0229 Sortir Du Placard Et Se Prendre Les Pieds Dans Le Tapis.
Après deux heures de sommeil à peine, je me réveille une nouvelle fois à coté de mon Jérém. Le bobrun émerge presque en même temps que moi. Sa proximité virile mexcite, la trique du matin me guette. Son torse nu et poilu me rend dingue. Sa queue pas tout à fait réveillée ni tout à fait endormie est une promesse sensuelle à laquelle jai envie de croire.
« Il est quelle heure ? ».
« Cest lheure que je te suce ».
« Nico
».
Je me glisse sous les couvertures et je prends mon bobrun en bouche. Et ses réticences sévaporent en même temps que sa queue se raidit : c'est-à-dire, presque instantanément. Comme toujours, je ne peux pas le laisser partir sans lui faire une dernière gâterie pour quil se souvienne de moi. Je ne peux pas le laisser partir sans goûter une dernière fois à son jus viril, alors que je ne sais pas quand je vais y goûter à nouveau. Alors, je mévertue à lui offrir un dernier orgasme.
Le temps nous est compté, je suis obligé de précipiter sa jouissance. Et je reçois avec bonheur de nombreuses giclées bien chaudes, bien fortes.
Pendant que Jérém est à la douche, jentends papa mappeler depuis le séjour.
« Il est à quelle heure le train de Jérémie ? ».
« 7 h 45 ».
« Et il y va comment à la gare ? ».
« A pied, je crois ».
« Il ne va jamais avoir le temps ».
« Je lui dis de se dépêcher ».
« Déjeunez tranquilles, je vais le déposer en voiture en allant au travail ».
Pendant que nous prenons le petit déjeuner, papa fait démarrer la voiture au garage.
« Je ne veux pas vous presser les gars, mais il se fait tard » il vient nous annoncer.
« On arrive ».
« Je tattends dans la voiture » il lui lance, en disparaissant derrière la porte du cellier.
« Au revoir Jérémie, tu reviens quand tu veux » fait maman en se levant de sa chaise avec son café à la main.
« Merci pour tout madame ».
Jadore ma maman. Cest grâce à son tact que je peux donner un dernier bisou à mon Jérém avant de nous quitter à nouveau.
Jai décidé que je ne rentrerai à Bordeaux que demain, mardi. Aujourdhui, je vais aider maman à terminer le ménage, et demain je nai cours quà 14 heures.
Dans laprès-midi, nous allons rendre visite à Elodie. Le diagnostic pour son tympan se confirme. Elle aura une perte de laudition. Mais elle est toujours de bonne humeur.
Pendant le retour vers la maison, maman me parle de Jérémie et de moi.
« Jai limpression que ça se passe vraiment bien entre vous ».
« Cest génial en ce moment, cest vrai ».
« Tu es heureux ? ».
« Très heureux ».
« Alors je le suis aussi. Jaime bien ce gars. Et ton père lapprécie aussi ».
Pendant tout le reste de laprès-midi, une idée tourne en boucle dans ma tête. Et si
le moment était venu ? Cest une idée qui me remplit à la fois dexcitation, de bonheur et de peur.
Papa ne rentre quen toute fin daprès-midi. Après le dîner, jentends maman lancer :
« Je suis vraiment vannée ».
« Le week-end a été long » reconnaît papa « mais limportant cest quon soit tous vivants et entiers ».
« Cest bien vrai » confirme maman « la santé de ceux qui comptent pour nous est le plus important, tout le reste, ce nest que détail ».
« Je suis juste triste pour Elodie » je fais.
« Oui, cest triste mais elle sen remettra. Désormais elle nest plus seule. Je suis contente quelle se marie ».
« Au fait, tu as des nouvelles du frère de ton pote ? » me questionne papa.
« Il semblerait quil ny ait pas de blessures plus graves, il devrait sen sortir avec du repos ».
« Très bien, très bien. En tout cas ton pote Jérémie est vraiment sympa. Cest un gars très bien élevé et très passionné par ce quil fait. Il va faire une belle carrière je pense. Cest quelquun de remarquable. Je suis admiratif de son parcours ».
Pendant que papa me parle de Jérém en ces termes élogieux, lidée qui ma suivi pendant tout laprès-midi me ratt. Au fil de ses mots, je sens monter en moi ladrénaline, le courage, la peur, lélan, langoisse, lenvie de lui dire la vérité.
« Papa il faut que je te dise quelque chose » je mentends lâcher, comme si ces mots sortaient dailleurs que de ma bouche, alors que mon cur tape à grands coups de massue dans ma poitrine.
« Cest quoi que tu veux me dire ? » fait papa distraitement, les yeux rivés sur la télé.
Du coin de lil, je vois maman en train de retenir son souffle.
« Alors ? » simpatiente papa.
« Tu sais, Jérémie et moi
nous ne sommes pas que des anciens camarades de lycée ».
« Vous êtes amis ».
« Pas seulement ».
« Et vous êtes quoi ? » il me demande sèchement, en changeant dexpression, le regard soudainement posé sur moi, un regard lourd et inquiet.
« Nous sommes ensemble, papa ».
« Ensemble comment ? ».
Maman reste toujours en retrait, on dirait quelle surveille laction sur la ligne de but, les cartons jaunes et rouges cachés dans sa jupe, prête à intervenir comme un arbitre au premier dérapage.
« Ensemble comme deux garçons qui saiment » je trouve la force de lui annoncer.
« Mais quest-ce que tu racontes ? ».
« Jaime ce gars et il maime aussi ».
Papa se tait, le regard dans le vide. Son silence se prolonge et devient de plus en plus insupportable.
« Tu ne dis rien, papa ? ».
« Ça fait un moment que je me pose des questions sur toi » il finit par lâcher « jamais tu nous as présenté une nana
».
« Je nai jamais été attiré par les nanas ».
« Mais ce mec
un gars qui fait aussi mec, qui fait du rugby, jamais je naurais cru
».
« Dans le rugby aussi il y a des gays ! ».
« Nimporte quoi, le rugby est un sport de mec, de vrais mecs ».
« Bien sûr quil y en a. Et ce nest pas parce quils sont gays quils ne sont pas des bonshommes ».
« En tout cas, il cache bien son jeu ce salaud » il continue sur sa lancée, sans prêter la moindre attention à mes mots.
« Ce nest pas un salaud ! ».
« Si, cest un menteur, alors cest un salaud ! ».
« Il ne ta pas menti ! Il ne ta juste pas parlé de sa vie intime ! Est-ce que tu lui as parlé de la tienne ? ».
« Tais-toi, Nico, tais-toi ! ».
« Tu lappréciais quand tu croyais quil était hétéro, pourquoi tu lui craches dessus maintenant que tu sais quil est gay ? ».
« Parce que ça me dégoûte. Je lai accueilli sous mon toit, jai partagé des repas avec lui, je lai même déposé à la gare ce matin. Je, je lui ai serré la main. Je croyais que cétait un gars bien ».
« Mais cest un gars bien ! ».
« Jespère que vous navez pas fait de saloperies sous mon toit » fait-il, lair complètement révolté.
« Papa
».
« Alain ! » fait maman.
« Plus jamais tu ne le ramènes ici, ni lui, ni nimporte quel autre gigolo dans son style, compris ? ».
« Ce nest pas un gigolo, cest un gars adorable ».
A cet instant précis, je suis assommé. Mon coming out après de mon père tourne au désastre. Je naurais jamais pensé que ça se passerait si mal.
« Vous me faites pitié ! » il fait presque en criant.
« Alain, je ne peux pas te laisser dire ça ! » intervient maman.
« Et tu veux que je dise quoi ? Que je le félicite ? ».
« Je te croyais un peu plus tolérant ».
« Ça me dégoûte, je ny peux rien ! ».
« Alain, ferme un peu ta gueule, tu racontes que des conneries ! »
« Tu savais ? » il lance à maman.
« Oui, mais depuis pas longtemps ».
« Personne ne me dit jamais rien dans cette maison ! ».
« Et pour cause ! Tas vu comment tu réagis ? On dirait quil a tué quelquun. Il est juste amoureux, bordel ! ».
« Taurais dû me prévenir ! ».
« Mais te prévenir de quoi ? Cétait à lui de te le dire quand il se sentirait prêt ! ».
« Depuis quand ça dure ce cirque ? » il me demande, hors de lui.
« Depuis le mois de mai. Papa, je suis bien avec lui, je suis heureux ».
« Et les nanas ? ».
« C'est pas pour moi ».
« T'as essayé au moins ? ».
« Ça ne me dit rien ».
Papa a lair vraiment secoué. Maman tente de le calmer avec des arguments imparables.
« Ecoute, Alain, s'il est heureux comme ça, il vaut mieux qu'il s'assume plutôt qu'il se cache et soit malheureux. Nico est un bon gars, il bosse, il n'a jamais fait le con. On na rien à lui reprocher, et on ne peut surtout pas lui reprocher d'être lui-même, et de nous dire la vérité. On ne peut pas lui reprocher dessayer d'être heureux comme il le souhaite ».
Des arguments dune justesse totale mais qui, à lévidence, nont pas de prise sur la colère aveugle de mon père.
« Moi je pense que cest ce mec qui ta retourné le cerveau ».
« Alain ! ».
« Non, je suis comme ça, si ce nétait pas lui ce serait un autre ».
« Tu devrais aller voir un psy pour te faire soigner ».
Soudain, je repense à lhistoire dAlbert, mon proprio. Les années passent, mais les réactions face à lhomosexualité ne changent pas. Je ne peux mempêcher de me demander si, dans une autre époque, dans une autre position sociale, en ayant la possibilité et les moyens, mon père ne me contraindrait pas moi-aussi à des électrochocs comme lavait fait le père dAlbert quarante ans plus tôt.
« Mais tu tentends, Alain ? Ça ne se guérit pas ça, parce que ce nest pas une maladie. Cest comme ça, un point cest tout ! ».
« Je nai pas choisi de préférer les garçons, cest quelque chose qui sest imposé à moi. Juste, un jour je me suis rendu compte que jétais comme ça et que je ne pouvais pas être autrement ».
« Mais tu te rends compte de ce que ça implique ? ».
« Tu penses à quoi ? » je veux savoir.
« Quest-ce quils vont penser dans la famille, les voisins ? ».
« On sen tape de ça ! » fait maman.
« Tu vas être méprisé, tu vas être malheureux. Les pd se font humilier, tabasser. Et tu nauras jamais ds. Cest une vie de merde que tu toffres ».
« Alain, un mot de plus et cette nuit tu dors sur le canapé ! ».
« Je nai le droit de rien dire dans cette maison ».
« Si tu as que ça à dire, cest sûr que non ! Laisse le tranquille. Cest suffisamment difficile de saccepter, il faut au moins que la famille offre du soutien ».
Papa se lève et part en claquant la porte. Jai envie de pleurer.
« Ça lui passera, tinquiète. Ton père est comme ça, il lui faut du temps pour encaisser quelque chose qui le contrarie. Je suis sûr quil regrette déjà ses mots et sa réaction » tente de me consoler mon adorable maman.
Papa revient une heure plus tard, alors que je regarde la télé avec maman. Je lentends trifouiller dans le garage-atelier, sa pièce préférée de la maison. Je narrive même pas à suivre le film. Après le générique de fin, maman et moi nous montons nous coucher.
Je passe lune des soirées les plus tristes de ma vie. Je suis humilié et déçu par la réaction de papa.
Je nai jamais été très complice avec papa, qui na jamais raté une occasion pour me faire comprendre que je ne suis pas exactement le fils dont il aurait rêvé. Un fils qui ne sintéresse pas au sport, qui ne marche pas dans ses anciens pas de rugbyman, qui fait des études dans lesquelles il ne croit pas, qui est trop timide, pas assez affirmé. Qui ne ramène pas de nanas à la maison. Et qui, désormais saffiche en tant que gay.
Une partie de moi savait que mon coming out allait consti la classique « goutte qui fait déborder le vase » de cette frustration quil ressent à mon égard. Mais je navais pas prévu que ce soit si violent. Bien entendu, il y a plus violent encore dans le genre réaction face à un coming out.
Je ne me suis pas entendu dire, comme certains « tu nes plus mon fils », ou « dégage dici, cette maison nest plus la tienne ». Je ne crois pas non plus quil va arrêter de payer mes études, je sais quil noserait pas vis-à-vis de maman, qui en paie une partie elle aussi. Mais ses mots, son agressivité, sa colère mont profondément blessé.
Et même si dans certains de ses mots, bien que lancés avec mépris, il semble quand même pointer un souci vis-à-vis de mon bonheur futur (« Tu vas être méprisé, tu vas être malheureux. Les pd se font humilier, tabasser. Et tu nauras jamais ds. Cest une vie de merde que tu toffres »), ce premier véritable affrontement avec papa ma épuisé. Emotionnellement et physiquement. Je suis content davoir riposté, davoir tenté de lui expliquer, de lui avoir tenu tête sans ménerver, mais ce court échange ma mis KO.
Heureusement que jai une maman qui prend ma défense et qui maime pour celui que je suis et non pas pour celui quelle aimerait que je sois.
Allongé dans mon lit, dans le noir, je me sens vidé de toute énergie. Les nerfs en pelote, je narrive pas à me calmer.
Je repense à mon Jérém, dont je nai pas de nouvelles depuis ce matin. Je repense à sa phrase, prémonitoire, quand je lui ai dit que mon père lappréciait bien : « Parce quil ne sait pas tout ». Cest vrai que maintenant quil sait, tout a changé.
Ce soir, jai très envie de lavoir à coté de moi, mais loin dici. Je voudrais être à Paris avec lui. Je voudrais pleurer dans ses bras, sentir son amour.
Jattends son coup de fil, tout en le redoutant. Jai besoin dentendre sa voix, plus que jamais. Même si je ne sais pas bien ce que je vais lui raconter. Je ne sais pas si jai envie de lui expliquer comment mon coming out sest passé. De lui montrer quil a raison, quil faut vivre caché pour vivre heureux. Je ne sais même pas si jai envie de lui parler, de constater, de subir, de supporter cette distance physique qui me pèse de plus en plus, car je ne sais pas comment je vais pouvoir retenir mes larmes.
Il est presque 23h30 heures lorsque mon portable se met à vibrer dans le noir. Depuis presque une heure, je me suis refugié dans ma chambre, dans le noir. Je me suis allongé sur mon lit, et je nai pas fait le moindre mouvement, je nai pas produit le moindre bruit. Jai mis le téléphone en sourdine. Jai envie de passer inaperçu, de me faire oublier, de disparaître pour ne plus déranger, pour fuir lhostilité.
Jhésite avant de décrocher, de peur de me faire remarquer, de peur que mes mots traversent les cloisons, quils soient entendus, quils dérangent à nouveau, quils ajoutent du dégoût au dégoût, quils mattirent une réaction violente. Je ne suis plus à laise dans ma chambre, dans ma maison. Cest une sensation dévastatrice. Heureusement que je rentre sur Bordeaux demain matin à la première heure. Si je navais pas été aussi fatigué, si javais eu ma voiture, jaurais voulu partir ce soir.
Oui, jhésite avant de décrocher. Mais jai trop besoin dentendre sa voix.
« Ourson ».
Ah putain, quest ce que ça fait du bien dentendre ce petit mot chargé de tendresse !
« Salut toi. Tu as fait bon voyage ? ».
« Oui, bien. Un peu long, mais ça va ».
« Tu as été aux entraînements ? ».
« Jai fait de la muscu cet après-midi ».
Comme toujours, le simple fait dimaginer mon bobrun en débardeur, en train de soulever de la fonte, la peau moite de transpiration, suffit à provoquer en moi dintenses frissons.
« Et toi, tu as fait quoi ? ».
« Je suis retourné voir ma cousine ».
« Comment ça se passe pour elle ? ».
« Toujours pareil, les médecins disent quelle va perdre laudition dune oreille ».
« Merde, je suis désolé ».
« Elle
elle
elle
» je tente de poursuivre la conversation.
Mais quelque chose se bloque en moi. Soudain, jai la gorge nouée. Je narrive plus à parler. Jai trop envie de pleurer.
« Ça va, toi ? » je lentends me lancer.
« Oui, oui ».
« Ça na pas lair. Quest-ce qui se passe ? ».
« Jai parlé à papa ».
« De
nous ? ».
« Oui
».
« Et ça sest pas bien passé
».
« Non
».
« Il a mis ma tête à prix ? » il se marre.
« Il a eu des mots très durs
».
« Je tavais prévenu, Nico
».
« Je sais, mais un jour il fallait que ça se fasse de toute façon. Et quand jai vu que vous vous entendiez si bien, jai cru que ce serait plus facile ».
« Il a été vraiment très dur ? ».
« Oui ».
« Il ta pas foutu à la porte quand même
».
« Non, pas pour linstant ».
« Je suis désolé, vraiment ».
« Je voudrais être avec toi ».
« Moi aussi ».
« Tu penses quil va garder ça pour lui ? ».
« Oui, je crois. Il a trop peur de ce que le gens peuvent dire ».
« Moi aussi, jai peur de ce que les gens peuvent dire. Parce que la plupart des gens sont très cons vis-à-vis de ça. Et je ne veux pas que cette connerie gâche ma vie et mes projets ».
« Ça veut dire quon na pas le droit dêtre nous même si on veut sintégrer à cette société
».
« Cest ça, malheureusement ».
« Ça veut dire que la société nous dicte nos comportements et elle nous oblige à nous cacher ».
« Malheureusement ».
« Cette société ne me convient pas alors. Il faut la changer ».
« On ne peut pas batailler sur tous les fronts. On sépuiserait à la tâche et on narriverait à rien. Soit on poursuit nos projets en gardant les apparences, soit on fonce dans le tas en prenant un gros risque de se casser les dents ».
« Cest horrible de devoir vivre avec ça ».
« Limportant, cest ce quil y a entre nous. Et ça ne regarde pas les autres, même pas ton père. Je sais que si je parlais de ça au mien, je ne le reverrais plus jamais ».
« Ça te suffit à toi de devoir vivre caché pendant toute ta vie ? ».
« On na pas le choix ».
En raccrochant davec Jérém, je suis tout aussi triste, voire davantage, quavant son coup de fil. Je me sens , je ne me sens pas à ma place dans ce monde qui refuse une différence sans jamais expliquer le pourquoi de ce refus. Je narrive toujours pas à comprendre pourquoi lamour entre deux gars ou entre deux nanas doit poser un problème à qui que ce soit. Pourquoi ça doit inspirer le dégoût, le rejet, la haine, la violence. Pourquoi on doit vivre cachés. Cest un non-sens. Dans ce monde, on peut commettre des atrocités sans attirer autant de haine que deux gars ou deux nanas qui saiment sans rien demander à personne.
Vers minuit, jentends enfin papa monter les escaliers pour rejoindre maman au lit.
Jentends ses pas faire craquer lescalier en bois, faire grincer la vieille charpente, approcher sur le vieux parquet. Jai le cur qui tape à mille. Pendant quelques instants je ressens lespoir, la peur, lenvie, langoisse que mon père veuille venir me parler. Pour modérer ses propos, ou pour menfoncer davantage. Pour se réconcilier ou pour me mettre à la porte.
Mais ses pas glissent devant ma porte et continuent dans le couloir. Un instant plus tard, jentends la porte de la chambre parentale souvrir et se refermer aussitôt. Puis, le silence.
Lidée que la maison sapprête à sendormir a le pouvoir de mapaiser enfin. Mon père ne viendra plus me parler ce soir, il ne menfoncera pas davantage. Mais nous nous ne réconcilierons pas non plus. Cest triste mais je préfère ça à une nouvelle dispute. Je profite de ce silence, je commence à espérer trouver le sommeil.
Hélas, mon espoir est de courte durée. Il ne sest pas écoulé deux minutes lorsque jentends un vif échange entre mes parents. Je narrive pas à capter les mots, mais je sais quils sont en train de se disputer à cause de moi. Ça me fait terriblement mal. Le ton monte, et les mots finissent par devenir intelligibles derrière la cloison qui sépare les deux chambres.
« Cest comme ça et tu ne pourras rien y faire » jentends maman lancer.
« Et on va lexpliquer comment dans la famille ? ».
« Il ny a rien à expliquer ».
« Ils vont se demander pourquoi il na pas de copine ».
« Ils ont quà se le demander tant quils veulent, ça leur fera une occupation ! ».
« Si un jour ça se sait, je noserai même plus sortir de la maison ! ».
« Tu dis nimporte quoi ».
« Je ne lai pas élevé comme ça ».
« On la très bien élevé, on lui a appris à être honnête, et à lêtre avec lui-même avant tout ».
« Ça cest de ta faute ! ».
« Je te demande pardon ? ».
« Tu las trop couvé ! ».
« Et toi tu nas pas été assez présent dans sa vie ».
« Ça veut dire quoi ça ? ».
« Ça veut dire quon a fait chacun ce quon pouvait ».
« Tu nes quand même pas en train de dire que cest de ma faute ! ».
« Mais il ny a pas de faute, quand est-ce que tu vas arriver à te mettre ça dans le crâne ?! ».
« Tu memmerdes ».
« Si je temmerde, va dormir sur le canapé ! ».
« Avec grand plaisir ! ».
« Jespère que la nuit va te porter conseil. Moi je suis fière de mon fils, et quand tu auras bien réfléchi, tu sauras que tu peux lêtre aussi ».
Sur ce, jentends mon père claquer la porte de la chambre. Je ressens un nouveau frisson de panique à lidée quil puisse venir mengueuler dans cet état de colère. Je nai pas envie de subir une fois de plus son agressivité, sa violence verbale. Jai une horreur sacrée de la violence verbale, car jai toujours peur quelle puisse dégénérer en violence physique. Je ne suis pas programmé pour affronter la violence physique.
Mais il nen est rien, je lentends traverser le couloir et descendre les escaliers quatre à quatre. Papa sinstalle dans le canapé du salon et allume la télé. Au milieu de mon inquiétude, je trouve quand même amusante lidée que papa cherche à séloigner de ses soucis dans ce canapé où quelques semaines plus tôt jai fait lamour avec mon Jérém !
Sa colère, ainsi que la tension avec maman, provoquent en moi un malaise qui mempêche de dormir. Le fil de lumière qui se glisse sous ma porte, ainsi que le volume assez élevé de la télé, témoins du fait que cette nuit la maison ne dort pas paisiblement, narrangent rien.
Lidée que maman soit obligée de se « battre » avec papa à cause de mon coming out me fait très mal. Jai envie de la rejoindre dans sa chambre pour voir comment elle va, pour la remercier et pour la laisser me consoler. Mais je nose pas bouger de mon lit, jai peur que mon père sen rende compte et que cela attise davantage sa colère.
Je tremble à lidée que mon coming out puisse créer des problèmes dans le couple de mes parents. Je suis triste de penser que cest maman qui va devoir gérer la colère de papa, alors quelle ny est pour rien. Dautant plus que demain je repars à Bordeaux et que je ne vais pas pouvoir être là pour voir comment les choses évoluent. Je sais que la distance va faire que je vais beaucoup minquiéter.
Dune certaine façon, Jérém a peut-être raison. Oser être soi-même a un prix, un gros prix, et ça peut faire dénormes dégâts. Pourquoi je ne me suis pas tu ?
Au final, je passe une nuit épouvantable. Je dors très peu. Heureusement que jai un train à prendre et non pas le volant. Lorsque je descends après la douche, à 5h30, papa est déjà parti au travail. Je suis à la fois soulagé et attristé. Je navais franchement pas envie daffronter son regard « dégoûté ». Mais ça me rend triste de partir à Bordeaux en étant brouillé avec papa.
La vue de la couverture abandonnée en vrac sur le canapé sape un peu plus encore mon moral.
Maman est déjà dans la cuisine, cette petite pièce qui est à bien des égards le vrai foyer de la maison, le fief de notre complicité, le terrain où elle nous montre son amour sous la forme de bons petits plats pleins damour. Lair de la cuisine est saturé dune délicieuse odeur de café matinal.
« Ça va mon chéri ? » elle me questionne, en me faisant un bisou.
« Ça va et toi ? ».
« Bien, bien ».
« Papa a dormi en bas » je lance.
« Il avait besoin de se changer les idées ».
« Je suis désolé de poser autant de problèmes ».
« Tu nas pas à être désolé. Tu ne poses aucun problème. Cest ton père qui a un problème. Mais ça lui passera ».
« Jespère que ça va aller ».
« Tinquiète, cest pas la première fois quil dort sur le canapé, et cette expérience la toujours fait réfléchir ».
« Merci maman ».
« Merci de quoi ? ».
« De toujours me soutenir, dêtre toujours là pour moi ».
« Ça fait partir de la fiche de poste de « maman » ! » elle plaisante.
« Vraiment, Nico, il ne faut pas ten faire, il va se calmer, je tassure » elle enchaîne « Tout ce qui doit te préoccuper désormais ce sont tes études. Et ton bonheur avec le gars que tu aimes. Ton père fait sa petite crise mais il sen remettra. Il faut quil accepte que ton bonheur passe avant tout et que tu ne peux pas te conformer à ses attentes si elles ne te correspondent pas. Un jour il comprendra quil na rien à te reprocher et que tu es un gars génial ».
A ma grande surprise, jarrive à dormir dans le train. Je me réveille en gare de Bordeaux et je suis bien. Un peu engourdi mais bien. La distance de Toulouse, ainsi que la journée à venir, la fac, les retrouvailles avec ma petite bande de camarades, dautres retrouvailles avec la petite cour au sol rouge et ses habitants si bienveillants maident pour linstant à relativiser mes soucis.
En effet, le fait de retrouver les cours, ainsi que mes camarades Monica, Raphaël et Fabien me fait un bien fou.
« Salut mon pote » maccueille Raphaël, avec le ton festif et bienveillant qui est sa marque de fabrique, tout en me serrant dans ses bras et en mettant des petites tapes sur mon épaule.
« Tu connais Cécile ? » il continue.
En mon absence, notre petite bande semble sêtre enrichie dune nouvelle recrue.
Cécile est une nana assez élancée, les cheveux châtain clair tendant au roux, assez longs, tenus en une queue de cheval, la peau très claire, avec des taches de rousseur de naissance autour du nez et sous les yeux. Elle a lair dune nana très discrète.
« Non, je ne la connaissais pas encore. Enchanté Cécile » je fais, en lui faisant la bise.
« Enchantée moi aussi, Nico ».
« Comment ça va ? » me demande Monica en me faisant la bise à son tour.
« Jai eu beaucoup de chance. Il ny a pas de victimes dans mon entourage. Mais ma cousine a perdu un tympan. Deux potes, dont un qui est pompier, ont été blessés mais pas trop gravement. La ville est un champ de guerre. Ma maison est une ruine. Toutes les portes et fenêtres sont sorties de leur encadrement, les meubles sont tombés. Il faudra beaucoup de temps pour tout remettre en état. Mais ça va, le pire cest pour les familles qui sont en deuil et pour les blessés graves pour qui la vie va être complètement bouleversée ».
« On ne sait toujours pas ce qui sest passé » commente Fabien.
« Il semblerait que lenquête penche plutôt pour laccident » je considère.
« De toute façon, on ne saura jamais. La presse relayera le mensonge dEtat, ce quon appelle communément la « version officielle », c'est-à-dire celle qui arrange le Pouvoir. Comme à chaque fois quil y a une catastrophe » fait Raphaël.
« Cest vrai que chez tes potes soviétiques ou chinois, la transparence et au cur de la vie politique » se moque Fabien.
« Mais votre gueule les gars » fait Monique.
Cécile se tait, elle a lair dune nana très simple et très réservée. Elle a un regard très intense.
Ce premier jour de fac après la double catastrophe de Toulouse et de mon coming out houleux auprès de mon père me fait vraiment du bien. Ça maide à penser à autre chose, à mévader.
Je redoute la fin des cours, ce laps de temps entre le moment où je quitte mes camarades et le moment où je retrouve le petit monde de mon immeuble. Mais les retrouvailles avec la petite cour au sol rouge sont bien chaleureuses.
« Nico ! » je mentends appeler alors que je mapprête à déverrouiller la porte de mon appart.
Albert et Denis me proposent un café et me demandent à leur tour des nouvelles de mes proches et de ma ville. Leur amitié et leur bienveillance me font un bien fou.
« Mais tu nas pas lair très en forme aujourdhui » me titille Albert.
« Ça va » je tente de détourner ses questions.
« Cest le choc de voir ta ville défigurée ? ».
« Oui
mais aussi ce qui sest passé chez moi ».
Je leur raconte alors la venue de Jérém, son accueil chaleureux par mes parents. Et aussi mon coming out, et le rejet de mon père.
« Ça lui passera, il faut juste un peu de temps » me lance Albert.
« Cest ce que ma dit maman ».
« Les pères sont souvent plus cons que les mères sur ce sujet, je suis bien placé pour le savoir ».
« Viens dîner à la maison ce soir » me propose Denis.
« Cest gentil, mais je crois que jai envie de rester seul ».
« Allez, viens. Ne reste pas tout seul à broyer du noir. En plus, ce soir il y aura un pote à nous, tu verras, il est très sympa ».
Voilà comment je me retrouve une fois encore invité à dîner chez mes propriétaires. A 19 heures je suis chez eux. Linvité des deux papis se fait attendre, nous attaquons lapéro.
Nous sommes à la deuxième tournée lorsque linterphone sonne.
« Cest qui ? » fait Denis.
« Mère Teresa » jentends répondre.
« Je crois que tu nas pas vraiment le profil du poste » se moque Denis.
« Ouvre pétasse ! ».
Quelques instants plus tard, le pote de mes deux proprios débarque dans lappartement. Cest un petit bonhomme chauve, dun âge indéfinissable, avec des lunettes fines, des petits yeux perçants.
Il fait la bise à Albert et Denis, avant de sadresser à moi.
« Bonjour jeune homme » il me lance, avec un grand sourire.
« Bonjour ».
« Moi cest Laurent ».
« Et moi cest Nico ».
« Et tu débarques doù, Nico ? ».
« Je suis le locataire du studio juste à côté de leur appart ».
« Ça ne fait pas longtemps que tu es arrivé ? ».
« Une semaine ».
« Nico est un garçon très sympathique » commente Denis « et en plus, il est des nôtres. Il dîne avec nous ce soir ».
« Cest bien, ce ne sera pas un repas entre vieux croûtons ».
« Mais ta gueule ! » fait Denis en rigolant.
« Et tu fais quoi dans la vie, tu es étudiant ? » me questionne Laurent.
« Oui, je suis un cursus en sciences de la terre ».
« Cest bien, cest bien. Et ces études vont te permettre de prétendre à quel métier plus tard ? ».
« Je ne sais pas encore trop, mais ça peut être la recherche, létude du sol, du sous-sol, des ressources hydrogéologiques. Tout dépend jusquoù je déciderai de pousser mes études ».
« Tu mas lair dun gars qui sait ce quil veut, et cest une très bonne chose ».
« Tout nest pas encore clair dans ma tête, je vais voir au fur et à mesure ».
« En tout cas » continue Laurent « enchanté de faire ta connaissance, Nico ».
« Enchanté moi aussi ».
« Allez, Laurent, arrête de draguer le petit, il est bien trop jeune pour toi » lance Albert, taquin.
« Cest un charmant garçon. Allez, assez parlé, faites pèter le Lillet Blanc ! » il lance à ladresses de mes propriétaires.
« Laurent est un très bon ami » mexplique Albert, le ton et le regard taquin « cest un grand architecte, mais quest-ce quil picole ! Cest pour ça quon ne linvite pas souvent ».
« Le grand architecte temmerde, le vieux ! ».
Je trouve quarchitecte colle bien avec lallure de ce bonhomme pas dépourvu dune certaine élégance, dans les manières avant même que dans le style vestimentaire.
« Alors, ton mari italien va bien ? » le questionne Denis.
« Oui, Giovanni va bien, je vais le retrouver le mois prochain à Capri ».
« Ça fait combien de temps que vous vous connaissez maintenant ? ».
« Près de dix ans ».
« Comment ça vole le temps ! » sexclame Albert « Et sa femme ne se doute toujours de rien ? ».
« Je nen sais rien. Tant quelle ne nous empêche pas de nous voir, je men fiche. Enfin, je préfère autant quelle ne lapprenne pas. Tout le monde vivra plus heureux ».
« Ils habitent toujours dans ta maison de vacances avec leurs gosses ? ».
« Oui, ils occupent le rez-de-chaussée. Giovanni est le gardien et lhomme à tout faire de ma maison de vacances ».
« Ah oui, ça, pour être un homme à tout faire
» se moque gentiment Albert.
« Giovanni est un bol dair frais que je moctroie pendant quelques jours chaque trois ou quatre mois. Il ma fallu arriver presque à cinquante ans pour mépanouir sexuellement. Giovanni est arrivé dans ma vie à point nommé. Il ma remis en phase avec moi-même ».
« Cest vrai que tu tes longtemps égaré
» commente Denis sur un ton taquin.
« Un petit peu
».
« Quand même
tu as été marié pendant des années avec ta femme et tu lui as fait deux gosses ».
« Jai eu besoin den passer par là pour enfin regarder les choses en face ».
« Sacré histoire que la tienne » fait Denis.
« Et maintenant vous êtes avec un homme ? » je demande, perplexe.
« Oui, je me suis enfin autorisé à être moi-même ».
« Et vous vous vous considérez comment, bisexuel ? ».
« Ah non ! Il ny a pas plus gay que moi ! ».
« Mais depuis quand vous savez que vous êtes gay, alors ? ».
« Depuis toujours. Enfin, au moins depuis le collège. Depuis les cours de sport du jeudi. Je me souviens très bien des cours de sport du jeudi. Au milieu des copains qui se déshabillaient dans le vestiaire, je me sentais tout bizarre, tout chaud. Je me souviens quun jour jai été troublé en voyant un camarade qui avait déjà des poils sur le torse.
J'avais tellement honte de ce que je ressentais que je me suis dit : personne ne doit le savoir ».
« Et alors vous avez essayé de faire comme les autres ? » je demande.
« Regarder les filles avec les copains, c'était naturel, ça allait de soi, c'est ce qu'on attendait de moi. Cétait simple et rassurant.
Finalement, je me suis mis à jouer un rôle et à y croire. On finit par croire vraiment à ses propres mensonges, j'imagine que notre cerveau fonctionne comme cela. J'avais conscience d'avoir des fantasmes homosexuels mais ça ne m'empêchait pas de me considérer comme hétéro.
Plus tard, j'ai rencontré une femme. On sentendait bien. Très vite, elle est tombée enceinte. Nous nous sommes mariés parce quil fallait donner une famille à ce gosse qui était en route. Je me suis dit que ça marcherait. Nous avons eu deux autres s, qui sont ce que nous avons de plus précieux ».
« Et à quel moment avez-vous franchi le pas daller vers les garçons ? Quest-ce que qui a fait que vous avez décidé de vivre autrement ? ».
« Un jour, lannée de mes 35 ans, je suis monté sur Paris pour le travail. Et dans la rue, devant moi, jai vu deux hommes, deux amoureux, qui marchaient main dans la main.
Et pour moi ça a été un choc. En les voyant heureux, spontanément, je me suis dit : « c'est ça que je veux, c'est ça dont j'ai envie ». D'un coup jai pris conscience que ça faisait 20 ans que javais honte de moi. Comment peut-on s'habi à avoir honte de soi ? ».
« Cétait le lot quotidien de nous tous, la honte, à cette époque » commente Albert.
« Je ne voulais plus avoir honte de moi » continue Laurent « Cest lors de mon déplacement suivant à Paris que jai franchi le pas. Un soir, je me suis rendu dans une boîte de nuit gay. Jai eu une aventure. Puis une autre, le soir daprès. Je vivais à 35 ans ce que beaucoup aujourdhui vivent entre 15 et 25. La prise de conscience de qui on est, la prise de contact avec ceux qui sont comme soi ».
« Mieux vaut tard que jamais » fait Denis.
« Cest vrai. Même si au début je culpabilisais un max. Je me disais : « je me suis marié, jai des s, je ne peux pas faire ça ». Entre ressentir des désirs homosexuels et se dire « je suis gay », il y a tout un travail d'acceptation. Et lorsquon a tout fait pour se convaincre dêtre hétéro, pendant longtemps, cest encore plus difficile. Car il faut faire le deuil de celui quon sétait persuadé dêtre
».
« Mais quon nest pas » je réfléchis à haute voix.
« On doit se réconcilier avec soi-même » il continue « se pardonner du mensonge quon sest raconté. Aussi, il faut accepter de prendre sur soi tout ce qu'on a intériorisé de négatif sur les homosexuels. Il faut du temps pour se dire quon nest pas moins bien que les autres, pour passer de la considération à propos de soi « je suis différent des autres » à « je suis comme ceux-là qui sont comme moi ».
Jai mis un certain temps à mémanciper. Je devais dabord vaincre la peur. J'avais des fantasmes, des envies, mais la peur était très forte. Plus forte que mon aspiration au bonheur. La pulsion sexuelle sassociait à cette peur. Jétais prisonnier de la peur ».
« Et alors, comment êtes-vous arrivé à assumer votre homosexualité ? » je demande.
« Quand jai décidé de sortir du placard, vers mes 40 ans, on m'a dit : « tu es en train de briser ta famille pour du sexe ». A nouveau, jai culpabilisé à mort. Mais peu à peu je me suis donné le droit de vivre une vie qui me correspond. Car il ne s'agit pas de sexe, il s'agit d'être moi-même ».
En entendant le récit de Laurent, je ne peux mempêcher de repenser à mon ami Thibault et de faire le parallèle avec son histoire à lui. Aujourdhui, il est avec Nathalie à cause de l à venir, pour lassumer. Mais cet a été un « accident », même si ça a lair de le rendre heureux. Cest de cet « accident » dont découle sa vie actuelle et à venir dhétéro. Mais quen serait-il de sa vie, de ses choix, si cet événement nétait pas arrivé à ce moment de son parcours ? Est-ce quil naurait pas choisi de vivre, du moins pendant un temps, « du côté des garçons », de faire des rencontres, de prendre le temps de savoir quelle était vraiment sa voie, avant de choisir ?
Aujourdhui il accepte cette vie de parfait petit « mari ». Mais jusquà quand pourra-t-il refouler ses véritables désirs en les faisant passer après le bien-être de son et de celui de son couple ? Jusquà quand pourra-t-il tenir sans que lenvie du contact physique avec un gars ne le tenaille jusquà devenir insupportable ? Jusquà quand pourra-t-il vivre avec cet interdit ? Quand on sait que cest précisément linterdit qui attise le désir
« Avec ma femme » continue Denis « jai essayé que cela se passe au mieux. Jai été clair avec elle. Cest quelquun dintelligent, et elle a compris ce que je ressentais. Ce qui a été libérateur, cest quand elle a décidé de partir, et sans me déclarer la guerre. Nous avons divorcé en bonne intelligence, dans le respect mutuel. Nous avons gardé une profonde estime lun envers lautre ».
« Et vos s, ils sont au courant ? » je le questionne.
« Mes s, j'avais envie qu'ils sachent eux aussi qui je suis. Et, aussi, leur offrir l'exemple de quelquun qui accepte sa différence.
Même si je ny arrive pas moi-même tous les jours. Ça m'arrive encore, parfois, quand des gens parlent des homos devant moi, quand jentends une blague homophobe, de rougir. Je sais pourtant que ce n'est pas honteux, mais mon corps semble penser autrement. C'est comme ça ».
« Ça ne ta pas empêché de rencontrer un homme charmant » fait Albert.
« Cest vrai que Giovanni me fait beaucoup de bien. Quand je suis dans ses bras, les matins où sa femme est au travail et ses gosses à lécole, je suis bien, comme je ne lai jamais été de ma vie. Dans ses bras, je suis heureux. Heureux comme ne le sont que ceux qui ont mis longtemps à se trouver. Même si nous devons vivre cachés ».
« Vivons cachés, vivons heureux, cest notre philosophie de vie à nous tous » lance Denis.
« Cest la philosophie de mon copain aussi » je réfléchis à haute voix.
« Les générations passent, mais le problème dacceptation demeure » fait Laurent.
« Le pire cest que je commence à croire quil a raison ».
« Les mentalités évoluent quand même » tente de me rassurer Laurent.
« Mais pas trop vite, pas trop vite » conclut Denis.
« Et pour vous comment ça sest passé ? Vous avez fait votre coming out ? » je questionne ce dernier.
« De mon temps, lexpression même « coming out » nexistait pas » il se moque.
« Tu sais, de notre temps, il ny avait pas de gays » fait Albert « Juste des célibataires. Des vieux garçons. On préférait croire quun célibataire était trop nul pour se trouver une femme plutôt quil ne voulait pas trouver une femme. On nétait gays que si on se faisait choper en flagrant délit. A ce moment-là, on était mis au ban de la société. Mais, je tai coupé la parole, mon chéri, désolé, tu allais nous raconter ton parcours ».
« Il ny a pas grand-chose à dire » continue Denis « Je suis issu dune famille modeste, mais jai quand même eu droit à une éducation religieuse. Alors, quand vers lâge de 11-12 ans jai commencé à ressentir de lattirance vis-à-vis des garçons jai vite senti que ça allait à lencontre de cette éducation. « Dieu a détruit les villes de Sodome et de Gomorrhe pour punir leurs habitants immoraux » est écrit dans la Bible quon nous faisait étudier au catéchisme.
Le pire dans tout ça cétait de ne pas pouvoir en parler. Je ne pouvais me confier à personne, personne.
Je sentais que je nétais pas comme les autres et je me sentais coupable. Javais honte. Je me sentais comme un déchet ».
« Cest dur de ne pas pouvoir parler à personne » je commente « on se sent seuls au monde ».
« Oh que oui ! Lannée de mes 21 ans, jai fait une dépression. A lépoque on ne parlait pas encore de dépression, je ne pouvais même pas mettre de mots sur mon mal être. Jai commencé à sentir des vertiges, à faire des malaises. Jétais incapable de me lever le matin.
Je suis allé voir un médecin. Je lui ai dit que javais des vertiges. Il ma donné des calmants. Et il ma envoyé voir un psy, ce qui était un truc pas banal pour lépoque. Car les psys ne couraient pas encore les rues comme aujourdhui, où ils sont plus nombreux que les boulangeries et les bars ».
« Mais il faut se remettre dans le contexte » il continue « Les psys du début des années 60 nétaient pas des psychologues, mais des psychiatres.
Le passage chez le psy ne ma pas apporté grand-chose. Je ne me suis pas confié, mais je pense quil avait compris. Mais je nai pas eu le courage de mettre des mots sur ce que jétais et il a eu la pudeur de ne pas le faire à ma place ».
« Et vous lavez revu, ce psy ? » je veux savoir, tout en repensant aux mots de colère de mon père qui minvitait à aller voir un psy pour quil puisse me guérir.
« Oui, un peu plus tard. Un jour, jai eu besoin de me confier. Jai pensé à mon psy. Je lui ai écrit une lettre. Je ne savais pas exactement ce que jattendais de lui. Quil me fasse parler. Quil maide à parler. Quil moblige à parler. Quil me guérisse peut-être. Je voulais surtout que mon mal être cesse. Dans ma lettre, je ne savais pas bien comment aborder le sujet. Alors je lui ai écrit que je faisais partie de ces êtres décrits dans les romans de Roger Peyrefitte que je venais de découvrir.
Quelques temps plus tard, je suis retourné en consultation. Nous avons parlé de la lettre. Il ma dit que je nétais pas malade, que mon attirance pour les hommes était un état des choses. Cétait la première fois que jentendais ça et ça ma fait un bien de fou ».
« Si seulement mon père pouvait entendre ça de la bouche dun psy » je lâche, comme un cri du cur, avant de le questionner à nouveau « et ce psy na pas essayé de vous changer ? ».
« Non, il na pas essayé. Nous sommes devenus amis par la suite ».
« Et vous avez pu commencer à vous assumer après ça ? ».
« Oui et non, parce que ce nétait pas facile de faire des rencontres. Il ny avait pas de bars, ou des boîtes de nuit. Dans les villes, les lieux de rencontres par excellence étaient les tasses ».
« Les quoi ? ».
« Les tasses. Cétait le surnom qui avait été donné aux pissottières publiques à Paris. Et faire les tasses, cétait aller chercher des rencontres. Mais on y allait la peur au ventre de se faire tabasser par des cons ou de se faire embarquer et brutaliser par les forces de lordre. A lépoque, lhomosexualité était un délit infamant et stigmatisant. Une fois inscrit dans son casier judiciaire on se traînait cette « honte » à vie. Lhomosexualité était aussi considérée comme une maladie mentale, et comme un fléau social, au même titre que lalcoolisme ».
« Un soir, au milieu des années 70 » se remémore Laurent « jétais en voiture, sur un parking isolé, avec un gars que javais rencontré dans une boîte à Paris. Une voiture de Police approche, on nous demande les papiers. Je me souviens du regard des deux policiers, un regard plein de mépris. Javais peur, très peur. Peur quils nous embarquent, ou quils envoient un courrier chez moi, que ma femme tombe dessus, ou quils envoient un courrier à mon cabinet, que mon associé tombe dessus. Je leur ai expliqué que cétait ma voiture du travail, que jétais marié, je leur ai fait comprendre que si ça sébruitait je risquais de tout perdre. Jétais gêné à mort, je tremblais de trouille. Ils ont fini par nous laisser répartir sans faire dhistoires. Pendant des mois jai eu peur dun courrier qui aurait détruit ma vie. Mais il nest jamais arrivé ».
« Heureusement, aujourdhui, au moins ces peurs, celle du chantage et celle du gendarme, ont disparu » je commente.
« Je pense quaujourdhui, les jeunes générations sont beaucoup plus libres que ne l'était la nôtre » estime Denis. Elles le sont beaucoup plus sur le plan de la parole. Avant de passer à l'acte, il faut quand même mettre des mots sur les choses. Et à cette époque, les mots ne venaient pas. Pour que les mots viennent, il faut commencer à vaincre la peur. Et dans les années 60, elle était énorme, cétait notre principal ennemi ».
« Après la libération sexuelle, les années 70 ont été une époque débridée » continue Denis « Ainsi, les années 80 sannonçaient sous les meilleurs auspices. La gauche au pouvoir, la dépénalisation de lhomosexualité. Mais tout ça paraissait trop beau pour durer. Les SIDA na pas tardé à venir gâcher la fête, et les années 80 ont été surtout marquées par cette saloperie, le cancer gay comme il était appelé à lépoque. Il y avait des gens pour dire que ça ferait juste du ménage parmi ceux qui ne méritaient que ça. Certains y voyaient un châtiment divin.
Ça nous est tombé dessus presque du jour au lendemain. Il ny avait pas de remède. Les gays tombaient comme des mouches. La mort de Le Luron et de Freddy Mercury, deux personnalités que jappréciais beaucoup, ma beaucoup affecté. Vous les jeunes de maintenant vous êtes nés avec le SIDA et on vous a appris à vous protéger. A nous, on ne nous lavait pas appris ».
« Cest vrai, mais ce nest pas tout rose pour eux non plus » considère Laurent « car il y a une autre maladie qui fait des ravages à notre époque, comme dans chaque époque, une maladie pour laquelle il ny a pas et il ny aura jamais ni de traitement ni de vaccin. Je veux parler de la connerie humaine de certains, et particulièrement de lune de ses souches les plus odieuses, lhomophobie ».
« Sale race, ces gens-là ! » lâche Albert.
« Les homophobes (1) sont des gens qui veulent décider à la place dautres gens qui ont le droit daimer ou pas » considère Laurent « Ils voudraient nous empêcher de nous exprimer, ils voudraient réprimer toute forme de sexualité différente de la leur ».
Soudain, je repense à un couplet dune chanson de Madonna remontant à quelques années déjà :
Express yourself, don't repress yourself/Exprime toi, ne te réprime pas
And I'm not sorry/Et je ne suis pas désolé
It's human nature/C'est la nature humaine
https://www.youtube.com/watch?v=XPL_qGqSJxA
« Et ces gens-là, quand tu leur demandes pourquoi ils sont contre lhomosexualité » continue Laurent « tu as droit à des « ouais, mais tu vois, cest contre nature, en fait, lhomme nest pas fait pour ça ». Parce que lhomme a été créé pour voler ou aller sur la Lune ? ».
Did I say something wrong ?/Ai je dis quelque chose de mal ?
Oops, I didn't know I couldn't talk about sex/Oops, je ne savais pas que je ne pouvais pas parler du sexe
Oops, I didn't know I couldn't speak my mind/Oops, je ne savais pas que je ne pouvais pas mexprimer
« On a le droit dêtre gêné par ça, par deux mecs qui saiment, chacun est libre de penser ce quil veut. Tant que tu ne fais chier personne il ny a pas de problème.
Le problème ce sont ceux qui insultent, frappent, menacent, harcèlent dautres juste parce quils sont homosexuels. Et eux, ça se voit quils sont cons. Ce sont des pauvres gens ».
You punished me for telling you my fantasies/Tu m'as puni pour t'avoir raconté mes fantasmes
I'm breakin' all the rules I didn't make/Je vais briser toutes les règles que je n'ai pas faites
« Comme si les insultes, les coups, les menaces, le harcèlement pouvaient guérir pas de lhomosexualité, remettre les gens dans le « droit chemin ». Lhomosexualité nest pas un choix, cest une orientation qui échappe à la volonté ».
Express yourself, don't repress yourself/Exprime toi, ne te réprime pas
Did I say something true ?/Ai je dis quelque chose de vrai/bien ?
« En vrai ça dérange qui lhomosexualité ? Pourquoi ? Lhomophobie cest soit de la jalousie et de la frustration, soit de la peur ».
« Moi je ne comprends même pas le sens du mot « homophobe ». Dans homophobie il y a peur. Mais quand tu es homophobe, tu nas pas peur, tu es juste con » conclut Albert (2).
Express yourself, don't repress yourself/Exprime toi, ne te réprime pas
« I'm not your bitch don't hang your shit on me/Je ne suis pas ta pute, n'accroche pas ta merde sur moi ».
« Jai pu constater dans ma vie que les gens qui sont très agressifs par rapport à lhomosexualité sont ceux qui ont lhomosexualité à fleur de peau » considère Laurent « je pense que lenvie de « casser la du PD », cest une façon de casser la gueule à leur propre homosexualité, qui les dérange.
« Si on en croit tes mots, tous les homophobes sont des gays refoulés ? ».
« Dans certains pays, il y a une profonde hypocrisie au sujet de lhomosexualité. Dans certaines cultures latines très machistes, on accepte que des hommes aient des relations sexuelles avec d'autres hommes, mais seulement s'ils tiennent le rôle actif.
Le mépris pour l'homosexuel efféminé, ou pour celui qui est passif, est précisément ce qui rend acceptable la bisexualité pour les hommes masculins. Cest pourquoi l'homophobie, le machisme et la bisexualité masculine semblent marchent souvent ensemble ».
« Lorsque vous jetez votre haine sur moi, ce sont vos peurs que vous projetez sur moi » conclut Albert.
« Qui a le droit de nous dire ce qui est bon pour nous ? » fait Laurent.
« Albert et moi on a passé une bonne partie de notre vie ensemble » explique Denis « On a mis en commun nos solitudes, Pour ne pas vivre seul, comme chantait Dalida. Et ça nous a offert les meilleures années de notre vie ».
https://www.youtube.com/watch?v=4NI_rhdY7DE
« On a vécu de bons moments, de moins bons, on sest soutenus mutuellement » il continue « Il y a eu le sexe, ce qui dérange les homophobes. Mais il ny a pas eu que ça, loin de là. Le sexe ne dure quun temps, comme pour tout un chacun, y compris les hétéros. Mais avec lâge, ce quon demande à lautre, cest la présence de lautre à ses côtés, de la tendresse, du partage. Ce que japprécie, cest justement de ne pas être seul, de partager un bon bouquin, un bon film, un bon concert, un opéra au Capitole. Japprécie notre complicité. Et ce que japprécie par-dessus tout cest que la vie et ses tracas sont bien plus supportables depuis quil est là » fait-il en cherchant la main de son compagnon de vie.
« Même depuis que je suis en fauteuil roulant et que je suis un fardeau pour toi ? » le questionne ce dernier, visiblement ému.
« Je te promets de têtre fidèle dans le bonheur et dans les épreuves, dans la santé et dans la maladie, pour t'aimer tous les jours de ma vie » récite Denis en guise de réponse.
« Jusquà ce que la mort nous sépare » complète Albert « mais ça ne presse pas, chaque jour avec toi est un cadeau ».
« Merci Denis » fait Albert, les yeux embués de larmes.
« Tu aurais fait pareil pour moi ».
Les deux vieux hommes sont émus. Denis se lève et prend son compagnon dans ses bras. Puis, lui enlève les lunettes et essuie les larmes qui coulent sur ses joues.
« Qui a le droit de mépriser ça ? » conclut Laurent, en posant un regard plein démotion sur ses deux potes.
(1) Quelques exemples révoltants de la connerie humaine de certains :
https://tetu.com/2020/03/27/coronavirus-une-menace-homophobe-decouverte-par-un-couple-gay-a-marseille/
http://www.leparisien.fr/essonne-91/infirmiere-menacee-en-essonne-si-un-cas-se-confirme-dans-la-residence-vous-serez-tenue-pour-responsable-30-03-2020-8290968.php
https://www.instagram.com/p/B-WtkzBicac/
(2) Les propos compris entre les indicateurs (2) sont extraits et adaptés des propos contenus dans une vidéo du youtubeur « Jimmyfaitlecon », dont voici le lien :
https://www.youtube.com/watch?v=qbQRu0EOUjI
(3) Très drôle et intelligemment traité aussi :
https://www.youtube.com/watch?v=-xbzAWx_2Pg
Comments:
No comments!
Please sign up or log in to post a comment!