Mister Hyde - 29

29–
Nathalie avait communiqué à l’hôpital le numéro de Lucile, en cas d’urgence. Elle n’en fut pas moins surprise de la présence de la jeune fille pour sa sortie. D’autant qu’elle était accompagnée et pas par n’importe qui. Frédéric tenait Lucile par l’épaule et souriait. Nathalie les observa avec un petit pincement au cœur, elle venait de retrouver dans les yeux du garçon l’éclat qui y brillait il y avait une éternité.
• Je me souviens de toi murmura Frédéric en prenant la convalescente dans ses bras.
Nathalie ne répondit pas mais elle eut la sensation désagréable que cette phrase était pleine de sous-entendus qu’elle se refusa à comprendre. Le malaise se dissipa lorsque, une fois installée dans la voiture, Lucile lui expliqua les efforts déployés par Frédéric pour qu’elle pardonnât à sa cousine un mal qu’après tout, elle ne lui avait jamais fait. Puis ce fut Frédéric qui prit la parole pour la convaincre de s’installer chez Lucile. Les rendez-vous à l’hôpital, les démarches administratives… tout cela allait occasionner des déplacements qu’elle ne pourrait effec qu’en transports en commun si elle se retrouvait seule chez elle. Sans compter, ajouta-t-il, toutes les petites nécessités de la vie courante qu’il lui serait beaucoup plus compliqué d’effec avec un seul bras.
De fait, son bras gauche était enfermé dans un carcan qui l’immobilisait totalement. Elle se laissa convaincre.
***
Lucile et Frédéric filaient le parfait amour et l’atmosphère de la maison était sereine et détendue. Nathalie s’y sentait bien et même si ses relations avec Lucile n’avaient plus la fluidité d’antan, elles s’étaient en quelque sorte « normalisées ». La santé et le moral de la fliquette se renforcèrent rapidement et son appréhension de la future opération s’évapora peu à peu. Lorsque la date en fut enfin fixée, elle était prête.
Elle sortit de l’hôpital deux semaines plus tard. Ses deux acolytes de convalescence l’attendaient.

Elle leur sourit et les rejoignit en sautillant. Certes, elle avait toujours son carcan afin d’aider à la consolidation des implants mais elle se sentait beaucoup plus légère car, si son épaule la démangeait souvent, les contractures de ses muscles avaient tendance à disparaître et la flexibilité de son membre à revenir. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Elle s’installa de nouveau à Courbevoie mais pour une durée limitée à quinze jours, le temps pour elle de : « pouvoir faire des moulinets avec mes bras ».
***
Qui avait mis cela sur le tapis lors du dîner ? Pas elle, c’était certain : elle glosait rarement sur les faits divers et le sentiment d’avoir été piégée était trop vif. Elle se souvenait surtout de la répartie de Frédéric : « L’infidélité, elle est due à un manque que l’autre ne comble pas. Il y a toujours des signes avant-coureurs. Rappelle-toi ce jour où tu m’as posé une question franche sur nos ébats à laquelle j’avais répondu de façon évasive… Il n’a fallu que quelques jours pour que tu me trompes. C’était entièrement de ma faute, j’aurais dû mieux t’écouter parce que c’était l’expression de ton désir et que tu voulais savoir si je le partageais. Si à l’époque j’avais été celui que je suis aujourd’hui, je peux t’assurer que jamais tu ne serais allée voir ailleurs… » il s’était adressé directement à elle et elle se souvenait parfaitement de ce moment bien qu’elle l’eut mis de côté durant des années. La veille au soir, ils avaient passé la nuit ensemble et il lui avait fait découvrir les plaisirs de la feuille de rose. Il n’avait fallu qu’un instant pour qu’elle commence à s’envoler : les effets de la langue sur les renflements de son anus avaient été dévastateurs. Le lendemain, elle lui avait demandé s’il y avait une intention cachée sous cette caresse. Mal à l’aise, il ne lui avait pas vraiment répondu. Trois jours plus tard elle s’abandonnait dans les bras d’un mec qui la traita comme une belle plante tout le temps de leur relation.
La petite rousse rougit à l’évocation de ce souvenir, c’était la seule fois de sa vie où elle avait osé parler de sodomie. Le désir s’en était éteint. Le réveil fut brutal.
Seule dans son lit, elle tenta d’intellectualiser son envie, d’en démonter le mécanisme. Elle du rapidement s’avouer que Frédéric n’y était pas étranger, autant par sa simple présence dans la maison que par les évocations fréquentes qu’il faisait de l’acte sexuel ou les allusions à leur passé commun qu’il masquait parfois sous des phrases anodines. Tout cela la gênait, elle n’en avait plus l’habitude malgré le frémissement qu’elle avait ressenti quelques jours avant d’être blessée.
Lorsqu’elle avait pris en main l’enquête sur la disparition puis l’agression de Frédéric, elle s’était persuadée que, malgré les années et leur séparation, elle avait conservé pour lui de l’affection, une sorte d’amitié silencieuse mais surtout qu’elle avait une dette envers lui. À la mort de Lucrezia, c’est vers elle qu’il s’était tourné pour ne pas sombrer et elle n’avait rien fait. Pire encore, elle s’était esquivée en prétextant une séance de révision pour son concours. Elle aurait eu « l’agrèg » sans ça ! C’était juste un moyen facile de s’éloigner du malheur ; elle en fit l’expérience quelques années plus tard.
Elle se rendit à l’évidence, Frédéric n’avait été qu’un moyen de rendre l’utilité de sa vie plus tangible. Le problème, c’est qu’au fil du temps et des souvenirs égrenés, elle retombait sous le charme de son premier amour. Sa gêne venait de là, de nulle part ailleurs et, tout bien considéré, ce n’était pas le franc parler de Frédéric qui la choquait mais la jalousie qu’elle éprouvait pour le bonheur du jeune couple.
Elle décida de précipiter son retour chez elle. Encore une fois, Frédéric la dissuada, d’une façon pas vraiment conventionnelle.
• Je te jure que si tu insistes, je t’allonge sur mes genoux et je te colle une fessée. Tu ne vas quand même pas nous faire un fromage sous prétexte qu’il y a dix ans, tu avais envie que je te sodomise…
***
• Férré ! Bobino 69.
Un très beau texte de Verlaine…
• Que dis-tu ? demanda Nathalie en retirant ses écouteurs.
• Je disais : Férré ! Bobino 69. Un très beau texte de Verlaine. C’est bien ce que tu écoutais…
La jeune femme avait les yeux rougis, elle ne répondit pas.
• Moi aussi il m’arrive d’écouter ce texte, dans la même version. Ou de le lire… Quand je suis sûr qu’il ne me rendra pas trop triste. Ce n’est jamais facile de lire les yeux embués par les larmes. Je sais ce que tu vis Nathalie. Je connais ta colère, ta peine, ce sentiment qu’on vous a arraché une partie de nous, ce goût de cendres qu’on a dans la bouche et cette impuissance tant morale que physique qui nous empêche de retrouver un semblant de vie. Je le sais parce que je l’ai vécu. Depuis que ma mémoire est revenue, je le vis encore. Et c’est douloureux. Mais ça ne m’interdit plus de vivre. Pendant presque quatre ans, après la mort de Lucrezia, j’ai été impuissant, au sens physique du terme. C’est Frédérique, la mère de Franck qui m’en a sorti. Je devrais lui être reconnaissant mais je ne le suis pas. Je l’aime ! je l’aime et cela ne m’empêche pas d’aimer Lucile, de t’aimer toi, d’aimer Lucrèce. L’Amour ne s’en va pas, jamais. Il peut changer d’aspect mais il reste là, ancré dans le cœur de celui qui aime. On peut bien perdre la mémoire, l’Amour reste. Et il vous fait signe. On ne le comprend pas toujours. Parfois, il doit se démener pour qu’on le voie. Mais il reste présent… Il ne se conjugue qu’au présent. Il ne disparaîtra qu’avec toi. La voix de Juan résonnera toujours dans ton cœur comme celle de Lucien dans le bois de Boulogne. C’est ainsi. Mais penses-tu comme Verlaine que tu doives condamner Juan à n’être plus que « Pauvre Juan » ? en tombant dans la désespérance, Verlaine a condamné l’âme de Lucien. Ne fais pas la même chose avec celle de Juan. Moi j’ai laissé celle de Lucrèce errer pendant des années. Si tu savais comme je m’en veux. Maintenant que j’ai compris, je ne cherche toujours pas le bonheur, je ne pense plus qu’il soit possible ; je cherche la quiétude.
Ce n’est qu’à ce prix que l’âme de Lucrèce sera libre et la mienne aussi… peut-être. Fais la même chose. Cesse de tordre ton âme. Il me semblait pourtant que le message que tu as reçu était clair et, suffisamment violent pour qu’il t’interpelle. Un bras en bouillie, ce n’est pas rien. Mais c’est le bras gauche, pas celui qui te sert à écrire au tableau ou à corriger des copies.
• Je sais cela mais je n’y arrive pas. Il est encore si présent que le simple fait de penser à retourner vers la vie me donne l’impression de le tromper. C’est…
• C’est vrai. On a cette impression. Mais on pense pour eux, pas comme eux. Ce qu’ils attendent de nous, c’est que nous restions nous même tout en évoluant au gré des événements qui nous arrivent. Qu’ils soient voulus ou non. Je ne te conseille pas d’oublier Juan mais je crois qu’en l’idéalisant comme tu le fais, il devient, de fait, ton ennemi. En agissant ainsi tu le s et tu lui mens. Tant que ton cœur battra, tu seras vivante, il est mort. Il n’a pas disparu, il ne s’est pas enfui… Il est mort ! et je suis bien certain que, jamais tu n’as prononcé ces trois mots. Souviens-toi de ce que disait notre prof de philo : « La vérité est l’adéquation de la pensée et du réel ». Le réel tient dans ces trois mots. Il est temps que tu te mettes à les penser.
Les larmes de Nathalie coulaient. Parce que ces trois mots, elle les pensait, son esprit en était obsédé. Mais elle refusait de les entendre et encore plus de les dire. Elle se recroquevilla sur elle-même et Frédéric la prit dans ses bras. Elle y resta lovée quelques secondes avant de le repousser.
La sensation avait été trop agréable, trop de chaleur l’avait soudainement envahie. Du coup, elle bondit comme une biche affolée et s’enfuit dans sa chambre qu’elle ferma à clé.
***
Frédéric raconta l’entrevue à Lucile dès son retour de la fac. La jeune fille s’en inquiéta suffisamment pour aller frapper à la porte de sa cousine. Entre elles, les relations étaient plus détendues sans pour autant avoir retrouvé la complicité qui les liait. Nathalie fut d’autant plus touchée par la démarche. Elle ouvrit, bien décidée à répondre aux attentes de Lucile.
• Frédéric s’est sans doute montré maladroit entama la jeune fille avant d’être interrompue.
• Il n’a pas été maladroit. Il a été très gentil. Aussi gentil qu’il y a dix ans. En plus, il a raison. C’est moi, c’est uniquement moi qui aie réagi comme une conne. Il venait de me parler de Juan, j’étais en larmes. Quand il m’a prise dans ses bras, quand j’ai redécouvert ce que c’était que la chaleur d’un homme, j’ai pris peur. Il faisait ça par gentillesse et moi…
• Frédéric est tout sauf gentil. La gentillesse n’est pas son moteur. Il t’aime. Frédéric c’est un type coléreux, un genre de bûcheron des sentiments. Il tranche, il coupe, il claque les portes et il fait mal mais il sait reconnaître ses erreurs et il sait pardonner. Et quand il aime, c’est pour la vie. Si tu l’avais appelé au secours à la disparition de Juan, il serait venu, j’en suis sûre. Mais gentil, ça, il ne l’est pas. Il m’a répété quelques-unes des phrases qu’il t’a dites, perso, j’aurais préféré une gifle, c’est moins douloureux et ça laisse moins de traces.
Nathalie resta silencieuse. Lucile la prit par le bras et l’entraîna dans le salon.
***
Frédéric quitta Courbevoie avec la désagréable sensation d’être allé trop vite : il n’aurait pas dû brusquer Nathalie comme il l’avait fait. Il s’en voulait d’autant plus qu’il se sentait envers elle une véritable obligation de résultat en dehors du fait que l’isolement de la jeune femme relevait du gâchis.
Durant tout le trajet qui le ramenait vers Franck et Frédérique, il tenta, vainement, d’élaborer une nouvelle stratégie.
Il ne fallut pas plus de cinq minutes à Frédérique pour qu’elle se rendît compte qu’il était préoccupé d’autre chose que de leur ou d’elle-même.
• Tu as la tête ailleurs, qu’est-ce qui ne va pas ?
Frédéric se mit aussitôt sur la défensive tout en répondant franchement.
• Une de mes amies a des soucis et je ne sais pas comment l’en sortir. J’ai bien dit une amie, ne va pas t’imaginer je-ne-sais-quoi…
Frédérique sourit. Elle commençait à prendre la mesure du nouveau Frédéric. Il s’était montré avec elle d’une sincérité exemplaire en lui parlant de Lucile. Il l’avait assurée que cela ne modifierait en rien leurs rapports et elle en faisait chaque semaine l’expérience. Elle le crût donc lorsqu’il affirma que la femme mystère n’était qu’une amie.
• Si vous m’en parliez… Peut-être cela vous aiderait-il ?
Elle venait volontairement de se mettre dans la position de la soumise face à son Maître, certaine qu’il lui serait ainsi plus facile de s’exprimer. Son intuition s’avéra.
Frédéric lui fit un exposé exhaustif de la situation sans jamais nommer Nathalie. Frédérique ne fut pas dupe pour autant.
• Vous pensez et vous parlez trop avec elle. Agissez ! Vous l’avez menacée à plusieurs reprises de représailles. Mettez-les à exécution. Je sais que votre mémoire a quelques failles mais laissez-moi la rafraîchir. Lorsque nous étions à Caen, vous estimiez que j’avais besoin de vivre mes fantasmes et vous avez fait ce qu’il fallait pour qu’ils se réalisent, contre mes propres peurs. Le cas de votre amie est assez similaire. Elle a peur. Mettez-la en situation de la dépasser.
Frédéric réfléchit quelques minutes et objecta :
• Souviens-toi de ce que fut notre rencontre… On nous avait tendu un piège à tous les deux. Je ne peux pas la faire tomber dans les filets d’un type sans qu’elle ait le sentiment d’un coup monté. Et puis, où trouver un mec capable de la rendre heureuse…
Frédérique le regarda avec un sourire dans les yeux avant de le contredire.
• Ai-je dis cela : qu’il fallait lui trouver quelqu’un qui la rende heureuse ? Pas du tout. Je dis qu’il faut quelqu’un capable de la débloquer, de l’aiguillonner suffisamment pour qu’elle retrouve ses goûts et ses plaisirs d’avant. Elle aimait le théâtre ? qu’ils aillent au théâtre. Les musées ? Qu’ils aillent au Louvre ou à Orsay. Elle aimait le cul ? qu’il la baise… c’est tout ce que je dis. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que ce qui lui fait peur c’est de tromper son mec. Mais son mec est mort et on ne trompe pas les fantômes. Et ce que je dis là, c’est vrai pour tout le monde.
La dernière phrase cloua le bec de Frédéric qui abandonna, bien malgré lui, le dernier mot à sa soumise. Mais elle avait parlé d’agir…
***
Ils ne prirent pas le temps de descendre au sous-sol et Frédérique se retrouva rapidement allongée sur la table de la salle à manger, nue. Frédéric refusa de l’attacher mais lui imposa de rester immobile quoi qu’il fît. Le challenge était de taille, la jeune femme l’accepta. Elle ferma les yeux pour se concentrer sur les bruits et les odeurs. Elle ne tarda pas à distinguer les effluves de bougies parfumées et sut qu’elle allait avoir chaud. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’elle sentit sur sa peau le contact gelé d’un sac de toile empli de glaçons. Elle frissonna un peu plus à chaque seconde. À cause du froid, bien entendu mais aussi parce que le sac approchait dangereusement du delta de ses cuisses. Il y fit une étape prolongée. Les minis icebergs fondirent créant un ruisselet qui imprégna ses chairs.
À peine eut-elle le temps de respirer qu’une coulée de lave cireuse vint la réchauffer. Elle figea au contact de l’eau mais le déversement persista et suivit le lit du minuscule torrent qui l’avait précédé. Frédérique plissa les yeux pour les garder fermés. « Jaune ! » murmura-t-elle.
Frédéric releva puis posa la bougie dont il s’apprêtait à verser la cire bouillante sur le sein de sa femelle.
• Que se passe-t-il ? s’enquit-il, inquiet.
• Rien… rien rétorqua Frédérique en se redressant, soucieuse de ne pas l’alarmer. C’est juste que… je ne sens pas la passion qui vous animait avant. Je sais que vous cherchez à me surprendre en utilisant d’autres méthodes mais je sens que cela ne vous convient pas. Du coup, cela ne me va pas non plus. Je ne veux pas que vous vous forciez, je veux que vous soyez vous-même. Or, je sais que vous êtes contrarié. Profitez donc de ma présence pour vous détendre plutôt que de vous obliger à agir envers moi comme vous pensez le devoir. Vous n’avez pas de devoir envers moi alors que j’en ai envers vous et que vous ne me laissez pas m’y conformer. Vous êtes mon Maître. C’est moi qui ai le devoir de vous plaire et de vous satisfaire, pas le contraire…
• Et si cela me plaît, à moi, de t’ébouillanter à la cire…
• N’insistez pas. Nous savons tous les deux que c’est faux. La seule vérité, ce soir, c’est la colère qui est en train de vous envahir parce que je vous contredis. Et vous avez raison, ce n’est pas le rôle d’une soumise de contredire son Maître. Encore moins de lui dire ce qu’il a à faire…
• Tu as raison. Va voir Julie et demande-lui si elle peut s’occuper de Franck pendant notre absence. J’aimerais que nous allions faire un tour, quelques heures… Ensuite, tu t’habilleras, légèrement. Et, n’oublie pas de mettre ton collier.
Frédérique comprit à demi-mot et délaissa ses vêtements. Quand Frédéric agissait ainsi, elle retrouvait son Maître. Ce fut pour elle un plaisir de supplier Julie.
***
Une robe simple et courte sur sa peau nue et un collier de cuir noir muni d’un anneau, c’est tout ce que Frédérique avait revêtu. En s’asseyant dans la voiture, elle prit soin de relever la jupe pour que son fessier fût en contact avec le tissu du siège et à la laisser pendre entre ses cuisses écartées pour masquer son sexe à la vue du conducteur. Frédéric fut enchanté. Lui avait-il appris cela ? Si c’était le cas, il ne s’en souvenait pas mais tant de détails lui échappait encore. Il balaya la question de son esprit.
Ils roulèrent en silence durant de longues minutes. Le regard de Frédéric filait de la route aux cuisses de sa compagne aussi souvent qu’il l’estimait possible tandis que Frédérique, bien que ne perdant pas une miette du manège de son Maître, gardait le regard tendu vers l’horizon. Ils gagnèrent l’autoroute. Frédéric passa la cinquième puis, la main enfin libre d’agir, il la tendit vers sa femelle.
« Il va plonger entre mes cuisses » se dit Frédérique. Mais il n’en fit rien et c’est devant sa bouche qu’il agita deux doigts.
• Suce ! dit-il simplement.
Elle ne se fit pas prier et aspira rapidement les phalanges de l’homme.
• Pas mal ! poursuivit-il en laissant traîner sa voix sur le « a » mais tu baves un peu trop. Ce sont mes doigts, pas ma queue. Tu devrais pourtant savoir la différence entre les deux… non ? Oh pardon ! C’est vrai que tu n’es qu’une chienne. Et une chienne, ça ne sait pas ce genre de chose. Ça oublie quand ça manque d’entraînement. Je devrais peut-être te montrer à nouveau.
D’un mouvement brusque les doigts quittèrent la bouche. Frédéric les essuya dans la chevelure blonde qu’il crocha aussitôt pour attirer le visage vers son sexe. Toujours muette, Frédérique rectifia sa position et entreprit de défaire le pantalon. Le sexe de l’homme jaillit dans toute sa gloire. L’eau lui monta à la bouche.
***
Frédéric fit des efforts pour ne pas fermer les yeux. Les caresses prodiguées par sa femelle étaient telles qu’il avait des difficultés à se concentrer sur la route. Cependant, il voulait continuer de rouler, son fantasme d’une pipe en voiture était trop puissant pour qu’il l’abandonnât en pleine action.
Peu à peu, il réussit à canaliser ses pensées. La route, d’abord et avant tout, la bouche de Frédérique ensuite puis, enfin, le paroxysme de son rêve : la toucher tout en lui parlant.
• Ton trou du cul, il est toujours pareil ? dit-il en portant la main sur l’hémistiche du fessier.
Il se souvenait de l’excitation qu’engendrait l’usage de la vulgarité et de la grossièreté pour Frédérique. Il décida d’en user.
• Voyons l’effet que vont lui faire mes doigts… Bave dessus, chiennasse, ils entreront plus vite.
Il agita la main sous le nez de sa soumise. À regret, Frédérique abandonna le sexe pour les doigts.
L’intermède fut bref, juste le temps d’humecter six phalanges pour les rendre glissantes. En un clin d’œil, elle ressentit l’envahissement de son arrière-train tandis qu’elle reprenait ses caresses là où elle les avait laissées. Très vite, les sensations qu’elle éprouva lui firent perdre le fil de son action : elle n’avait plus l’habitude d’être fouillée pendant qu’elle suçait, les quelques dominants qu’elle avait croisés durant l’absence de Frédéric ne lui en ayant jamais laissé le loisir. Un instant de flottement – qui n’échappa point à Frédéric – puis elle concentra de nouveau toute son attention sur sa bouche et le sexe qu’elle y cajolait. Frédéric, sans doute pour marquer le coup, enfonça un troisième doigt dans l’orifice désormais accueillant de sa femelle. L’absence de réaction de la jeune femme le satisfit suffisamment pour qu’il entamât de vigoureux va et vient. Cependant, il eut vite conscience que faire durer ces plaisirs contrevenait à la plus élémentaire prudence. Aussi, dès qu’il le put, il s’engagea sur une bretelle de dégagement.
L’aire était presque déserte, seules deux voitures y stationnaient. L’une, à proximité du bâtiment-toilettes était nimbée de la lumière des lampadaires tandis que l’autre véhicule s’en tenait à l’écart. Malgré l’obscurité, Frédéric y distingua une présence. À bien y regarder, il devait même s’y pratiquer une activité similaire à la sienne. Frédéric abaissa de deux crans le dossier de son siège et profita des caresses buccales de sa compagne, tout en poursuivant sa besogne manuelle. Il s’accorda ainsi quelques minutes de détente parfaite durant lesquelles la bouche de Frédérique ondoya sur sa tige. Enfin, il estima qu’elle était prête.
• Sors ! dit-il. Je vais prendre ton cul.
Frédérique obéit et attendit près de la voiture. Où allait-il la prendre ? Comme une chienne, sur l’herbe, juste sous le lampadaire ? Sur la table de pique-nique située un peu plus loin mais toujours éclairée ? Ailleurs… plus à l’écart ? La réponse ne tarda pas. Frédéric lui prit la main et l’entraîna vers le capot de la voiture sur lequel il plaqua son torse. Le métal était chaud. Ses seins réagirent aussitôt à cette sensation lui faisant oublier la main de son homme qui relevait sa robe. Lorsqu’il la pénétra, elle fut presque surprise. Ce n’était pas la première fois qu’il la sodomisait depuis son retour mais il ne l’avait jamais fait avec une telle passion. Il s’enfonçait en elle sans douceur mais avec une telle lenteur qu’elle en éprouva un plaisir immédiat.
Ni lui, ni elle, n’entendirent claquer les portières de l’autre voiture. Frédéric ne se rendit compte qu’ils étaient ouvertement épiés que quand le couple entra dans son champ de vision. Ils étaient jeunes, sans doute moins de vingt ans. Le jeune homme tenait fermement sa compagne par l’épaule tandis que de son autre main il caressait sa queue. D’un geste enveloppant, il ramena la fille face à lui et la pressa de s’agenouiller. Fasciné, Frédéric regarda quelques instants la gamine sucer son ami puis il fit au garçon un signe de permutation. D’un hochement de tête, le môme accepta.
La fille leva les yeux vers Frédéric puis rabaissa son visage et engloutit le sexe qu’il lui présentait. Elle frotta son nez contre le pubis de Frédéric pour bien montrer qu’elle le gobait en entier et sans hésiter. Frédéric ne douta pas que le message ne s’adressait pas vraiment à lui, il pivota légèrement de façon à se trouver de profil par rapport au garçon qui besognait sa soumise et qui, sans conteste, avait à cœur de surveiller la sienne. Ainsi, le garçon pouvait voir la gamine s’affairer. De fait, elle répéta son message. Pour le plus grand plaisir de Frédéric qui, le regard tourné sur sa droite, ne perdait pas une miette des réactions de Frédérique.
Quelle humiliation ! Quel manque de respect pour elle ! Frédérique balançait entre la colère de n’avoir pas été consultée par son Maître sur le changement de partenaire et l’excitation que lui valait toujours le fait d’être humiliée et traitée comme une chose. Mais par-dessus tout, il y avait cette formidable stimulation d’être possédée par un inconnu qui, elle se devait de l’avouer, la besognait fort bien. Il alternait les coups brefs et rageurs qui traduisaient une volonté de possession toujours plus profonde et les mouvements plus amples et plus lents qui donnaient à Frédérique la sensation d’être considérée et furent la vraie source de son plaisir. Lorsqu’elle s’abandonna, le garçon fit à Frédéric signe de permuter de nouveau. Acquiescement, échange. Les deux hommes claquèrent leurs mains à l’instant où ils se croisèrent et chacun alla honorer la bouche de sa propriété. En se branlant, le garçon gicla un premier jet sur la langue de la fille et lui répandit le reste sur le visage. Ainsi décorée, il l’envoya auprès de Frédéric qui, pour sa part, laissait à sa femelle le soin de faire monter l’orgasme. Toutes deux agenouillées devant lui, elles se relayèrent pour le faire jouir mais ce fut dans la bouche de Frédérique que Frédéric éjacula. Et alors, surprise ! Frédérique partagea avec l’inconnue le sperme de son Maître puis, quand elles eurent avalé, elle nettoya à longs coups de langue, toute trace sur le visage de la gamine.
Sans un mot, le couple d’inconnus regagna sa voiture tandis que maître et soumise faisait de même. Durant le trajet de retour, Frédérique se demanda si elle n’avait pas rêvé. Frédéric, pensif, conduisit en silence. À quoi réfléchissait-il ? Frédérique eût été bien en peine de le dire.
***
Frédéric débarqua à Austerlitz le lundi en début d’après-midi. Il éprouvait de plus en plus de difficultés à se séparer de Franck : seule l’idée de se retrouver en tête à tête avec Julie pendant que Frédérique irait au travail, l’avait incité à rentrer. Il fila directement à la Sorbonne où il espérait intercepter Lucile à sa sortie de cours.
La chance et Lucile lui sourirent. La jeune fille alla même jusqu’à se jeter dans ses bras. Ils trouvèrent une terrasse peu fréquentée : pour Frédéric, il était important de raconter son week-end ainsi que le fruit de ses cogitations hors de toute présence. Il pensait essentiellement aux oreilles de Nathalie.
Il fit un récit circonstancié tout en minimisant considérablement l’épisode de l’aire d’autoroute. Quant à ses pensées, il les conclut en affirmant que Nathalie avait besoin d’un bon coup de fouet.
• Peuh ! Elle refuse tout ce que je lui propose sans me laisser le temps d’ouvrir la bouche. Si tu penses la convaincre par un discours musclé, je te souhaite bon courage…
• Je ne parlais pas au sens figuré répondit Frédéric tout sourire. Je pense vraiment qu’une séance SM lui ferait le plus grand bien. Le truc, c’est que je ne vois pas bien comment obtenir son consentement…
Lucile prit un peu de temps pour réfléchir puis se lança :
• Tu vas me prendre pour une femme perverse mais je crois que j’ai une idée. Le plus gros défaut de Nathalie, c’est sa curiosité et je ne pense pas me tromper en affirmant qu’elle n’est pas insensible aux histoires de sexe ni aux allusions que tu fais à tout bout de champs sur le sujet. Je te propose de phagocyter son esprit, qu’elle n’ait plus que cela en tête. Elle finira bien par craquer.
• C’est vrai que c’est assez pervers affirma Frédéric en tentant vainement de garder son sérieux. Mais ce n’est pas si simple. Je me vois mal arriver avec mes gros sabots et lui raconter des histoires de cul jusqu’à plus soif.
• Ce n’est pas si compliqué que tu le crois.
Je vais rentrer de mon côté, on se voit pour le dîner.
Lucile embrassa Frédéric et le planta là. Quelques secondes plus tard elle fit demi-tour.
• Surtout, arrive un peu en retard, entre huit et huit et demi, ce serait parfait. Bisou.
Derechef elle l’embrassa, en prenant son temps cette fois.
***
L’entrée de Frédéric se fit sur fond de gloussement. Il eut l’impression de jouer le rôle du chien dans un jeu de quilles préparé à son intention. Apparemment, le temps et la promiscuité avait permis aux deux filles de se rapprocher et de retrouver – au moins en partie – leur complicité passée. Frédéric ne fut pas sûr que cela allait lui plaire très longtemps mais Lucile calma le jeu en lui proposant un whisky et en lui annonçant la proximité du dîner. Tandis qu’il sirotait son verre, les deux filles l’aiguillonnèrent sur différents sujets en se lançant de petits sourires en coin ce qui ne fit qu’augmenter son irascibilité. L’estocade vint quand ils passèrent à table :
• Si tu nous racontais ton week-end attaqua Lucile. Je suis sûre que Nathalie va adorer tes turpitudes…
L’absence de petit surnom aussi idiot que charmant fit comprendre à Frédéric que le piégé de l’histoire, ce n’était pas lui. Il joua les contrariés.
• Moi je ne le crois pas fit-il. Je suis même persuadé que cela va lui déplaire.
Comme il ne s’adressait qu’à Lucile, Nathalie crut bon de rappeler sa présence en insistant pour qu’il racontât.
• Alors efface de ta mémoire le gentil garçon que j’étais.
Et il entama son récit.
Dès la deuxième phrase, le visage de Nathalie vira au pourpre. Elle aurait voulu l’interrompre mais il lui en dénia le droit d’un simple geste de la main. Elle avait voulu savoir, elle saurait. Tout. Jusqu’au bout. Il raconta Frédérique, les bougies, la route, le couple de l’aire d’autoroute, la séance de martinet qui précéda son départ… Rien ne fut épargné à Nathalie qui se recroquevillait sur sa chaise.
• Tu ne fais quand même pas ça ! dit-elle quand il se tut.
• Bien sûr que si dit-il en souriant. J’aime ça, elle aime ça. Où est le mal ? Nous sommes deux adultes, nous sommes consentants… Tout est pour le mieux.
• Tu te rends quand même compte que ton comportement avec celle que tu appelles la « gamine » ça s’assimile à un viol. Tout comme celui du « môme » avec Frédérique…
• Rien ne leur interdisait de refuser et, l’eussent-elles fait, le jeu aurait cessé dans la seconde. Aurais-je senti la moindre réticence, je me serais arrêté. Elles étaient toutes deux consentantes, je peux te l’assurer. Nous ne sommes pas des violeurs, nous ne forçons personne. Lorsque Frédérique a prononcé son mot d’alerte, j’ai aussitôt mis fin à la séance. Prenons un exemple concret : Lucile.
Pendant que la gamine me suçait, je pensais à elle, j’avais envie que ce soit elle qui soit agenouillée devant moi avec ma queue dans la bouche. Pourtant, je n’ai jamais rien exigé de tel de sa part. Demande-lui, tu verras qu’elle confirmera ce que je te dis.
D’un petit signe de tête, Lucile acquiesça.
• Un autre exemple maintenant : Toi !
• Quoi moi ?
• J’ai très envie de te fouetter. T’en ai-je jamais donné l’impression ? Je crois en toute honnêteté que la réponse est non. Et pourtant, avec quel plaisir je verrais rougir tes jolies fesses sous mon martinet. Tu ne peux pas savoir à quel point cette image me hante. Et ça ne date pas d’hier. J’en avais déjà envie à l’hôpital. C’est dire à quel point cela me tient à cœur.
• Mais c’est ignoble…
• Non ! Ce qui serait ignoble c’est que je te harcèle, que je te force à supporter mes fantasmes. Or, je n’ai rien fait de tel. Je me suis contenté de rêver. De ton cul, certes, mais de rêver. Je n’y ai pas porté la main, je ne t’ai jamais serrée dans un coin… Je me suis contenté d’imaginer ton corps nu et soumis à ma volonté. Mais ton corps est à toi et je n’ai aucunement l’intention de t’en contester la propriété. De la même façon, mes fantasmes m’appartiennent et rien ne t’autorise à t’y opposer tant que je ne tente pas de les mettre à exécution en bafouant ta liberté et pis encore, ton âme.
Cela dit, il se tourna vers Lucile :
• Ne t’ai-je pas dit que ça lui déplairait… Je pense que nos rapports vont être beaucoup plus difficiles maintenant qu’elle me prend pour un salaud. Je ne suis pas certain de t’en remercier.
Lucile, qui s’était tenue à l’écart du débat profita de cette sortie contre elle pour s’y engouffrer. C’est à Nathalie qu’elle choisit de s’adresser.
• Sois franche ! Ce n’est pas comme ça que tu le rêvais il y a dix ans ? Un jour, j’ai eu cette image de lui : « Un tigre, silencieux, à l’affût d’une proie qu’il n’attaque que les griffes rentrées ». Et puis je me suis souvenu que toi aussi, tu rêvais d’un tigre. C’en est un Mais il ne te mangera qu’avec ton accord, tu n’as rien à craindre de lui. Il sait parfaitement se maîtriser. Un peu trop, même.
• Mais tu es bien consciente qu’il te trompe…
• Il me trompe ? Depuis quand ? Comment ? Il ne me trompe pas, il me dit tout, il me raconte tout. Il ne me trompe pas. C’est moi qui lui ai conseillé de garder sa soumise. Parce qu’elle peut lui offrir ce que moi je ne peux pas et que je lui donne ce qu’elle ne lui cède plus.
• Et ses fantasmes…
• Je les connais. Tous. Y compris ceux qui te concernent. Et j’avoue les trouver parfois très excitants. Pourtant, je ne cède à aucun d’entre eux. Je ne suis pas prête à les affronter. Ça ne veut pas dire que ça n’arrivera pas. C’est juste que le degré de frustration qu’ils me procurent n’est pas suffisant pour que je plonge. Il y a d’autres choses dont j’ai envie et qui sont plus pressantes. Comme d’une réponse à ma question par exemple…
Nathalie resta sans voix. Comment aurait-il pu en être autrement ? Répondre, dire la vérité, c’était avouer que depuis quelque temps déjà, elle se caressait chaque nuit en imaginant Frédéric la prendre par-derrière. Cette sodomie qu’il avait éludée dix ans plus tôt la hantait désormais plus que tout. Même penser à Juan ne la détournait plus de ce fantasme. Elle se sentait piégée. Mais pas par Lucile ou par Frédéric. Elle avait fait cela toute seule, en poussant Frédéric à se dévoiler, en l’attaquant pour contrer l’excitation qu’il avait provoquée. Lorsqu’il avait affirmé avoir des fantasmes sur elle, son cœur avait fait un bond, son esprit n’avait pas été choqué et son sexe s’était ouvert et, si elle avait rougi, c’était plus de désir que de honte ou de dégoût. Son silence s’éternisa donc. Jusqu’à ce qu’il fût interrompu par Frédéric.
• Ce qui te manque, Nathalie, c’est le courage d’affirmer tes désirs. Tu les connais, et c’est déjà bien mais tu les gardes pour toi, enfermés dans un silence qui n’a jamais sauvé personne, bien au contraire. Il faut savoir les dire à haute voix, même ceux qu’on sait irréalisables, parce que c’est ainsi qu’on les évacue ou qu’on leur donne une chance de se réaliser. C’est dommage. Vraiment. Parce que tu as une tête faite pour penser et un corps fait pour l’amour. Pourtant, ni l’une ni l’autre ne servent. C’est du gâchis. Le pire qui soit, celui de l’emprisonnement volontaire. Tu me fais penser à ces emmurées du cimetière des innocents qui finissaient leurs vies en se chiant dessus pour la rédemption d’un péché qu’elles n’avaient pas commis. Tu n’as pas tué Juan, il n’a pas à te pardonner d’être toujours en vie.
Les mots de Frédéric ne sortirent pas Nathalie de son silence. Pourtant, il attendit dix bonnes minutes qu’elle lui répondît. De guerre lasse, il tendit la main vers Lucile qu’il entraîna dans sa chambre. Après une telle épreuve, il avait besoin de douceur.
***
Nathalie resta seule à table. Elle en profita pour dîner – froid – mais dîner quand même. Cela lui prit un temps fou car elle s’interrompait parfois entre deux mastications ou restait scotchée, le nez et la fourchette en l’air, préoccupée des paroles de Frédéric. Il commençait à se faire tard quand elle débarrassa. Elle n’alla pas se coucher pour autant. Elle resta assise sur sa chaise, à écouter la petite voix qui lui serinait qu’elle manquait de courage et qu’elle gâchait tout.
• Ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque murmura-t-elle pour elle-même. Pourquoi est-ce que je n’y arrive pas. Pourquoi…
Frédéric l’observait depuis un bon quart d’heure : la faim avait fait sortir le loup du bois. Et le loup avait été rudement étonné de trouver Nathalie assise sur sa chaise, le nez en l’air. Elle, était tellement ailleurs qu’elle ne l’avait ni vu ni entendu malgré le peu de discrétion qu’il avait montré en descendant les escaliers dans le noir. Mais lui n’avait rien raté du spectacle et maintenant qu’elle ruminait à voix haute, il pouvait s’immiscer dans la conversation.
• Parce que tu ne lâches pas prise.
Nathalie sursauta en entendant sa voix puis elle pensa que c’était toujours la même, celle qui lui trottait dans la tête. Comme la voix poursuivit, elle l’écouta :
• Tu ne te laisses pas aller. Sérieusement, je pense qu’une bonne séance de martinet te ferais le plus grand bien. Tu dois réapprendre à t’abandonner. Mais tu intellectualises tout, tu te poses des questions auxquelles tu ne trouveras jamais de réponses parce que : 1– tu ne sais pas les formuler. 2– on ne peut pas y répondre de son vivant. Je le sais, ces questions je me les suis posées mille fois par jour pendant quatre ans. Arrête !
Tu as envie de redevenir femme. Ce n’est pas si compliqué. Il faut juste un déclencheur. Approche !
Voilà qu’elle le voyait maintenant. Il lui tendait la main. Pourtant, certaine de rêver quand même, Nathalie se leva, elle avança, elle prit la main. D’un mouvement souple et tournant, l’ombre la prit dans ses bras. Elle lui tournait le dos mais elle sentait bien les mains sur son ventre. Pas de doute, l’ombre l’enlaçait.
De son ventre, les mains glissèrent vers le haut, passèrent sur sa poitrine et défirent le zip de son sweat. Puis elles revinrent sur la peau nue et prirent le contrôle de ses seins. Elles étaient chaudes, lourdes, possessives. Sous elles, elle sentit ses mamelons durcir, sa chair se contracter. C’était mieux que ses images nocturnes ; l’ombre faisait des choses auxquelles elle n’aurait pas pensé. Les doigts pinçaient ses pointes, pétrissait son buste. Petit à petit, elle laissa son corps reposer sur la silhouette. Alors, la voix reprit sa chansonnette. Pour un refrain fort différent :
• Tu vois, ce n’est pas difficile… Maintenant, je vais te faire jouir.
Elle se souvenait… C’était ça ! C’était il y a dix ans ou onze ans. Il l’avait pris dans ses bras, comme ce soir et il l’avait caressée. C’était dans une petite rue, il faisait noir et froid mais elle avait chaud tant il la cajolait. Et il lui avait dit… Tout pareil. Une petite phrase en forme de promesse. Sa main avait descendu lentement le long de son buste, de son ventre et elle avait vaincu la barrière de son pantalon, celle de sa culotte aussi. Comme ce soir. Elle s’était amusée à emmêler les courts fils de son duvet puis s’était glissée entre ses lèvres, sur son bouton. Nathalie passa sa main derrière son dos comme elle l’avait fait à l’époque. L’ombre était nue. D’un mot, elle lui dénia le droit de caresser le membre pourtant terriblement tendu. La jeune femme obéit – bien que ce fut son rêve à elle – et se laissa bercer par la houle des doigts. Ils étaient lents, langoureux et subtils pour se faire mordant à la seconde suivante. Elle pensa au bateau ivre de Rimbaud, aux bijoux de Baudelaire. C’est vrai qu’elle intellectualisait tout. Alors, elle ferma les yeux et vit la main qui la fouillait. Elle en suivit chaque mouvement. Elle se retint, pour faire durer le plaisir. Mais, de pincements en pénétrations, de caresses en s, la respiration de Nathalie accéléra jusqu’à n’être plus qu’un halètement continu, ses jambes la soutinrent moins bien. Elle vacilla tout en dansant aux rythmes changeants que lui imposait l’ombre. L’étreinte de la silhouette se raffermit ; deux doigts lui pincèrent un téton. La douleur soudaine irradia et vint percuter le plaisir. Nathalie se raidit puis s’affaissa entre les bras de l’ombre.
***
Frédéric coucha Nathalie sans la dévêtir. Au même titre qu’il avait refusé ses caresses, il s’interdit de la voir nue. C’était pour lui une question de loyauté envers Lucile.
Il s’installa dans la cuisine, se fit un café ou plutôt une multitude d’expressos dans lequel il trempa le pain qu’il s’était fait griller. Il mangea de bon appétit poussant même jusqu’à dévorer des biscottes sans sel qu’il trouva, à force de recherches, cachées au fond d’un placard. Puis il attendit.
Il était toujours nu et la fraîcheur de l’aube se fit rapidement sentir. Comme il ne voulut pas remonter à l’étage – au risque de réveiller Lucile – il s’affubla d’un plaid trouvé dans le salon. C’est dans cette tenue que le trouva Lucile.
• Tu es debout depuis longtemps ? dit-elle après un rapide baiser.
• J’avais faim. J’ai dû me lever un peu avant trois heures.
• Tu es fou ! répliqua-t-elle en agrémentant sa taquinerie d’un bisou tendre. Pourquoi ne t’es-tu pas recouché ?
• Nathalie était encore là.
• Oooh ! Et elle t’a vu dans cette tenue. Ça a dû être…
• Je ne crois pas qu’elle m’ait vraiment vu. Mais elle m’a senti. Je l’ai fait jouir, l’interrompit-il.
• Ah !
• Avec la main.
• Booon. Et tu penses que ça l’a remise en selle ?
• Je crois qu’elle était sonnée et quand je l’ai couchée elle somnolait déjà.
• OK !
Il y eut dans la voix de Lucile une inflexion pincée qu’elle ne put maîtriser. Elle poursuivit :
• Je prends mon petit dèj’ et on en parle, tu veux…
• Ton thé est prêt.
• Merci. C’est pour te faire pardonner… Elle sourit. Elle avait retrouvé son expression taquine.
• Non. D’autant que je ne pense pas que ça aurait suffi. Et…
• Tsss, tsss, tsss… Petit dèj’ ! J’ai besoin de silence. Si tu ne peux pas te taire, va t’habiller. Si Nathalie arrive, je ne veux pas qu’elle te trouve à poil.
***
« … nuit bizarre, entendit Frédéric alors qu’il approchait de la cuisine. C’était à la fois réel et onirique. L’homme me touchait, me caressait, me faisait jouir bien que ce ne soit qu’un rêve. Je sais que c’était mes mains pourtant, c’était les siennes. C’étaient les miennes, ça ne pouvait être que les miennes parce que sans cela, pourquoi m’aurait-il interdit de le toucher ? Pourtant… c’était comme s’il y avait vraiment quelqu’un : je sentais sa chaleur, j’ai effleuré son sexe… C’était si vrai. Si… »
Frédéric cessa d’écouter et remonta les escaliers. Être discret n’est pas toujours la meilleure chose, il redescendit en faisant grincer chaque marche. La voix de Nathalie se tut : secret de femme.
***
• Tu as bien dormi mon chéri ? demanda Lucile en lançant un sourire à Frédéric qui lui répondit d’un rictus.
• Bonjour dit simplement Nathalie sans le regarder.
• Bonjour, bougonna Frédéric avant de se jeter sur la cafetière. Je n’ai rien à faire aujourd’hui, ça t’ennuie si je flemmarde ici ? demanda-t-il à Lucile.
Face à l’absence de réponse il grommela :
• OK. Dans cinq minutes là-haut.
Puis il se retira.
***
Les cinq minutes durèrent plus mais Lucile finit par arriver.
• Elle est persuadée d’avoir rêvé affirma Lucile en prenant des airs de conspirateur. Heureusement que j’étais au courant, j’aurais pu tomber dans le panneau tant elle a été convaincante. Je n’ai même pas pu finir de lui demander si elle avait bien dormi qu’elle me racontait déjà sa nuit. À mon avis, ça lui a plu.
• Si tu mettais les pieds dans le plat… répliqua Frédéric, conscient que Lucile n’était pas si enjouée qu’elle le montrait.
Si tu veux que j’arrête, j’arrête, un point c’est tout. Mais je persiste à penser qu’elle a besoin d’un coup de fouet. Trouver quelqu’un pour le lui donner ne sera pas si difficile. Le lui faire accepter relève de la gageure. Si tu t’en occupes, ça me va.
Lucile hésita un instant puis se lança.
• Ce n’est pas ça… pour l’instant, je crois que tu es le seul à pouvoir la décoincer. Mais… ajouta-t-elle après un silence, en rougissant comme une pivoine. … Je veux te voir faire.
Frédéric éclata de rire et la prit dans ses bras.
• Petite coquine souffla-t-il à son oreille.
***
Nathalie revint d’avoir accompagné Lucile à la Sorbonne et trouva Frédéric vautré dans le canapé en train de lire. Elle tenta de s’éclipser en prenant des allures de petite souris mais la voix du jeune homme la rattrapa :
• Salut la recluse. On te voit au dîner…
• Ça n’a rien de drôle Frédéric…
• Ça, nous sommes bien d’accord. Face à la morbidité, même l’humour noir est impuissant. Bon après-midi tout de même.
Il se replongea dans son livre, elle fit un pas pour s’éloigner mais se ravisa.
• Je te rappelle que tu bats des femmes pour ton plaisir. Tu es un… Un…
• Le terme adéquat c’est : monstre.
Le hic c’est que je ne bats pas des femmes mais une seule et que c’est aussi pour son plaisir à elle.
Je t’aime beaucoup Nathalie mais tu es une emmerdeuse. Tu as vingt-huit ans et tu es aussi chiante et moralisatrice que ma grand-mère qui en aurait cent-vingt. Lâche l’affaire. Ce n’est pas de ton âge. Mais, bon après-midi tout de même.
Sur ce il se retourna à sa lecture. Il n’y aurait plus rien à en tirer. Lorsqu’il avait décidé de s’extraire du monde, rien ne pouvait faire sortir Frédéric de son mutisme. Le souvenir en était encore vif à l’esprit de Nathalie.
***
Durant le dîner, Frédéric laissa les filles papoter entre elles. Mais il ne perdit pas une miette de leur discussion. Il savait qu’à un moment ou à un autre, l’une des deux commettrait une erreur qui lui permettrait d’intervenir.
• Tu ne peux pas savoir à quel point c’est douloureux après…
Lucile avait lentement, patiemment amené Nathalie sur le terrain de son « rêve » nocturne. Frédéric vit la faille s’ouvrir mais ne s’y engouffra pas tout de suite, il préféra attendre que l’entrée en soit élargie.
• Parce que tu culpabilises… ? Pour un rêve… ? s’insurgea Lucile. C’est aberrant.
Frédéric tenait son moment. Il intervint :
• Non non non, pas du tout dit-il à Lucile. Je ne sais pas exactement ce qu’est ce rêve mais je vois assez bien la logique de pensée de Nathalie.
Ce rêve, quel qu’il soit, tu le vois comme une faute n’est-ce pas ? Et toute faute mérite une punition. Mais pour être puni, vraiment puni j’entends, il faut une main extérieure, un bourreau, un punisseur. Or, tu attends que ce soit la main de Juan qui agisse, sa voix qui te dise : « Je vais te punir ». Mais cette voix et cette main sont mortes, elles ne peuvent plus ni parler ni agir. Alors tu te punis toute seule en t’infligeant une solitude morale et morbide qui ne peut pas te satisfaire. Donc, pour tenter d’en sortir, tu te confies à ta cousine. C’est bien, c’est même un excellent début. Mais ça ne suffira pas.
Je te l’ai dit hier, tu intellectualises tout. Le problème c’est que tu es faite de chair et d’os, pas seulement d’un esprit brillant. Et là, c’est ton corps qui exige de vivre. Et ton corps se fout royalement de ce que pense ton esprit parce qu’il a des besoins et des envies que ton esprit lui refuse. Alors il se rebelle et il a bien raison. Il a raison contre la raison qui l’emprisonne. Il a raison parce que tu punis ton esprit pour les péchés commis par lui.
Encore une fois, j’ignore quel est ce rêve qui te pose tant de problèmes mais j’imagine que ton corps y a réagi de telle façon que tu te sentes fautive. Si tu te sens fautive, c’est que les réactions de ton corps sont importantes pour toi. Mais tu ne te poses pas la question de savoir pourquoi il réagit comme il le fait. Tu te cantonnes aux conséquences sans t’intéresser aux causes. Personnellement, je trouve ça très malhonnête de ta part.
Le regard de Frédéric n’avait pas quitté Nathalie depuis qu’il s’adressait à elle. Il la vit blêmir puis reprendre quelques couleurs à mesure que l’exaspération montait en elle. Il en fut satisfait. Pourtant, il se trompait sur la cause de sa colère.
Quatre petits mots avaient heurté Nathalie. Ce n’était pas les mots eux-mêmes, c’était la voix qui les avait prononcés et l’intonation sur laquelle ils l’avaient été. « Je vais te punir » … « Je vais te faire jouir » : la même voix, les mêmes inflexions. Elle n’avait pas rêvé la nuit précédente, c’étaient bien le corps, les mains, les doigts de Frédéric qui l’avaient fait jouir. Pas ceux d’une ombre fantasmatique. Elle blêmit sans doute en en prenant conscience mais très vite, la colère monta.
• C’était toi cette nuit ! Tu m’as violée…
Frédéric s’attendait à tout sauf à cette accusation. Heureusement, il ne lui fallut qu’une seconde pour retrouver son flegme. D’une main, il empêcha Lucile, pourtant rouge de colère, d’intervenir et s’adressa directement à Nathalie.
• Ah je comprends. C’est ce qui s’est passé cette nuit que tu appelles un « rêve ». Ce n’en était pas un. De là à affirmer que je t’ai violée, il y a une marge que, j’espère, tu vas franchir à rebours. Cette nuit, je t’ai tendu la main et tu es venue, je t’ai caressée et tu n’as pas dit non, je t’ai dit que j’allais te faire jouir et tu n’as pas dit non.
• Je croyais que je rêvais…
• Donc en rêve tu te laisses faire, dans la réalité tu refuses. C’est bien ça ?
• Je croyais rêver répéta Nathalie agacée de n’avoir d’autres arguments à opposer à Frédéric.
• Je te rappelle que tu me tournais le dos. Je ne pouvais voir ton visage et ton corps disait plutôt « oui » comment aurais-je pu deviner que tu n’étais pas toi-même. Ensuite, je le répète, ton corps réagissait plus que favorablement à mes caresses. Je crois vraiment qu’il en avait besoin. Et je reste persuadé qu’il lui en faut plus…
• Et toi tu le laisses dire vociféra Nathalie en direction de Lucile qui avait retrouvé un semblant de calme.
• Je crois qu’il a raison. Laissa tomber la jeune fille. Je crois qu’il a raison et même, je crois qu’il est le seul qui puisse vraiment te libérer. Parce qu’encore une fois, je crois que tu éprouves exactement ce qu’il a dit tout à l’heure : le besoin d’être punie, une bonne fois pour toutes par une main qui ne soit pas la tienne. Dans cette pièce, dans ta vie, je ne vois que la sienne pour remplir cet office. Te dire que cela m’enchante, ce serait mentir. Mais je crois vraiment que tu en as besoin et aussi que tu en as envie. Et je t’aime assez pour l’accepter tout comme il t’aime assez pour le faire.
Nathalie en resta bouche bée. Durant le court monologue de Lucile, elle avait tenté à plusieurs reprises de l’interrompre mais toutes furent des échecs et la dernière vit ses lèvres incapables de se rejoindre.
• C’est un piège ! réussit-elle tout de même à prononcer.
• Pas le moins du monde affirma Frédéric en prenant le relais de sa petite amie. C’est une proposition faite avec beaucoup d’amour qui te laisse entièrement libre de refuser. Rien ne sera fait sans ton consentement et encore moins contre ta volonté. J’irais même plus loin en disant que rien ne sera fait sans que tu en exprimes la demande à haute voix ET par écrit. Enfin, je tiens à dire que tu es libre de partir ou de rester sans que cela ne change en rien nos comportements et nos sentiments à ton égard. Quelques soient tes intentions, la porte te sera toujours ouverte, dans tous les sens. À toi de savoir où tu veux aller.
***
Nathalie s’enferma dans sa chambre pour la nuit. Elle ne dormit pas beaucoup. Ses deux métiers lui avaient appris à rester d’apparence stoïque mais les coups répétés de Frédéric avaient bel et bien déclenché une tempête sous son crâne. Tiraillée entre l’envie de vivre qui la reprenait et ce qu’elle considérait comme son devoir envers Juan, elle passa son temps à céder à l’une pour capituler devant l’autre l’instant d’après. Au matin, elle n’avait encore pris aucune décision.
Vers neuf heures, elle entendit se refermer la porte de la maison. Elle se glissa à la fenêtre pour suivre quelques secondes le départ conjoint de Lucile et Frédéric. Désormais seule, elle ne quitta pas sa chambre mais se sentit suffisamment en sécurité pour se déshabiller et se coucher pour de bon.
Emmaillotée dans les couvertures, elle ferma les yeux dans l’espoir de dormir. Les images de son faux rêve l’assaillirent aussitôt, accompagnées de leur cortège de tentations. Elle tenta bien de résister mais, indépendante, sa main s’échappa vers son pubis. Elle se caressa longtemps, bloquée par cette petite parcelle de honte qu’elle éprouvait toujours à l’égard de Juan. Mais elle la surpassa puis soulagée, enfin elle s’assoupit.
A son réveil, elle prépara sa valise.
***
Lucile et Frédéric revinrent ensemble, comme ils étaient partis. Ils ne furent pas surpris de la décision de Nathalie et s’ils en furent chagrinés, ils n’en montrèrent rien. Ni l’un ni l’autre ne tenta de lui faire reconsidérer sa position pas plus qu’ils ne lui rappelèrent qu’elle serait toujours la bienvenue.
Nathalie embrassa Lucile mais salua Frédéric de loin bien qu’il l’aidât à porter son bagage jusqu’à la rue et dans le coffre du taxi.
Le petit couple, gentiment enlacé regarda le taxi s’éloigner. Par la lunette arrière, Nathalie les vit rétrécir puis, au premier tournant, disparaître.
***
Nathalie mit quelques jours à retrouver ses marques dans son appartement. Empoussiéré par quelques longues semaines d’absence, elle fit un grand ménage et quelques rangements nécessités par le handicap de son bras gauche pas totalement résorbé. Quand elle eut terminé, la solitude lui tomba dessus et son dilemme ressurgit.
Nathalie n’avait pas d’amis et peu de relations. Au décès de Juan, murée dans son chagrin, elle avait coupé peu à peu tous les ponts. Il y avait bien un ou deux collègues qui prenaient régulièrement de ses nouvelles mais elles n’avaient pas avec eux de véritable affinité. Quant à ses copains enseignants, elle les avait depuis lurette remisés dans un tiroir marqué « oubli ». Son seul contact avec l’extérieur était le texto matinal de Lucile. Toujours le même : « Bonjour Nath, comment va ce matin ? » qui arrivait régulièrement entre neuf et dix heures. Elle n’y répondit pas durant les onze premiers jours mais, au matin du douzième, oppressée d’ennui et de solitude, elle tapa : « Bof ! Je m’ennuie. Et toi, comment allez-vous ? »
Elle ne percuta pas tout de suite qu’en formulant ainsi son texto, elle demandait aussi des nouvelles de Frédéric. Elle n’en prit en fait conscience qu’à la lecture de la réponse : « Nous allons bien. Frédéric te salue. On peut se voir si tu en as envie, toi et moi, où tu veux, quand tu veux. Fais-moi signe. Bises »
Nathalie fut touchée par la formulation du message mais surtout parce qu’il révélait : ils tenaient leur parole. Frédéric s’inquiétait d’elle tout en restant à l’écart et Lucile prenait soin d’elle sans toutefois la brusquer. Elle proposa un déjeuner. « On se retrouve vers 13h devant Cluny. J’ai hâte. Bisous ».
***
Nathalie rentra chez elle enchantée de son après-midi. Au déjeuner, elles avaient essentiellement parlé de son avenir professionnel : elle devait reprendre son poste d’ici deux à trois semaines, il était temps de s’activer un peu… Et puis Lucile avait séché les cours et elles avaient fait les boutiques. De fil en aiguille, Lucile lui avait même offert une robe et conseillé de changer ses dessous pour d’autres plus… seyant. Elle avait ri de la boutade mais là, face à son miroir, la tristesse l’avait reprise : elle portait une robe et Juan n’était pas là pour l’admirer… Pourtant, elle ne se changea pas. Qu’eut-elle fait si elle avait su que c’était le compte de Frédéric qui avait été débité pour l’achat ?
***
Nathalie sortit du service du personnel de la Police Nationale et fila au rectorat de Paris. Revenir à son ancien métier ne serait peut-être pas aussi simple qu’elle l’avait cru. Nombreux avaient été ceux qui lui avaient conseillé de prendre une disponibilité de trois ans mais elle s’était montrée radicale et avait démissionné. Or, si la police acceptait son départ, l’Éducation Nationale se faisait un peu tirer l’oreille pour la réintégrer. C’est du moins ce que lui laissa entendre la fonctionnaire qui l’avait reçue. Afin d’en avoir le cœur net, elle décida d’affronter le « mammouth » sans attendre. Elle eut raison. Du rectorat, elle prit la direction du ministère, bien décidée à n’en quitter les lieux que son affectation en poche. Quitte à user du chantage sournois consistant à ameuter la presse.
Elle obtint gain de cause sans avoir à proférer la moindre menace mais fut déçue d’apprendre qu’elle n’entrerait en fonction qu’en septembre. D’ici là, sa démission de la police serait effective depuis plusieurs mois et elle n’aurait pour seul subside que la modeste somme allouée au titre de son « accident du travail ». Elle appela Lucile pour lui faire part du résultat.
• Allo.
C’était la voix d’un homme : Frédéric naturellement. Nathalie fut tentée de couper court mais dans le combiné, la voix poursuivait :
• Je réponds pour Lucile, elle est occupée mais je ne voulais pas que tu aies l’impression qu’elle ne veut pas te parler. Je suis heureux que tu appelles… même si tu ne me parles pas. Quelques secondes de patience encore. Voilà, elle arrive. Je t’embrasse.
La voix de Lucile fit place à celle de Frédéric mais Nathalie avait oublié la raison de son appel. La tendresse qu’elle avait ressentie à l’autre bout des ondes, ce « je t’embrasse » qui avait résonné comme une étreinte douce l’avait tourneboulée.
• Je… Excuse-moi, j’étais ailleurs, répondit-elle après un long silence ponctué des « Allo… Allo tu m’entends… ? » de Lucile. Je reprends en septembre. Un lycée à Suresnes. Je vais devoir déménager. Je voulais que tu le saches.
• Ouais ! C’est génial. Je suis super heureuse pour toi et Frédéric me fais signe que c’est top. Il faut qu’on fête ça ensemble… Enfin, si tu veux…
Pour une fois, Nathalie ne se posa pas de question. Elle accepta puis ajouta :
• Tu peux me passer Frédéric, j’ai juste deux mots à lui dire.
Lucile ne se fit pas prier et passa son téléphone au jeune homme. Derrière son combiné Nathalie prononça les deux mots qu’elle avait à lui dire :
• Punis-moi !
Elle raccrocha.

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