Mister Hyde 26 - 27 - 28

26–


De retour à Paris, Frédéric trouva, accrochée à sa porte, une lettre de Lucile. L’ouvrir lui prit du temps. Trop d’événement, durant les derniers jours, occupaient son esprit.
Au lendemain de leurs retrouvailles, Frédérique et Frédéric passèrent la journée ensemble, accompagnés de Franck. Ils déjeunèrent à l’auberge et se promenèrent dans les bois alentours. Il en gardait un souvenir ému dont deux moments avaient sa préférence. Le premier était lié à Franck qui s’était jeté dans ses bras. Il s’était penché pour le soulever et l’étreindre et ce simple contact avait décidé de son avenir : plus jamais il ne pourrait se passer de la présence de cet , de son . Quand il l’avait dit à Frédérique, et c’était là le second instant, le sourire qu’elle lui avait décoché avait brûlé son âme. « Tu sais, lui avait-elle dit, quand Franck est né, tu l’as pris dans tes bras. Il n’avait que quelques minutes et tu m’as raconté, plus tard. Je me souviens exactement de ce que tu m’as dit : « l’infirmière m’a tendu un petit bout de chair et, quand je l’ai tenu sur mon bras, contre mon cœur, il s’est insinué en moi comme un baume. C’était magique et merveilleux. » Je t’en ai voulu pour « le petit bout de chair », je n’aurai pas dû. Ce qui était important c’était le baume la magie et le merveilleux. À l’époque je ne l’ai pas vu. Je crois que tu viens de revivre la même chose. »
Les brumes dans lesquelles subsistait son passé ne se levèrent pas pour autant mais la foudre s’était bel et bien abattue sur lui et une impression de « déjà vu » l’effleura.
À leur retour chez Frédérique, ils firent dîner Franck et ce fut lui qui présida à son coucher tandis que la jeune femme préparait un repas. Leur soirée commune fut à peine troublée par le passage éclair de Julie dans la cuisine qui saisit quelques victuailles et retourna bien vite se carapater dans sa chambre.
Eux, dînèrent et s’enfermèrent bien vite dans la chambre d’amis.

Ils firent l’amour une bonne partie de la nuit.
Ce qui troubla Frédéric, ce qui le troublait encore lors de son retour à Paris, c’était cette réflexion de Frédérique ensommeillée, le visage tourné à l’opposé de lui : « C’est bon quand tu es doux mais ce que j’aime c’est quand vous êtes mon Maître… ». Dès le premier soir, elle avait été claire sur leurs rapports passés, il avait écarté cet aspect de sa personnalité pour ne conserver d’elle que son rôle de mère mais elle revenait à la charge. Il fit semblant de dormir, de n’avoir rien entendu et cette ignorance affichée fit effet jusqu’à son départ malgré l’obsession qu’avait créé en lui cette petite phrase.
Il mit deux jours à ouvrir la lettre de Lucile. C’était une missive longue qui racontait par les détails tous les événements de sa vie auxquels elle avait assisté pour se conclure sur leur nuit partagée mais à chaque page, à chaque paragraphe, à chaque phrase il ne lisait qu’une seule et même question : « Pourquoi me fuis-tu ? ». Il en formula la réponse en rangeant précieusement la lettre : « parce que je t’aime, petite idiote et que je vais te faire du mal. »
***
La tête de Frédéric tournait. Chaque jour il s’en voulait un peu plus de sa lâcheté envers Lucile mais c’est vers Frédérique et Franck qu’il se tournait systématiquement. Vers Franck, c’était facile. Le petit bonhomme l’accueillait avec tant de sourires et de câlineries qu’il craquait littéralement malgré l’éloignement que skype ne comblait pas totalement. Vers Frédérique, c’était plus compliqué car les allusions de la jeune femme se faisaient plus pressantes à chaque entrevue. « Tout est possible, disait-elle, même par caméra interposée ». Un soir, elle évoqua l’existence d’un cadenas qu’elle conservait entre ses seins en attendant qu’il retrouvât sa place. Il pensa que c’était une image mais face à son incrédulité, elle se dénuda et montra l’objet ainsi que les anneaux destinés à le recevoir. Sa vision des choses évolua d’un coup.
Ce qu’il prenait pour un fantasme se transforma en réalité. Il la vit sous un autre jour, il la désira autrement, il retrouva cette immense soif de plaisirs qui l’avait poussé vers Fanny.
• Je serai là demain dit-il avant de mettre fin à la communication.
***
L’aspect de la maison avait changé de façon étonnante : un escalier extérieur avait poussé entre le départ de Frédéric et son retour quelque dix jours plus tard. À l’intérieur, les modifications n’étaient pas moins voyantes. Le séjour avait été réduit, une partie de l’espace étant désormais occupé par une chambre et le débarras qui jouxtait la cuisine était transformé en salle d’eau. L’étonnement de Frédéric se lut sur son visage.
• Julie et moi sommes séparées expliqua Frédérique. Aucune de nous deux ne souhaitant partir, nous avons créé deux appartements distincts. J’occupe le rez-de-chaussée, elle s’est installée à l’étage…
Malgré son calme apparent, Frédéric perçut bien la douleur de la jeune femme. Incontestablement, il y avait eu entre les deux filles un lien fort que l’amour seul n’expliquait pas. Un souffle de jalousie balaya son esprit. Néanmoins, il la prit dans ses bras mais face à sa tendresse, elle se rebiffa.
• Viens dit-elle, je veux que tu voies quelque chose.
Et, le prenant par la main, elle l’entraîna vers le sous-sol de la maison.
***
La tentation d’éclater de rire habita Frédéric l’espace d’un battement de cœur. S’il s’abstint, ce fut par considération pour le sérieux presque emphatique avec lequel Frédérique lui présenta le lieu. Moquette rouge au sol, peinture gris anthracite sur les murs, isolation phonique au plafond… la déco lui rappelait celle de l’étage de son duplex.
Tout naturellement, il prit place dans le fauteuil qui surplombait la scène. Tout naturellement, il le fit sans demander la permission de s’asseoir à son hôtesse. Il savait parfaitement les raisons pour lesquelles elle l’avait conduit dans ce lieu. Pas question pour lui de se dérober.

Du regard, il embrassa l’espace et eut la curieuse impression d’être chez lui. Certes, la pièce était un peu plus étroite que celle qu’il avait fait aménager rue Molière mais le positionnement des objets était quasiment identique. C’était étonnant au point qu’il se demanda si Fanny n’en avait pas communiqué l’ordonnancement à Frédérique…
Frédérique justement… elle avait profité du tour d’horizon qu’il faisait pour prendre la position de l’attente. Qui que ce fût qui lui eut enseigné, elle était parfaite ; Frédéric en voulu presque à son amnésie de le priver de ce souvenir. Il n’en était pas moins goguenard de voir sa belle hôtesse dans cette posture.
• Détendez-vous, dit-il. Il y a fort peu de chance pour que je vous agresse sous prétexte que vous ne respectez pas vos engagements en ma présence… J’ignore ce que sont vos engagements à mon égard et, si mes penchants me poussent à trouver adorable votre attitude et votre disponibilité, il n’en est pas moins vrai que j’ai besoin d’éclaircissements.
Je vous écoute : quels sont vos devoirs envers moi ?
Frédéric avait parfaitement conscience d’agir comme en terrain conquis et que cela ne serait sans conséquences ni pour son entourage ni pour lui-même. La première à en pâtir serait incontestablement Lucile suivie de près par Fanny qui, si son instinct ne le trompait pas, était toute prête à revenir vers lui. Ensuite, mais à une moindre échelle, venaient Julie et Nathalie pour lesquelles, malgré sa colère et sa jalousie, il ressentait une certaine affection. Mais les deux grands perdants de cette relation naissante – ou renaissante selon le cas – étaient indubitablement les deux protagonistes principaux puisque, l’un comme l’autre y abdiqueraient ment leur liberté.
• Mes devoirs envers vous… avait commencé Frédérique, ils sont innombrables et indénombrables puisque je me suis donnée à vous sans restriction. Vous êtes mon Maître et mon propriétaire : vous avez tous les droits et moi le devoir de vous obéir.
Il y a si longtemps que je me languis de vous que j’ai failli me perdre. J’ai commis tant d’erreur depuis votre disparition… faites de moi ce que bon vous semble, imposez-moi les pires s mais, de grâce, ne m’abandonnez pas…
La pensée de Frédéric se tourna vers Botticelli. Le peintre, se dit-il, avait sans doute croisé son modèle à une ou deux reprises – assez, vraisemblablement, pour que ses traits le marquassent à jamais – mais elle était bel et bien morte lorsqu’il l’avait prise pour muse. Lui, il avait la chance d’avoir sous les yeux son fantasme en chair et en os. Une telle aubaine ne se représenterait pas, il décida de la saisir.
• Je pourrais accepter d’emblée la merveilleuse proposition que vous me faites mais ce serait malhonnête de ma part. Les choses ont changé Frédérique, je ne suis plus celui qui vous a asservi et malgré le désir que j’ai de vous façonner, je dois vous mettre en garde. J’ai eu, jusqu’à il y a peu, une soumise dont le retour n’est pas impossible et que j’accueillerais à coup sûr si cela se produisait. Par ailleurs, une jeune fille occupe une partie de mes pensées. J’ai pour elle beaucoup d’affection bien que je n’aie fait sa rencontre que depuis peu. Enfin, il y a Nathalie, la femme-flic qui s’occupe de mon affaire. Il y a en elle une douleur que je peux l’aider, non à oublier mais à surmonter. Et puis… Non, pas « et puis », surtout… ! Surtout, il y a Franck ! Franck que j’ai aimé au premier regard et que je n’abandonnerai plus jamais. Franck dont je ne veux pas qu’il pâtisse de la condition de sa mère.
• Vous n’avez pas autant changé que vous le pensez…
Frédérique prit la parole sans se soucier d’en avoir ou non la permission. Après tout, elle n’était pas encore redevenue sa soumise, les tractations commençaient à peine…
• Certes, poursuivit-elle, des événements ont eu lieu qui modifient les faits tels que nous les vivions mais, dans l’absolu, vos conditions sont les mêmes qu’avant, elles ont juste pris une matérialité qu’elles n’avaient pas. De mon côté aussi les lignes ont bougé : il y a Julie… car, même si nous sommes fâchées, j’ai pour elle une « affection » certaine. Il y a Franck, pour lequel vous exigiez déjà que je sois mère avant d’être soumise…
• Pardon de vous interrompre mais Julie, justement, il faut que nous en parlions…
• À quoi bon puisque de toute façon, je me plierai à votre volonté. Vous allez me demander de me séparer d’elle à tout jamais et, je peux le comprendre…
• S’il fallait une preuve que je ne suis plus tout à fait celui que vous avez connu, la voilà. Je ne vais pas exiger cela de vous, tout au contraire. Parce que j’estime que cette personne – au demeurant fort désagréable à mon endroit – fait désormais partie de vous. Or, si et seulement si, je vous accepte, c’est vous toute entière que je voudrai, pas une coquille partiellement vidée de son contenu. De plus, vous accepter serait avant tout rechercher votre bien. Vous priver de Julie serait agir tout à l’inverse. J’ignore les raisons qui ont présidé à votre séparation mais, quelles qu’elles soient, que vous soyez ou non en tort dans cette histoire, vous allez lui demander pardon et lui raconter notre conversation. C’est un test, jolie Dame. À la suite duquel il n’est pas impossible que j’accepte votre hommage.
Allez ! Je vous attends ici.
L’exigence de Frédéric ne souffrant aucune contradiction, Frédérique se dirigea vers l’escalier.
***
Un quart d’heure, vingt minutes peut-être. Il n’en fallut pas plus à Julie pour faire irruption dans le donjon.
• Qu’est-ce que tu fous avec elle ? éructa-t-elle. Tu ne crois pas qu’elle soit assez déboussolée comme ça. Il faut que tu en rajoutes une couche… Exiger qu’elle me demande pardon. Mais de quoi grand dieu ? C’est moi qui lui mens depuis des mois. Je savais, tu entends, je savais que tu étais vivant. J’avais toutes les cartes en main pour lui permettre de te retrouver et je ne lui ai rien dit. Je l’ai trahie ! Et c’est elle qui vient me demander pardon… C’est n’importe quoi ! Tu n’es qu’un grand malade…
• Et toi une parfaite salope, je n’ai aucun doute à cet égard. Mais elle t’aime ! Tu as bâti votre relation sur un mensonge, à toi de te débrouiller avec ça. Personnellement, je m’en lave les mains. Cependant, si j’ai un conseil à te donner, sois franche avec elle. Continuer à lui mentir ne fera qu’aggraver les choses. Certes, elle t’en voudra mais c’est un cœur d’or, elle te pardonnera. Tout comme tu vas la pardonner de t’avoir traitée comme une merde.
Julie resta coite un instant avant de s’avouer vaincue :
• Je vais lui faire un mal de chien.
• Sans doute… Mais plus le temps passera, plus la douleur sera terrible. Plus vite tu crèveras l’abcès, plus vite elle guérira.
• Et tu tireras les marrons du feu…
• Je n’ai pas besoin de cela pour, selon ton expression : « La dévorer toute crue ».
D’un geste il la congédia puis, sans prêter aucune attention au départ de la jeune femme, il s’empara de son téléphone. Pour lui aussi, le temps de la fuite prenait fin.
***
Perplexe, Lucile regarda son téléphone dont la batterie venait de lâcher prise en plein milieu d’une conversation hallucinante avec Frédéric. Il faudrait un bon quart d’heure à son appareil pour qu’il retrouve assez d’énergie. Impatiemment, elle se mit à tourner en rond en ressassant chaque mot prononcé par son amant.
***
Nul besoin d’être clairvoyant pour comprendre que Julie avait avoué tous ses crimes. Ses yeux rougis et ses mains qu’elle tordait dans tous les sens en était une preuve suffisante. Il ne restait plus à Frédéric que de consoler Frédérique des horreurs qu’elle venait d’apprendre. Pour cela, il avait son idée qui ne passait pas par des cajoleries. Il était plutôt du genre à soigner le mal par le mal.
***
Un à un, Frédéric égrena les vêtements de la femme, les laissant tomber sur le sol. Lorsqu’elle fut nue, il voila ses yeux d’un bandeau tout en susurrant quelques mots à son oreille. La jeune femme acquiesça et attendit, patiente.
Si le donjon d’ici était bien le sosie du sien, Frédéric savait que la commode du fond recelait les fouets et autres martinets qui allaient être utilisés durant la soirée. Il trouverait même sur le sol, à côté, une paire d’escarpins rouge vif qu’il avait l’intention de glisser aux pieds de Frédérique. Cela une fois fait, il lia la « jolie Dame » à la croix de Saint-André et lui demanda encore un peu de patience.
***
Lorsque la lanière du fouet s’abattit sur sa hanche, Frédérique cria de surprise, pas de douleur. Elle trouva le coup hésitant, Frédéric ne l’avait pas habituée à ça. La seconde atteinte ne fut pas moins molle et la troisième n’eut rien pour se démarquer des précédentes. De plus, l’homme visait mal, n’atteignant que les parties les moins sensibles de son corps. La prenait-il pour une douillette ?... Elle se tortilla pour signifier son incompréhension.
Cela n’eut aucun effet sensible sur la portée du coup suivant mais le cinquième signa un affermissement encourageant bien que pas tout à fait satisfaisant. Frédérique commença toutefois à se demander si Frédéric n’avait pas réellement changé : il maniait le fouet avec une dextérité toute relative et n’accompagnait pas ses coups des commentaires habituels. L’amnésie de Frédéric frappait-elle son corps autant que son esprit ?… Le cinglement du paddle sur sa croupe vint démentir toutes ses pensées.
***
Julie était mal à l’aise. Frédéric avait exigé d’elle qu’elle devint la bourrelle de Frédérique pour ce soir et, si elle se pliait à son commandement, elle doutait fortement que le résultat soit si bénéfique qu’il le lui avait promis.
Elle avait commencé avec le fouet mais l’instrument ne lui convenait guère : le maniement de cet engin demandait une expérience qu’elle n’avait pas. Dépitée, elle se rangea à l’avis de Frédéric et usa du paddle. Lourd et large, le paddle impose au bourreau une plus grande proximité avec sa victime ainsi qu’un dosage minutieux de l’effort pour qu’il ne frappe pas trop durement. Sa compréhension de l’engin fut immédiate. Elle l’appliqua avec conscience sur les fesses et les cuisses de la condamnée. Elle en retira même un certain plaisir et se laissa emporter par lui à tel point que Frédéric, qui s’était pourtant promis de ne pas intervenir, l’interrompit en lui mettant d’autorité un martinet fin et léger entre les doigts. Julie fut un peu décontenancée par ce nouvel appareil, comme si les molles franges l’intimidaient. Il faut dire que c’était le seul ustensile dont on avait usé sur elle. Le manier revenait à vraiment prendre la place du dominant tel qu’elle l’avait toujours vu. Un instant, elle hésita mais Frédéric l’encouragea du geste. Il lui montra comment le manœuvrer et surtout ou faire porter les lanières ainsi que le moyen de les garder groupées. Elle attaqua les épaules de Frédérique et descendit régulièrement jusqu’aux mollets avant de remonter à la croupe et à l’entrecuisse de la suppliciée. Le mouvement de balancier qu’elle imprima alors au martinet eut un effet magique. Frédérique ne criait plus, elle gémissait. Le plaisir était là, présent et vif comme une piqûre. Encouragée, Julie amena Frédérique au bord du précipice puis, sur un signe de son mentor, elle cessa brusquement toute violence.
***
Frédérique s’était trompée. Incontestablement Frédéric n’avait mal usé de son fouet que pour la déstabiliser. Le reste de la séance avait été parfait, son Maître avait su canaliser sa violence pour l’amener à un doigt de l’extase. Elle sourit.
***
• Tu vas maintenant remercier ton bourreau et le pardonner pour toutes les souffrances que tu as subies par sa faute.
La voix de Frédéric était douce à son oreille. Frédérique acquiesça. Elle sentit les mains de son Maître détacher ses chevilles puis ses poignets. Mal soutenue par ses jambes, elle se blottit entre ses bras jusqu’à ce qu’il l’aide à s’agenouiller sur un petit coussin déposé là à cet effet. « Jamais il n’a été si prévenant » s’étonna-t-elle sans s’en formaliser et, patiemment, elle attendit la suite des événements tout en étant persuadée que ses lèvres l’accueilleraient bientôt. Mais rien ne se déroula comme elle le prédisait. Des mains… Des mains étrangères défaisaient le bandeau qui obstruait sa vue. Des mains fines et maladroites… des mains de femme.
Frédérique se retrouva debout avant même d’avoir pensé à se lever. Son regard passa de l’un à l’autre de ses deux tourmenteurs – « de ces deux menteurs tout court » pensa-t-elle – dont l’un, Frédéric, lui souriait.
• Je sais ce que tu ressens : un sentiment de trahison. Mais ce n’est pas le cas, je t’assure. Pour réunifier les parties d’un même « Tout », on passe ment par la douleur ; le feu, les pinces… Et qu’obtient-on au bout du compte ? Le plaisir. Celui d’être à nouveau indivisible. C’est ce que je t’offre ce soir si tu veux bien l’accepter. Il y a entre Julie et toi bien plus que de l’Amour avec une majuscule. Si tu abandonnes cela, tu y perdras ton âme. Or, je ne veux pas d’une demie soumise, je veux une femme entière. Pardonne-la, ce n’est qu’à ce prix que tu seras de nouveau toi-même.
Frédéric n’avait fait aucune allusion à l’acceptation qu’elle avait donnée de remercier et de pardonner son bourreau. Frédérique lui en sut gré. Il la laissait libre de pardonner ou non Julie pour ses mensonges et sa trahison, libre de suivre son cœur, libre d’être elle-même…
Elle se tourna vers Julie et lui ouvrit les bras mais quand, à pas de loup, Frédéric tenta de s’éclipser, elle quitta sa compagne pour s’accrocher à lui.
• Sans vous, je ne serais pas entière non plus lui dit-elle en s’agenouillant.

27–




En attendant le train au beau milieu de la nuit dans une gare déserte, Frédéric ressentit une impression de déjà-vu. Cependant, cette fois elle persista et réveilla un souvenir. Un souvenir d’avant. Un souvenir de train et de Lucile. Un souvenir tout en sourire mais qui ouvrit la porte à d’autres beaucoup moins riants. Les médecins lui avaient pourtant certifié que la mémoire ne lui reviendrait pas d’un seul coup. Ils se trompaient. Ils l’avaient aussi assuré que cela se ferait calmement, sans douleur. Ils lui avaient menti. Car l’avalanche de souvenirs à laquelle il faisait face était violente et morbide. Il lui prit l’envie de crier, de pleurer sur ces réminiscences de mort et d’inutilité. Il se sentit envahi par le vide, un vide fait d’une femme aux formes arrondies par des promesses d’avenir mais qui s’étiolait peu à peu dans les brumes d’un passé sordide. Il fut ravagé de la voir, de découvrir son visage, si proche et pourtant différent de celui de Frédérique. Jusque-là, il avait pris pour argent comptant tout ce qui lui avait été révélé de son passé or, son passé n’était que mensonges, omissions et duperies. Toute sa vie d’adulte était fondée sur le silence et la rancœur. Il se détesta, conscient que sa première impression sur celui qu’il avait été, bien que confuse, était la bonne. Il fut tenté de faire demi-tour, de revenir vers Frédérique pour lui dire toute la vérité mais à l’heure qu’il était dans ce petit coin de province…
Et puis, les phares de l’express pour Paris trouaient déjà la nuit. Il eut juste le temps de se composer un visage et monta dans le train.
***
Initialement, Frédéric s’était dit que malgré l’inconfort d’une place assise, il dormirait la majeure partie du trajet et qu’ainsi, il arriverait dans un état de fraîcheur acceptable chez Lucile. Naturellement, il n’en fut rien. Il passa la plus détestable des nuits de telle sorte qu’à son arrivée à Austerlitz, il hésita à se rendre à ce rendez-vous qu’il avait lui-même fixé. Il hésita mais donna tout de même l’adresse de la jeune fille au chauffeur de taxi. Désormais, il ne voulait plus fuir.
La veille au soir, son plus cher désir était de conter sa soirée à Lucile, il lui débita toute sa vie.
Patiemment, la jeune fille écouta. Sans broncher, sans faire le moindre commentaire. Il avait besoin de parler, de vider son sac, d’affirmer à quel point le comportement de son « lui-même d’avant » le dégoûtait, d’expliquer qu’il était sur le point de commettre les mêmes erreurs, de… qu’importait ce qu’il avait à dire : il l’avait choisie comme auditrice, elle se cantonnait à ce rôle.
Avait-il conscience qu’en procédant ainsi, il prenait le risque d’abîmer Lucile et de la blesser à tout jamais ? Pas sûr ! Il agit comme un homme ivre, indifférent aux conséquences de ses actes, uniquement occupé de sa propre survie.
***
Frédérique dormit mal cette nuit-là. Le départ inopiné de Frédéric lui avait laissé un goût amer dont elle n’arrivait pas à se débarrasser. Certes, il avait pris le temps de s’occuper d’elle immédiatement après que Julie eut quitté le donjon. Il lui avait même offert une séance mémorable et absolument différente de toutes celles qu’elle avait vécues sous son joug. Certes, Julie l’avait attendue à son retour de la gare et l’avait câlinée pour la consoler du vide soudain qu’elle ressentait. Mais aucune caresse, aucun mot doux ne sut la consoler et lui ôter cette sensation d’abandon. Elle se réveilla, au matin, épuisée de rêves sans suite qui confortaient sa seule pensée : Frédéric n’était plus Frédéric !
***
L’homme dormait désormais, recroquevillé sur le canapé. Lucile se leva et s’ébroua comme pour faire tomber de son corps les mots qui s’y seraient accrochés puis elle monta prendre une douche.
Les paroles de Frédéric avaient, par moment, été dures à entendre et parfois, il lui avait fallu faire un effort pour ne pas perdre le fil de sa voix monochrome. Mais de ces heures passées à l’écouter, Lucile retenait deux évidences primordiales : il lui faisait confiance et était amoureux. La seconde confirmait un fait dont elle était certaine, la première flattait son ego. « Il aurait pu choisir Nathalie comme confidente se dit-elle. C’était un choix au moins aussi logique que moi puisqu’elle connaît déjà une bonne partie de l’histoire… » Il y avait hélas une troisième réalité contenue dans le discours de Frédéric qui faisait d’elle l’unique destinataire possible et que pourtant elle rejetait de tout son être. « Je suis un con et un salaud » avait-il conclu : deux bonnes raisons pour qu’elle le fuît.
Il en avait déjà exprimé l’idée à plusieurs reprises par le passé, quoiqu’en termes moins éloquents. Elle avait campé sur sa position. Il en serait de même cette fois-ci.
***
Il était quatre heures et quart du matin lorsque le réveil de Nathalie sonna. Elle se leva et fila sous la douche ; il faudrait un bon quart d’heure à sa cafetière programmable mais entartrée pour lui fournir une dose de café suffisante pour remplir son mug.
Ce n’était pas une matinée comme les autres pour elle : elle allait procéder à une triple interpellation et, bien qu’elle ne dirigeât pas tout le dispositif – rôle dévolu au commandant Benkacen – elle avait en charge la première équipe ; distinction due à son travail et à la reconnaissance de son chef. C’est pourtant à Frédéric qu’elle pensa : peut-être l’instruction et le procès lui permettraient-ils de recouvrer tout ou partie de sa mémoire…
Douche puis café. Elle le but nue, en regardant par la fenêtre, la rue, où la nuit languissait. Enfin, elle s’habilla et fila au bureau. Elle n’aimait pas garder son arme hors des heures de service aussi la laissait-elle au coffre. Sur place, elle s’en équipa et revêtit un gilet pare-balle. Benkacen prévoyait de la résistance. Elle n’avait pas peur.
***
Frédéric ouvrit un œil vers seize heures. La première chose qu’il vit furent deux petits petons qui s’agissait tranquillement à quelques dizaines de centimètres de son visage. « Elle n’est pas partie pensa-t-il, elle ne m’a pas foutu dehors… » le ton de la voix lui confirma son intention de n’en rien faire :
• Ce matin, je t’ai écouté. Maintenant, il faut qu’on parle.
Tant pis pour l’ours mal léché qu’il était au réveil, il était privé de café. Il grogna. Lucile prit cela pour un assentiment.
• Je ne doute pas que ta situation soit difficile. Je ne doute pas non plus des souffrances qu’elle t’impose. Ça, c’est la première chose qu’il va falloir que tu intègres dans ton crâne de vieux tigre bourru. Ensuite, je considère comme légitime que tu veuilles voir grandir ton fils, le contraire m’aurait révulsée. Et maintenant, écoute-moi bien ! Tu as, avec la mère de ton bout de chou, une relation tordue que tu te penses obligé d’assumer parce qu’elle est le fruit de votre passé commun. Je ne t’en empêcherai pas. J’ai bon espoir que cette histoire meurt de sa belle mort à plus ou moins court terme mais je sais que tu ne t’en libéreras pas autrement…
Frédéric s’était redressé et fit mine de parler. Lucile ne lui en laissa pas le temps.
• Ne m’interromps pas s’il te plaît. J’ai encore plein de choses à dire.
Tu m’as affirmé ce matin avoir besoin de te comporter en dominant et tout contrôler. Bien que je n’en croie pas un mot, je pense que tu en es persuadé. J’accepte donc l’idée que tu disposes d’une soumise mais ce ne sera pas moi, excepté par moment et par jeu, parce que l’idée m’excite…
Lucile poursuivit son discours, reprenant point par point toutes les phases importantes de la diatribe de Frédéric le matin même puis elle conclut :
• L’Amour que tu portes toujours à Lucrèce, à Frédérique et même à Nathalie sont pour moi le gage de ta fidélité et de l’éternité de tes sentiments et, si tu n’as pour moi ne serait-ce que le quart de l’amour que tu as pour elles, je serais une femme comblée. Mais cet amour, il faut que tu me le donnes. Pour cela, laisse parler ton cœur ou va-t’en.

28–




Un collier aux fermoirs de ceinture dont l’anneau était relié à une corde passée dans la goulotte d’une poulie située à un mètre cinquante au-dessus d’elle, lui oppressait la gorge. Un bandeau obstruait sa vue. Un bâillon gardait sa bouche grande ouverte et lui imposait le silence. Une cordelette de chanvre doux reliant sa cheville à sa cuisse droite, l’obligeait à garder la jambe pliée. Idem de l’autre côté. Entre ses genoux, une barre d’écartement à laquelle était nouée l’autre extrémité du licol du collier contraignait l’ouverture de ses cuisses et rendait accessibles son sexe et son anus. Ses poignets, liés dans son dos parachevait la position de Frédérique sur le fauteuil qui, au sein du donjon, figurait le trône de son Maître. Elle avait pour défi de tenir cinq minutes dans la plus parfaite immobilité car à la moindre oscillation elle subirait un étranglement dont elle ne pourrait se dégager.
À ses côtés, Frédéric veillait d’un œil sur son chronomètre, de l’autre sur la sécurité de sa soumise.
Une déglutition un peu brusque et le bel édifice vacilla. Frédéric se précipita pour retenir la femme.
• Tu as perdu ! dit-il tout en ramenant Frédérique vers l’arrière juste assez pour qu’elle ne s’étouffât pas.
Point par point, il la délia en commençant par les deux extrémités de la corde qu’il laissa pendre à la poulie. Ses mains tremblaient de précipitation : la faute sans doute à son inexpérience dans le domaine de l’étranglement. Il ne voulait en aucun cas que Frédérique en subît des dommages.
Depuis qu’il avait retrouvé la mémoire, Frédéric ne s’était pas contenté de s’habi à l’envahissant personnage qui lui était subitement tombé dessus, il avait également réfléchi aux différentes constantes de sa « nouvelle, nouvelle vie » et avait décidé que Frédérique en faisait partie. Il avait, de ce fait, choisi de la sortir de la routine de leurs séances passées. Le programme de la deuxième saison affichait une initiation à l’étranglement, l’utilisation de la cire et de l’électricité ainsi que l’usage de divers gadgets fabriqués sur mesure au gré de son imagination et de leur faisabilité. Naturellement, il n’exclut pas de se servir encore des quelques babioles qu’il avait employées par le passé mais, désormais, il ouvrait le champ des possibles.
C’est à tout cela qu’il pensait en défaisant les nœuds sur les cuisses de sa soumise. Il avait trop serré à gauche et s’en fit le reproche en la mettant debout. Il lui massa cuisses et mollets afin qu’ils retrouvassent une irrigation normale puis défit le collier qu’il changea pour un autre plus léger et plus pernicieux : un collier étrangleur. Enfin, lorsque Frédérique fut de nouveau solidement campée sur ses deux jambes, il lui enfila une paire d’escarpins rouge vif afin qu’elle pût se maintenir sans trop de désagrément sur la croix. Intentionnellement, il n’avait pas délié les poignets de la fille. Le haut de son corps ne serait maintenu à la croix que par l’attache du collier : un excellent exercice pour apprendre à ne pas broncher sous la morsure du martinet ou de tout autre instrument de frappe.
Il guida Frédérique jusqu’au lieu de et l’aida dans son ascension. Il procéda à l’accrochage des points d’ancrage en vérifiant attentivement chacun d’entre eux avant d’inspecter le collier. Il fit coulisser la patte dans la fente de fermeture et constata qu’elle ne revenait pas suffisamment en place. Elle présentait un danger, il renonça à s’en servir. De gestes prestes, il défit la parure pour la remplacer par l’ancien ornement ; s’il laissait flotter le cou à l’intérieur, les oscillations brutales de la patiente provoqueraient l’effet recherché avec la certitude qu’elle pourrait y échapper rendant à son buste une position rectiligne.
Satisfait, Frédéric s’éloigna de son œuvre pour la contempler. La chevelure de sa victime tombant en cascade sur la peau nue de ses épaules lui rappela les portraits peints par Botticelli cinq siècles auparavant. Une bouffée de désir nostalgique l’envahit. Qui aimait-il en réalité à travers sa victime ? Frédérique elle-même ? Le souvenir de Lucrezia ? Ou simplement un fantasme venu du fond des âges ? « Les trois ! » répondit-il dans un murmure. « J’aime les trois et je les aime à en crever ! »
D’un geste vif de la main, il envoya au loin le romantisme de ses pensées : il avait un boulot à faire, du plaisir à donner. Sa « pratique » attendait.
***
Frédéric s’était enfermé dans un coma somnambulique après que Lucile se fut tue. Puis il s’était levé et était parti sans un mot. Une fois de plus il avait quitté le terrain avant la fin du match en laissant la balle dans son camp. Le temps avait passé : elle résistait depuis dix jours à l’envie d’appeler Frédéric, bien décidée, cette fois, à attendre son retour sans rien faire pour le provoquer.
Lorsque Nathalie lui avait téléphoné pour prendre des nouvelles, elle l’avait succinctement informée du seul événement important : Frédéric avait recouvré la mémoire. Elle avait senti dans la voix de sa cousine une sorte de déception sur laquelle elle s’était d’autant moins attardée que Nathalie lui affirma avoir d’interpellé les auteurs de l’agression de Frédéric.
***
Une fois de plus, l’appel de Fanny s’était échoué sur le répondeur. C’était le troisième, le dernier. Si elle avait insisté encore, son acharnement serait passé aux yeux de son Maître pour du harcèlement et elle aurait perdu toute chance de pouvoir revenir. Un silence d’une semaine la fit se rendre à l’évidence : elle devait passer à autre chose ; à quelqu’un d’autre.
Nue face à son armoire, elle se demanda comment s’habiller pour se rendre à ce club dont elle venait de trouver l’adresse sur internet.
***
L’arrestation des trois malfrats s’était passée sans coup férir. Sans doute, la présence d’un gamin d’une douzaine d’années n’était-elle pas étrangère à leur manque de résistance. Nathalie s’approchait du môme lorsqu’il avait, dans un seul mouvement, levé son arme et tiré. Le coup l’avait renversée mais la douleur due à la violence du choc était très supportable. Ce n’est qu’en tentant de se relever qu’elle prit conscience que son bras gauche ne répondait plus à l’appel. Clavicule, tête de l’humérus et omoplate avaient été fracassées par la balle qui s’était arrêtée dans le dos du gilet. Aucun dégât vital mais son bras gauche resterait un poids mort jusqu’à la pose de prothèses supplétives. Une bonne série d’opérations en perspective et la perte définitive des actions de terrain. Cette balle avait sonné le glas de son passage dans la police. Celui de son deuil aussi. Elle allait revenir à sa vie.
Pourtant, la première chose qu’elle fit dès qu’elle s’en sentit capable, fut de joindre Frédéric. Elle voulait lui annoncer de vive voix l’arrestation de ses agresseurs. Comme tout le monde, elle tomba sur son répondeur. Une fois, dix fois, cent fois puis, de guerre lasse, elle appela Lucile.
Depuis, chaque nuit, seule dans sa chambre d’hôpital, elle pleurait. La nuit. Pas le jour.
***
Aveugle et muette, Frédérique attendait que son Maître daignât s’occuper d’elle, traquant le moindre son, le moindre mouvement. Mais elle ne percevait rien d’autre que l’odeur suave de la cire fondante des bougies. Les secondes s’égrenaient comme des heures, elle se pensa abandonnée. Pourtant, au bout de trop longues minutes, elle perçut un frôlement : des doigts la détachaient. Un vent de panique traversa son esprit. Qu’avait-elle fait pour lui déplaire ? Elle n’avait pas bougé… Pourquoi donc la libérait-il ? Elle sentit que les mains déliaient ses chevilles. Puis elles l’aidèrent à descendre de son perchoir, la massèrent un instant et l’enlevèrent du sol. Il la portait. Elle entendait son souffle, elle en ressentait la chaleur dans son cou délivré du collier ; elle distinguait les muscles bandés qui la soutenaient, la moiteur de sa peau nue contre la sienne. Il montait les marches… Elle aurait aimé passer ses bras autour de son cou pour qu’il comprît la confiance qu’elle avait en lui ; impossible, les poignets liés dans le dos. Où l’emmenait-il ? Dans le salon… pour l’exposer à d’autres yeux ? Dans sa chambre ? Dans la cuisine ? Allait-il l’offrir à nouveau à Julie ? Ou bien à une autre personne ? Un inconnu ? Elle avait peur. Pourtant elle ne bronchait pas. Elle refusait de lui donner prétexte d’une rebuffade pour qu’il pût la rejeter impunément. Voilà ! Ils étaient sortis du sous-sol et il ne la posait toujours pas. Quelle idée démoniaque avait-il donc en tête ? Pourquoi restait-il silencieux ? D’habitude, il lui parlait. Toujours. Pourquoi ce soir se taisait-il ? Elle entendit claquer le pêne d’une porte. L’ouvrait-il ou la fermait-il ? elle obtint la réponse lorsqu’il la posa doucement sur le lit. Elle était dans sa chambre, sur son lit ; il lui détachait les poignets. Elle aurait aimé tendre les bras vers lui, l’attirer à elle mais il l’en empêcha : déjà il liait son poignet droit au montant de la couche. Il fit de même à gauche puis à ses chevilles. Elle avait presque la position classique qu’il lui imposait d’ordinaire sur la croix… Il l’abandonna. Le silence tomba, donnant naissance à de nouvelles angoisses. Les secondes se remirent au ralenti et la voix retentit. Claire, puissante, tendre et… triste. Si triste que les larmes montèrent aux yeux de Frédérique.
• Lorsque Lucrezia est morte, quelque chose s’est brisé en moi. Mon cœur… Pas la pompe, celui-là allait bien. Non, l’autre cœur, l’organe de l’Amour, s’est arrêté de battre. J’étais incapable d’aimer, incapable de m’intéresser à quoi ou à qui que ce fût. Je me suis mis à fumer comme un pompier et à boire comme un trou en espérant choper un cancer ou une cirrhose. Ça a duré des mois. Je ne sortais de chez moi que pour acheter ma dose quotidienne de clopes et d’alcool et je survivais en vendant des programmes informatiques pas toujours très légaux. Et puis un jour, chez mon caviste, j’ai trouvé une annonce pour un boulot. Elle était pleine de sous-entendus signifiant qu’ils se foutaient des diplômes et que l’honnêteté n’était pas leur principal critère de sélection. Alors j’ai plongé. J’ai passé huit jours à me sevrer d’alcool et j’ai pris rendez-vous. Aller travailler, revoir des gens, parler à d’autres personnes que le buraliste ou le caviste… C’était pas vraiment folichon mais c’était toujours mieux que de s’abrutir jusqu’à ne plus tenir debout. Et puis, c’est grâce à ça que je t’ai rencontrée.
Tu ne peux pas savoir combien de fois je suis revenu en arrière pour ne pas aller à ce dîner. Même au moment de tendre mon manteau j’ai hésité à le renfiler et à m’enfuir. Et je t’ai vue. Je t’ai vue et j’ai cru que c’était Elle. J’ai beaucoup parlé ce soir-là, pour me distraire de te regarder. C’était tellement fou ! Tes yeux, l’ondulation de tes cheveux, la courbure de ton cou quand tu riais. Tout me faisait penser à elle.
Tout le monde a cru, ce soir-là, que tu avais fait la conquête de l’ours. Mais c’est faux. L’ours, ce soir-là, commença à mentir. J’ai pris une telle cuite en rentrant chez moi que j’ai mis tout le week-end à m’en remettre. Je voulais oublier ce que je venais de vivre, je voulais t’oublier, oublier que je t’avais vue. Je ne voulais penser qu’à Elle et, en le faisant, je pensais à toi, son sosie, ma chance… Pourtant, j’ai évité de t’appeler et c’est toi qui l’a fait. Juste pour me donner ton numéro. J’ai résisté un peu et j’ai craqué : je voulais la revoir. Je t’ai draguée et tu t’es laissée faire. Le jour où tu as fait ce malaise, j’ai vraiment eu peur… de la perdre. Je ne l’aurais pas supporté. Je t’ai menti. Tout ce temps, je t’ai menti. Quand nous étions ensemble, je t’ai menti. Après, encore, je t’ai menti. Je ne veux plus te mentir et les faits sont là : c’est Elle que j’aime à travers toi. Toi, je te désire et c’est tout.
Maintenant, je vais te détacher pour que tu puisses me jeter à la face tout ce qui te tombera sous la main. Je ne mérite pas autre chose.
Les larmes de Frédérique avaient tari depuis longtemps quand il la délia. Il termina par le bâillon et elle le laissa faire jusqu’au bout. Quand il eut terminé, elle ne fit pas un geste pour attr de quoi se couvrir. Elle resta nue et tendit la main vers sa joue :
• Je sais déjà tout ça dit-elle en caressant tendrement la joue de son homme. Je le sais et je l’ai accepté. Tu ne serais pas là si je ne l’avais pas accepté. Je suppose que le jour où tu m’as parlé de Lucrezia ne t’est pas encore revenu. Tant mieux ! Parce que je t’avais la main. Aujourd’hui, tu le fais sans contrainte et j’y vois plus d’Amour et de respect que la première fois. Moi aussi, quelqu’un est sorti brutalement de ma vie et je sais à quel point je l’ai cherché dans toutes les personnes que j’ai croisées. J’ai de la chance puisqu’il est de retour. Il n’est même pas si différent de ce qu’il était avant de disparaître. Ce dont je suis certaine, c’est qu’il s’est bonifié puisqu’il est capable de concilier les deux principales facettes de son caractère. Jec et Hyde enfin réconciliés. C’était inespéré. Et il y a autre chose dont je suis sûre. C’est que cet homme-là m’aime. Sans cela, il ne m’aurait pas parlé comme il vient de le faire. Peut-être qu’il ne s’en rend pas compte mais c’est à sa soumise qu’il vient de révéler le plus grand secret de sa vie. Pourtant, il avait le choix. Il aurait pu s’adresser à la mère de son fils et tout aurait été différent. Non, il a choisi de parler à la part la plus fragile de moi, celle qu’il veut protéger. Celle, aussi, qui a appris à trouver le plaisir derrière la souffrance, celle qui sait combien il peut y avoir de tendresse dans la douleur qu’il inflige.
Frédérique abaissa sa main et enlaça son homme en faisant porter son profil sur son ventre. Elle resta ainsi sans bouger jusqu’à ce qu’il reprenne :
• Je ne t’ai pas tout dit. Il y a…
• Je sais, l’interrompit-elle. Il y a cette jeune femme qui s’inquiète pour toi et que tu refuses de rappeler devant moi. L’Amour est capricieux Frédéric, il nous surprend au coin de la rue et nous abandonne dans un ascenseur. Qu’importe ! Il faut le saisir quand il se présente. Elle a le droit de savoir que tu es amoureux. L’ancien toi se serait sûrement tu. Le nouveau va parler. Au nom de quoi lui refuserait-il ce qu’il vient d’avoir le courage de m’offrir. Il y a encore un an, je crois que je t’aurais arraché les yeux si tu m’avais fait cet aveu. Depuis, je t’ai perdu. Je sais ce que ça fait. Ça fait très mal au début et puis, avec le temps, ça devient comme une piqûre qui se réveille chaque fois que la douleur s’estompe. C’est lancinant et ça use les nerfs et la vie. Tu ne peux pas lui imposer ça consciemment. Donc, si tu voulais m’en parler pour avoir ma bénédiction, saches que tu l’as. Si tu voulais me le dire juste pour informer ta soumise qu’elle sera bientôt répudiée, saches que je le comprends mais n’attends pas de moi que je l’accepte. Même si, contrairement à toutes les autres femmes, une part de toi sera toujours à moi puisque tu es le père de mon . Tu es irremplaçable dans mon cœur Frédéric et, bien que tu ne le sois pas derrière un fouet, de cela je ne pourrais pas me faire une raison.
Je n’aime pas seulement l’homme que tu es, j’aime le Maître qui me possède. Les deux me sont indispensables : Jec et Hyde. Ils ne peuvent aller l’un sans l’autre. Quand tu as disparu, j’ai fui tout ce qui me rappelait « Nous ». Si Hyde m’abandonne, je fuirais tout pareil et cette fois, tu ne me retrouveras pas. Parce que je ne supporterais pas de te voir sans sentir la morsure de ton martinet sur ma peau. Oh bien sûr, des maîtres il y en a à la pelle. Mais aucun n’est toi. Or j’ai besoin d’un Maître et je ne veux que toi.
***
« J’ai besoin d’un Maître et je ne veux que toi ! » la petite phrase tourna en boucle dans la tête de Frédéric durant tout le trajet de retour. À l’arrivée, Lucile l’attendait. Il ne lui avait pas indiqué l’horaire de son train, juste donné une heure et un lieu de rendez-vous. Elle en avait déduit son heure de retour et avait débarqué à Austerlitz. Ils allèrent dans un café, s’installèrent le plus à l’écart possible des autres consommateurs et là, il lui raconta tout de son escapade. Elle sut à l’avance quelle serait sa conclusion. Elle sut aussi que la décision qu’il s’apprêtait à prendre le rendrait malheureux. Oh, pas dans l’immédiat, bien sûr mais avec le temps, le manque et les tentations qui l’accompagnent se feraient sentir. De cela découlerait automatiquement : soit des mensonges soit un espacement de ses visites à Franck. La petite Lucile savait que l’une comme l’autre de ces conséquences serait mortifère pour leur histoire. Aussi, dès qu’il émit sa sentence, elle le contra.
• Je croyais que tu te foutais de la morale et du qu’en-dira-t-on ?
• … Qu’est-ce que tu veux dire ?
• Que ta décision est l’expression même d’une morale petit bourgeois. Je ne la comprends pas. Tu aimes cette femme et tu adores qu’elle soit ta soumise. Pourquoi veux-tu la laisser tomber ? À cause de moi ? C’est parfaitement ridicule et surtout, ça prouve que tu ne m’as pas écoutée. C’en est presque vexant. Le jour où tu as déboulé chez moi pour me raconter tes souvenirs, je t’ai écouté et je t’ai entendu. Qu’est-ce que je t’ai répondu ? Souviens-toi ! je t’ai dit que si tu avais pour moi ne serait-ce que le quart de l’Amour que tu portes aux femmes de ta vie, cela me suffirait. J’ai envie de toi et j’ai besoin de toi. Je t’attends depuis trop longtemps. Mais je ne veux pas d’un ersatz et je ne veux pas être responsable de l’abandon d’une partie de toi. Je veux que tu puisses voir ton fils quand ça te chante sans crainte d’être soupçonné de faire dieu-sait-quoi avec ton ex. Je veux que tu sois libre d’être toi-même. Si je t’imposais l’exclusivité, j’aurais l’impression de t’émasculer et à brève échéance, tu en aurais aussi la sensation. Je ne veux pas de ça. Je t’aime ! Je n’ai donc l’intention ni de te brimer ni de te brider.
• Donc c’est à toi que tu imposes bride et brimades…
• Détrompe-toi. C’est aujourd’hui que je suis brimée et je le suis depuis cette soirée au restaurant, quand tu m’as repoussée. Je le suis parce que nos déjeuners n’ont jamais dégénéré en siestes crapuleuses. Je le suis parce que tu m’as imposée une attente que je ne supporte plus. Je le suis parce que tu ne m’as jamais dit que tu avais envie de me faire l’amour. Je le suis parce qu’il y a plus d’un mois que tu ne m’as pas touchée et que je n’ai plus le goût de ta peau sur mes lèvres… Ça, ce sont des brimades et crois-moi, c’est insupportable.
Lucile, à cet instant, serrait la main de Frédéric comme si elle voulait la broyer. Il plia le coude et porta les doigts de la jeune fille à ses lèvres.
• Allons-nous en dit-il.
***
Ils passèrent trois jours et trois nuits enfermés dans la maison de Courbevoie. Très vite, ils furent nus, le désir ne les quitta pas. La porte à peine refermée, Lucile sentit sur elle la poigne volontaire de Frédéric. Il avait faim, c’est ainsi qu’il parla. Et c’était tellement vrai qu’il dévora son sexe à travers les tissus superposés de sa jupe et de sa culotte. Elle sentit dents, langue et lèvres transpercer les couches de laine et de soie. Elle encaissa la puissance des mains crochetant son fessier pour qu’elle se colle à lui. Elle discerna son ascendant lorsqu’il bloqua son geste pour relever sa jupe. Elle aussi avait faim. Celle d’être consumée, anéantie par le désir qu’il provoquait. Elle se laissa aller et elle se laissa faire. D’emblée, il menait les ébats et elle se soumettait. Mais loin de toute violence, loin du donjon, loin des ordres qui claquent comme des coups de fouet, loin des fessées. Elle se soumettait à sa tendresse brusque.
Tout doucement, les mains de Frédéric descendirent sur ses chevilles. Elles glissèrent sur ses fesses, sur ses cuisses, sur ses mollets. Et puis elles déroulèrent le chemin à l’envers avec la lenteur d’un ru d’été qui remonterait vers sa source. Ce n’était pas des caresses mais le bruissement d’une aile de papillon qui naviguait délicatement sur ses bas de nylon préparant le tsunami qui allait bientôt la submerger.
La culotte tomba bien avant la jupe mais elle sentait désormais la force des doigts sur sa peau. Ils s’insinuèrent furtivement entre ses cuisses. Par l’arrière. Avec la légèreté d’une plume, ils frôlèrent ses grandes lèvres et revinrent vers le pli de l’aine tandis que, des dents, il enveloppait son bouton d’un cocon laineux. Lucile laissa échapper un soupir. Cette embrassade, c’était une gorgée de liqueur aux saveurs sucrées et acidulées qui lui chauffèrent corps et esprit. Elle pressa contre elle cette bouche infernale. Elle voulut que le tissu rugueux lui pénétrât les chairs, que sa fente en fût envahie, que la langue, derrière, le boute au plus profond. Elle ne put réprimer un mouvement de hanche, un mouvement de buste qui propulsa sa chevelure sur le mur telle les lanières cinglantes d’un martinet.
Un cri bref, un torse qui ploie. Elle venait d’apprendre que le plaisir peut être aussi prompt qu’une balle.
Ce n’est qu’alors que Frédéric glissa son visage sous la jupe. Ses lèvres, aussi sournoises qu’une abeille, butinèrent le clitoris. Elles le sucèrent le happèrent le pincèrent puis se mirent à danser autour dans une farandole folle avant de revenir à leur acte premier en un perpétuel mouvement. Lucile se mit à compter les temps, les passages, les andantes et les allegro sans prendre conscience que c’était son corps tout entier qui bougeait aux rythmes de cette musique silencieuse. Lui, pendant ce temps, garda les bras ballants, refusant de donner à Lucile d’autres sensations que celles de sa bouche jusqu’à ce qu’il sente sous sa lippe les trépidations du plaisir.
Alors il la prit. Comme la première fois chez lui. Debout, la jambe droite de la jeune fille en appui sur son coude, il s’enfonça en elle. Elle s’agrippa à lui, posa son menton dans le creux de l’épaule de l’homme. Il la plaqua au mur de tout son poids. Elle sentit battre le cœur de Frédéric, à contretemps du sien, de sorte qu’ils ne formaient qu’un son, unique et continu. Elle arracha sa jambe gauche du sol pour étreindre la taille de son amant. Il l’emporta dans le salon, la déposa sur le canapé ; celui-là même où il s’était assoupi quelques semaines auparavant. Là, sans la quitter, il la déshabilla. Il découvrit la tension de ses seins qu’il dévora à pleine bouche.
Enfin, il embrassa Lucile. Ce n’était pas leur premier baiser. Ce fut pourtant le goût qu’il eut pour la jeune fille. La dernière fois, leur première fois, n’importe quelle fille aurait pu distraire Frédéric de tout ce qu’il venait d’apprendre. Que ce fut elle – la messagère – qui le consolât, n’était qu’un aléa de l’histoire : fanny, Nathalie ou n’importe quelle inconnue… le résultat eut été le même. Dans certain cas, un corps ne vaut que pour ce qu’il est. Alors qu’à cet instant, c’est elle qu’il embrassait, c’est à elle, Lucile, qu’il faisait l’Amour. Dans ce baiser, il lui offrait les vingt-cinq pour cent de son cœur qu’elle avait demandé. Peut-être même lui en donnait-il plus. Elle s’agrippa plus fort à son cou, resserra l’étreinte de ses cuisses, lui rendit son baiser. Et s’évada dans les convulsions du plaisir.

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