manteau.
***
De retour chez elle, la lieutenant Martin rappela Frédérique : toujours pas de réponse. Elle fut tentée de téléphoner de nouveau à Lucile mais elle y renonça. Cela faisait presque dix ans que, pour elle ne savait quelle raison, Lucile la battait froid. Autrefois, elles sentendaient pourtant comme deux larronnes, et ce, malgré leur différence dâge. Pourtant, du jour au lendemain, Lucile sétait montrée distante, ou agressive, selon le cas. Et, malgré la conviction que Frédéric en était une des raisons, elles ne sétaient jamais expliquées sur le pourquoi de cette brouille. Nathalie avait fini par lâcher laffaire, le cur égratigné.
***
La médecine avait sauvé lil de Frédéric et son visage reprit peu à peu forme humaine. Les dialyses sespacèrent puis disparurent. Pour seules visites, il avait celles de la lieutenant Martin qui lui racontait la tranche de sa vie quelle connaissait. Elle lui narra leur histoire qui, même sil lavait oubliée, avait pour elle limportance dun premier amour. Elle lui parla de Lucrèce et de Simonetta Vespucci, de la mort de Lucrèce et de son désespoir
Mais elle ne dit mot de Lucile se contentant de demander à chaque fois si quelquun était venu le voir.
Mes seules visites, cest vous, et Fanny, linfirmière, et les autres blouses blanches répondait-il systématiquement.
Elle ne lui parla pas non plus de Frédérique et de Franck. Elle se refusait à le faire tant quelle ne les aurait pas retrouvés. Parce queux aussi avaient bel et bien disparus. Elle sétait rendue à Caen pour trouver porte close au domicile de Frédérique. Le propriétaire des lieux affirma quelle avait donné son congé, réglé les deux mois de préavis et quelle avait déménagé dans la semaine. À son travail, on avait reçu une lettre de démission à effet immédiat expliquée par une grave dépression dont on ignorait la raison. Une seule personne, Julie D** lui confirma quelle avait quitté la région le temps de se remettre de lémotion causée par la disparition de Frédéric. Au moins y avait-il dans la vie de cette femme quelquun qui la rattachait à son existence passée. Lorsque Julie disparut à son tour, Nathalie Martin perdit tout espoir de rendre à Frédéric le sens de sa vie, sauf à convaincre Lucile dagir. Mais les chances étaient maigres.
***
Sur le lit sétalait un manteau et un costume neufs, une chemise, une cravate, un caleçon et des chaussettes. Sur le sol, une paire de chaussures en chevreau. La seule partie de son habillement qui ne serait pas neuve. Frédéric quittait lhôpital pour la vie dun homme quil ne connaissait pas et qui, très certainement, nétait pas lui.
La lieutenant Martin lui avait narré par le menu la partie visible de lexistence de ce type, elle avait même découvert quil vivait rue Molière, dans lappartement dun ami. Mais il restait persuadé quelle lui mentait par omission et que les zones dombre quelle navait pas encore éclaircies, révéleraient lhomme quil sentait en lui et qui, déjà, le fascinait.
Il jeta la serviette qui lui servait de pagne et commença à shabiller. Il eut limpression désagréable denfiler les trop sages vêtements dun autre. Il laça les chaussures et sortit de la chambre.
Scrupuleux, il salua dun sourire et dun mot gentil chacun des membres de léquipe soignante et sattarda un peu plus en compagnie de Fanny, son infirmière préférée. Puis, il séloigna, en traînant les pieds, au bras la lieutenant Martin.
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