0234 Jette Ce Papier, Nico !
Dans le train qui me ramène de Paris à Bordeaux, un gars plutôt charmant semble sintéresser à moi. Il est accompagné par un chiot labrador sable dont ladorable tête dépasse par moments du haut dun grand sac.
Pourquoi ce genre doccasion ne mest pas arrivé un an plus tôt, quand jétais encore célibataire ?
Peut-être pour ne pas dévier de ma trajectoire de vie qui ma conduit vers Jérém.
Pourquoi cela marrive-t-il maintenant ?
Peut-être que cela arrive pour me mettre à lépreuve, pour tester la solidité de mon amour pour Jérém.
Il faut à tout prix que je tienne bon.
Lorsque le train sarrête en Gare St Jean, je décide de rester le nez plongé dans mon bouquin jusquà ce que le gars quitte la rame, quil séloigne, rendant impossible tout contact ultérieur, toute tentation ultérieure.
Mais en partant, le gars me glisse un petit mot griffonné sur une page blanche arrachée au livre quil était en train de lire.
Et ce nest quau bout de nombreuses, longues secondes que, les mains tremblantes, jarrive enfin à déplier le petit papier et à en lire le contenu.
« Tu me plais beaucoup. Benjamin 06 19 65
. PS : le chiot sappelle Simba ».
[Oui, je sais, à lorigine le gars du train ne sappelait pas Benjamin. Mais jai finalement décidé de lappeler ainsi, donc à partir de maintenant le gars du train ce sera Benjamin, lol]
Je replie le papier, je reste scotché à mon siège, le corps secoué par des décharges dadrénaline successives, incapable de faire le moindre mouvement, observant hagard les derniers passagers quitter le train. Je narrive pas à croire que le gars ait osé ça, jai dû rêver. Je rouvre le papier, mais les mots sont bien là, noir sur blanc.
« Tu me plais beaucoup. Benjamin 06 19 65
. PS : le chiot sappelle Simba ».
Jai bien lu, je nai pas rêvé.
Le wagon est désormais complètement vide lorsque jarrive enfin à me décider de me lever et de le quitter à mon tour.
En me levant, en marchant, le souvenir des coups de reins de Jérém se manifeste très vivement. Ah putain, quest-ce que cétait bon ! Ce sont des courbatures qui me rappellent, si besoin était, que non seulement je suis fou amoureux de ce gars, mais que le sexe avec lui est vraiment magique.
Et pourtant, en descendant du train, je ne peux mempêcher de chercher Benjamin du regard. Des sentiments contradictoires sentrechoquent dans ma tête. Jai à la fois peur et envie quil soit parti ou quil mattende quelque part. Sil était encore là, je voudrais aller le voir et lui dire que je suis flatté par sa proposition, mais que je ne suis pas célibataire et que je ne pourrais pas aller plus loin avec lui. Je voudrais dissiper tout malentendu. Certes, je nai pas pu mempêcher de le mater dans le train. Mais ça sarrête là. Est-ce que je saurais être si fort ?
Mais Benjamin a disparu, il a continué son chemin. Il ma peut-être attendu pendant quelques instants, mais ne me voyant pas descendre, il a tracé sa route.
Mais, à linstar du Petit Poucet, il a laissé derrière lui une dizaine de « petits cailloux numériques » pour que je puisse le retrouver. Pour la première fois de ma vie, la balle est entièrement dans mon camp. Cest une sensation à la fois grisante et effrayante.
Dans le bus qui me conduit près de mon studio, jai limpression de planer. Se sentir désiré fait vraiment leffet dune drogue. Jai encore du mal à réaliser quil me suffirait de composer les dix chiffres griffonnés sur le petit papier pour retrouver ce un gars que je trouve très sexy, et peut-être coucher avec lui ce soir même.
Mais je ne le veux pas. Car je ne veux pas tromper Jérém.
Je comprends enfin ce que doit ressentir bien souvent mon bobrun. Le fait de se sentir désirés nous place sur un plan incliné et savonné qui, si on ny prend pas garde, nous ferait très facilement glisser vers des tentations dangereuses.
La meilleure des choses à faire, la plus définitive et la plus sûre, est de jeter le petit papier, tout de suite, avant de le rouvrir une nouvelle fois et de risquer dimprimer dans ma mémoire, très portée sur les chiffres, la fameuse séquence pour le joindre.
Allez, jette ce papier, Nico ! Pense à cette fameuse trajectoire qui tamène vers Jérém, elle est belle mais fragile, surtout ne fais rien qui pourrait la dévier !
Dun autre côté, lidée de jeter le papier sans donner aucun signe me paraît indélicate. Benjamin semblait bien sintéresser à moi. Et comme je lai maté à mon tour, il sest dit que cétait réciproque, et il sattend à ce que je le rappelle. Peut-être que je devrais lui envoyer un message pour lui expliquer que je ne tromperai pas le gars que jaime.
Oui, je trouve très excitant le fait davoir avec moi le sésame pour joindre un gars charmant. Mais à bien regarder, ce que je trouve grisant par-dessus tout, cest lidée même davoir la possibilité de décider quoi faire de cette proposition, de pouvoir faire pencher la balance dans un sens ou dans lautre.
Puis, soudain, quelque chose se passe dans ma tête. Les souvenirs des moments magiques avec Jérém à Paris, la balade à Montmartre, ses câlins, ses mots adorables remontent à ma conscience. Et je me dis que je suis tellement bien avec lui.
Alors, non, cest décidé, je nappellerai pas Benjamin. Je ne vais pas ramener le petit papier chez moi. Je ne vais pas non plus lui écrire un sms pour lui dire que je suis touché par son invitation mais que je ne peux pas laccepter. Je renonce à cette politesse parce que je me dis que dès le premier message envoyé, il aura mon numéro et ce sera la porte ouverte à la tentation, au danger. La tentation doit être extirpée à la racine si on veut sen débarrasser pour de bon.
Alors, en arrivant à labribus, je déchire enfin le petit papier et je jette les confettis dans une poubelle juste à côté.
Je viens de faire ce que jestime juste et je ressens comme un soulagement. Je sais que jai fait le bon choix. Je me sens plus fort. Jérém me semble moins lointain. Dans deux jours cest son anniversaire, je pourrai le lui souhaiter sans avoir ce truc dans la tête.
En rentrant chez moi, jenvoie un message à Jérém.
« Bonne nuit mon chéri ».
Ce soir, je me sens bien, car je suis bien avec moi-même
Le lendemain, au réveil, mes courbatures sont toujours là, et elles sont bien plus vives que la veille. Jai demandé à Jérém de ne pas me ménager, de me tringler avec toute la puissance dont il était capable, jen ai eu pour mon « argent ». Je voulais amener avec moi le souvenir de ses coups de reins, je nai pas été déçu.
Je retrouve la fac et les cours avec bonheur, car cela maide à me changer les idées. Ma « petite bande » est au grand complet. Raphaël est toujours aussi pétillant et taquin, Monica toujours aussi souriante, Fabien toujours aussi sarcastique. Quant à Cécile, jai limpression quelle est de plus en plus proche de moi et collante vis-à-vis de moi. Raphaël a vu juste, elle me kiffe. Je ne peux pas la laisser plus longtemps se faire des illusions.
Le problème cest que je ne sais pas comment faire. Jai peur quelle le prenne mal. Ne connaissant pas grand-chose à la psychologie humaine, et encore moins à la psychologie féminine, je décide de prendre un avis dexpert. Ou dexperte, plus précisément. Je sais à qui demander, il faut juste que je trouve le moment pour lui en parler discrètement.
La chance me sourit en fin daprès-midi, pendant la demi-heure dattente avant le dernier cours, cours que Monica et moi sommes les deux seuls de notre bande à suivre.
« Je voulais te demander un conseil » je la branche.
« Oh là » elle se marre « Je ne sais pas si je serai en mesure de te répondre, mais dis toujours ».
« Raphaël ma dit que Cécile en pince pour moi ».
« Cest vrai, elle men a même parlé ».
« Elle ta dit quoi ? ».
« Elle te trouve très sympa et très gentil. Et tu lui plais beaucoup ».
Cest étonnant dentendre à nouveau cette formule. Alors quune autre version de la même formule, écrite sur une page de livre arrachée par un gars qui me fait vraiment envie, brûle dans ma poche depuis le matin et accapare une grande partie de mes pensées.
« Ah
».
« Tu as lair surpris
ne me dis pas que tu nas pas vu quelle sest rapprochée de toi
».
« Si
si
mais
».
« Mais elle ne te plaît pas ? ».
« Ce nest pas la question ».
« Tu veux dire quoi ? ».
« Je veux dire que
je ne suis pas vraiment intéressé par les filles. Pas de cette façon-là du moins ».
« Ah, tu veux dire que tu es gay ? ».
« Oui, je suis gay ».
« Cest vrai quà un moment jai eu limpression que tu regardais beaucoup Raphaël ».
« Et comment ! Je le trouve sexy à mort ».
« Ah bah, moi aussi ».
Je souris intérieurement de la nouvelle complicité que ce coming out vient douvrir entre Monica et moi. Permettre aux autres de mieux nous connaître est très utile pour tisser des liens. Lamitié se bâtit plus solidement sur du vrai que sur des apparences.
« Par contre jaimerais autant quil ne le sache pas pour linstant » je tiens à préciser.
« Pourquoi, tu as des vues sur lui ? ».
« Non, pas du tout, je sais quil aime les nanas et quil ne se passera jamais rien entre nous. De toute façon, je ne suis pas célibataire. Mais je ne le connais pas assez pour prévoir sa réaction ».
« Ah, ok, cest vrai que parfois les mecs peuvent être cons avec ça ».
« Je le lui dirai probablement un jour, mais ça ne presse pas. Si jai voulu ten parler, cest parce que tu me sembles une nana très ouverte desprit, pour qui ce genre de choses nest quun fait comme un autre
».
« Tu as vu juste. Je pense que chacun a le droit dêtre heureux comme il lentend. Et bien évidemment cela ne change rien à notre amitié ».
« Jétais sûr que tu réagirais de cette façon. Maintenant, puisque nous sommes toujours potes, jai besoin de tes lumières ».
« Tu me flattes
» elle se marre.
« Comment dire ça à Cécile sans trop la blesser, si elle en pince pour moi ? ».
« Tu ne peux pas. Tu vas ment la blesser. Mais elle sen remettra. Mais tu dois le lui dire au plus vite. Plus tu laisses couler, plus la claque que tu vas lui mettre va lui faire mal ».
« Oui, mais comment je vais my prendre ? Je veux dire
jattaque frontalement en lui disant : bonjour, Cécile, jai quelque chose à te dire : je suis gay ? ».
« Mais non, voyons. Il faut être plus subtil. Commençons par le commencement. Tu as quelquun si jai bien compris
».
« Oui ».
« Et cest sérieux ? ».
« Je crois, oui ».
« Comment il sappelle ? ».
« Jérémie ».
« Tu las vu ce week-end ? ».
« Oui, à Paris ».
« A Paris ? ».
« Oui, il est joueur de rugby pro au Racing ».
« Ah, tu caches bien ton jeu, petit filou. Tu te tapes un rugbyman ! ».
Ses mots me font sourire.
« Cest ça, et pas le plus moche non plus ! ».
« Veinard, va. Et ça se passe bien entre vous ? ».
« Oui, je laime ».
« Alors, dès demain, parle à Cécile de ton week-end à Paris avec Jérémie. Et profites en pour lui glisser à quel point tu es bien avec ce gars. Elle va finir par comprendre et te poser des questions. Répondre à des questions ce sera plus facile que davoir à donner des explications à laveugle ».
« Et si elle ne pose pas de questions ? Si elle fait juste la gueule ? Tu le sais comme moi, elle nest pas du genre bavard
».
« Eh, bien, tu lui dis carrément que tu es avec ce gars et que tu es heureux avec lui ».
« Ça paraît simple ».
« Ne te casse pas la tête. Sois toi-même et tout se passera bien ».
De retour à lappart, je croise Albert et Denis dans la petite cour au sol rouge.
« Alors, ce week-end parisien ? » me questionne ce dernier.
« Fabuleux ».
« Les retrouvailles ont dû être bien chaudes ? ».
« Je ne vous le fais pas dire ».
« A votre âge, cest matin, midi et soir, sans compter les en-cas
heureuse jeunesse
» fait Albert « En tout cas, je suis content pour toi, pour vous. Et tu as pu voir un peu les mecs avec qui il traîne ? » ajoute Denis.
« Oui, on est sortis en boîte avec ses co-équipiers ».
« Cest important ça, avoir un il sur son entourage ».
« Il ma présenté comme son cousin ».
« Il doit être sur le qui-vive pour ne pas se faire remarquer ».
« Ouais
».
« Il ne faut pas lui en vouloir, le rugby, comme tout lunivers du sport, nest pas un monde très tolérant ».
« Je sais, et je le comprends ».
« Alors, il a tenu bon ton rugbyman ? ».
« Je crois, oui. Il ma dit quil ne veut pas aller voir ailleurs ».
« Et je suis sûr quil le pensait vraiment à linstant où il te la dit » commente Albert « Mais avec le temps et la distance ce vu va perdre de sa solennité. Il finira par craquer. Tant que vous êtes loin lun de lautre, tu ne pourras pas len empêcher. Mais tant que vous êtes bien ensemble, des petits égarements ne vous feront pas oublier que vous êtes spéciaux lun pour lautre. Mais il faut faire gaffe ».
« Je lui ai dit de se protéger au cas où ».
« Tu as bien fait. Cest le plus important. Tu vois, Nicolas, Denis et moi on en est passé par là et on est toujours ensemble après tant dannées. Je pense même que cest lune des raisons qui ont fait que nous sommes toujours ensemble ».
« Ourson ».
Cest dingue comme ce simple petit mot, prononcé sur un ton plein de tendresse, a le pouvoir de me donner le frisson dune caresse. Et dapaiser toutes mes angoisses. Quest-ce que jai bien fait de jeter le petit papier de Benjamin !
« Tu me manques ptit loup ! ».
« Toi aussi tu me manques ».
Mardi 16 octobre 2001.
Le lendemain, je me réveille de très bonne heure. Car cest le grand jour. Aujourdhui, mon Jérém a 20 ans. Comment je voudrais passer cette journée, ou du moins la soirée, avec lui !
En remuant dans mon lit, je retrouve encore et toujours lécho de ses coups de reins imprimés dans ma chair. Cest terriblement excitant. Ma trique du matin sen trouve décuplée. Je ne peux mempêcher de me branler en pensant à nos ébats, au plaisir de lavoir en moi, et dêtre en lui. Je jouis et je me rendors brièvement.
A 7 heures pétantes, je lui envoie un sms.
« Bon anniversaire chéri ».
Je pars à la douche, je prends mon petit déj, tout en guettant mon téléphone. Je quitte lappart, je me dirige vers labribus, lorsque le son de notification de messages de mon portable retentit.
« Merci ourson ».
« Je ne pourrais jamais oublier ça ».
En cours, Cécile continue sur sa lancée. Ses regards sont de plus en plus caressants, son attitude de plus en plus claire et gênante pour moi. Je veille à ne jamais rester seul avec elle, de peur quelle se lance à me déclarer sa flamme avant que je ne trouve le moyen de léteindre.
Sil est bien vrai que se sentir désiré est toujours flatteur, même par une nana (et là aussi, je comprends Jérém), sentir « de près » le désir de Cécile est limite angoissant. Car jai peur de la faire souffrir et je ne veux pas ça.
La journée passe sans que jaie trouvé le moment et loccasion de prendre Cécile entre quatre yeux et lui parler.
Le coup de fil du soir de Jérém me fait un bien fou. Du moins le début. Car il se conclut assez vite, et sur une note qui ne me réjouit pas vraiment. Ce soir mon bobrun na pas trop le temps, car ses potes ont prévu une soirée pour fêter son anniversaire.
La distance est une sale bête quand on aime. Je pense à la distance physique, mais aussi à la distance sociale. Si jétais à Paris, quest-ce quil choisirait ? De fêter son anniversaire avec moi ou avec ses potes ? Est-ce que jaurais ma place dans ce jour spécial ?
Est-ce que si jhabitais Paris et que nous pouvions nous voir au quotidien, il accepterait de mavoir régulièrement à ses côtés ? Quen penseraient ses potes ? Comment vivre une vie épanouie quand on est condamnés à rester discrets ?
A Paris, Jérém a tout à prouver. Quil est un bon joueur, quil est un bon pote, et quil est hétéro. La pression sur ses épaules est énorme. Jai peur que tout cela ait comme résultat de le pousser à vouloir à nouveau se conformer, à garder les apparences, à faire comme les autres. A me laisser moins de place dans sa vie. Jai peur que la nouvelle vie de Jérém ne facilite en rien notre histoire.
Mais putain, pourquoi être gay doit-il être si compliqué ? En quoi ce que nous ressentons lun pour lautre concerne ses potes, ses co-équipiers, la direction de léquipe, les supporters ? Est-ce quun jour nous pourrons vivre enfin tranquilles ?
Le lendemain, mercredi, je retrouve le bel inconnu du bus. Et je le retrouve plus sexy que jamais. Car il sest rasé la barbe, ce qui change pas mal son visage, et plutôt à son avantage. Je le trouvais déjà très sexy avec barbe. Mais sans, il est carrément mignon, plus encore que je ne le croyais.
Et contrairement à certains mecs pour qui ce changement de look change vraiment tout (certains mecs sont canons sans barbe, mais beaucoup moins avec ou linverse), lui les deux looks lui vont bien. La barbe ça lui donne un côté viril un brin macho, et sans barbe il fait plus timide, plus doux.
En arrivant à larrêt du bus, il me lance son plus beau « bonjour », accompagné dun grand sourire. Et là, une nouvelle surprise mattend. Le gars me tend la main et serre la mienne dans une bonne prise de mec, à la fois ferme et douce.
Le bus arrive, le gars se dirige vers le fond, et moi aussi. Il sassied, et moi aussi, en face de lui. Je cherche en vain des sujets pour entamer une discussion, mais le gars ouvre son journal et il ne me calcule plus.
Cécile nest pas là aujourdhui, ce qui me permet de suivre les cours avec une sérénité retrouvée. Néanmoins, je me dis quavant la fin de la semaine il faut que je trouve le moyen de régler cette affaire.
Pendant son coup de fil du soir, Jérém me parle de sa soirée de la veille. Apparemment, il sest bien amusé avec ses potes. Ils ont changé trois fois de boîte, ils sont rentrés aux aurores, ils ont pas mal picolé. Apparemment, cest leur façon de fêter lanniversaire de lun des leurs.
Je lécoute parler, tout en repensant pour lénième fois à cette histoire de nana avec qui il aurait couché ou pas le week-end avant ma venue sur Paris.
Même si je pense quil a dit vrai, jusquà quand tiendra-t-il bon ? Est-ce que je dois vraiment me faire à lidée daccepter quil aille voir ailleurs, que ce soit par envie ou par la pression de son milieu et de son entourage ?
Jeudi, pas dinconnu du bus à lhorizon. Son absence me fait ressentir une certaine frustration, comme une sorte de manque. Ce petit « rendez-vous » du matin avec son « bonjour » et son beau sourire est quelque chose de rafraîchissant.
Ce week-end, jaimerais tellement remonter sur Paris. Mais je sais que ce nest pas possible. Je ne peux pas y aller toutes les semaines. Déjà, mon budget ne me le permet pas. Et de toute façon, je suis certain que Jérém ne serait pas partant. Alors, je ne lui en parle même pas. Je me réserve pour le week-end prochain. Si jamais il a envie de me voir, il na quà le dire.
Vendredi, linconnu du bus se pointe à labribus une minute après moi. Je le regarde, il me regarde, je lui dis bonjour. Et là, le type me lance un « bonjour » à son tour, agrémenté dun super joli sourire. Genre, si je me faisais des films, je penserais quil est content de me voir. A nouveau il me serre la main avec fermeté.
Hélas, comme dhabitude, une fois dans le bus, notre bonjour bien que chaleureux na toujours pas de suite. Je trouve une place, il reste debout, pas très loin de moi, lépaule appuyée contre une paroi du bus, le regard plongé dans son immanquable journal sportif.
Mais ce matin, une belle surprise mattend. A lun des arrêts, un contrôleur embarque dans le bus. Le mec est plutôt pas mal, les cheveux châtain clair, la petite trentaine, des beaux yeux pétillants. Et luniforme lui donne un cachet qui le rend craquant. En quelques minutes, la plupart des passagers sont contrôlés. Me trouvant à larrière du bus, je suis parmi les derniers.
En approchant de moi, jai limpression que le contrôleur lance un grand sourire dans ma direction. Je ne peux pas croire que ce sourire charmant mest destiné. Est-ce quil a remarqué que je le mate et que cest le genre de gars à qui ce type dattention fait plaisir même venant dun autre gars ?
« Bonjour Monsieur » fait-il avec sa voix bien mec, chaude, ferme mais très polie, tout en saisissant le ticket que je lui tends.
« Merci Monsieur » il conclut, en me rendant le petit bout de carton.
Le gars continue sur sa lancée et un instant plus tard je lentends lancer un :
« Hey, Justin, ça faisait un bail quon ne sétait pas vus. Tu vas bien ? ».
Je réalise ainsi que son beau sourire ne métait pas destiné. En fait, le contrôleur souriait au bel inconnu du bus. Un inconnu qui nest plus vraiment tel, car je viens dapprendre son prénom. Il sappelle donc Justin. Justin, très beau prénom de mec. Un prénom qui lui va très bien, je trouve.
« Hey, Bruno, ça fait un bail ».
Beau prénom pour le petit contrôleur aussi. La bogossitude possède la faculté de donner de léclat à nimporte quel appellatif.
« Alors, quest-ce que tu deviens, depuis le temps ? » demande le contrôleur.
« Bah, rien de bien folichon, toujours sur les chantiers à droite et à gauche ».
« Et tu vas toujours au rugby ? ».
« Oui, deux soirs par semaine et le match le week-end ».
Javais vu juste, cest un sportif. Un rugbyman. Encore un.
« Je suis jaloux. Toi et les autres potes vous me manquez. Nos bringues me manquent » fait le contrôleur.
« Ça fait depuis combien de temps que tu as arrêté ? ».
« Depuis un peu plus dun an, depuis que mon fils est né. Les nuits sont tellement courtes que je cherche à méconomiser par tous les moyens. Tu verras quand ça tarrivera avec Alice ».
Et voilà la claque qui me pendait au nez. PAF ! Justin est hétéro ! Je men doutais un peu, un peu beaucoup, mais je ne peux mempêcher de ressentir une sorte de désillusion assez cuisante.
« Ça ne risque pas de marriver de sitôt » jentends Justin répondre.
« Tes plus avec ? ».
« Cest compliqué en ce moment ».
« Mais vous deviez emménager ensemble, si je me souviens bien
».
« Ça ne sest pas fait ».
« Quest-ce qui sest passé ? ».
« Jai voulu prendre le temps. Javais limpression que ça allait trop vite. Et elle avait limpression que ça nallait pas assez vite ».
Le bus sarrête et je dois impérativement descendre car je suis déjà à la bourre. Sinon jaurais bien continué le trajet pour connaître la suite de cette conversation qui maurait peut-être permis dapprendre des choses intéressantes sur le beau Justin.
Ce vendredi, le dernier cours se termine à 15 heures. Et alors que Monica, Raphaël et Fabien sempressent de partir, Cécile me propose de réviser dans une salle libre pour reprendre certains points du dernier cours de géodynamique quelle a du mal à assimiler. Sur le coup, je me sens pris au dépourvu. Car je ne me sens pas vraiment prêt à mouvrir à elle. Mais très vite, je me dis que loccasion que je cherchais pour lui parler seul à seul se présente enfin. De toute façon, je ne serai jamais vraiment prêt. Alors autant y aller.
Dans la petite salle, nous ne sommes que tous les deux. Jessaie de reprendre les points clés des derniers cours de géodynamique, mais jai du mal à me concentrer. Je sens sur moi le regard lourd de Cécile et cela me met mal à laise.
Bizarrement, cette première révision men rappelle une autre, avant le bac, avec Jérém, dans son appart de la rue de la Colombette. Lors de cette première révision toulousaine, jétais tout autant incapable de me concentrer quaujourdhui, et toujours à cause dun regard charmeur. A une différence près. Le malaise de jadis était la conséquence dun désir brûlant. Alors que lactuel nest que le résultat de la peur de décevoir et de blesser.
Minute après minute, alors que je survole mes notes sans vraiment my attarder, mon malaise ne fait que grandir. Jentends mes mots comme venant de lextérieur, comme sils sonnaient faux.
A un moment, alors que je suis en train de corriger une note sur le carnet de Cécile, cette dernière pose une main sur la mienne. Je suis comme tétanisé. Instinctivement, je me tourne vers elle. Son regard plonge dans le mien, ses grands yeux un peu tristes semblent vouloir happer mon esprit, et lire en moi quelque chose qui nexiste pas.
Nos visages ne sont quà quelques centimètres. Je ne sais pas quoi faire, comment réagir. Cécile finit par claquer un baiser sur mes lèvres figées. Un baiser que je ne peux pas, je ne veux pas lui rendre. Un baiser qui est suivi dun deuxième, puis dun troisième. Mais mes lèvres restent immobiles.
Car je ne ressens rien. Pour la première fois de ma vie je viens dembrasser (ou plutôt de me faire embrasser par) une nana et je ne ressens absolument rien. Si javais encore des doutes au sujet de mon orientation sexuelle, voilà la preuve qui fait la certitude.
« Je suis désolée » fait Cécile, dérouté par mon manque de réaction.
« Non, tu ne dois pas être désolée ».
« Je ne te plais pas ? ».
« Non, cest pas ça
».
« Tu as une copine ? ».
« Oui, enfin, non, pas vraiment
».
« Ça veut dire quoi, ça ? ».
« Cécile, je ne suis pas attiré par les filles ».
Eh beh voilà cétait pas si difficile !
« Tu es gay ? ».
« Oui
».
« Ça alors, je ne lavais pas vu venir ».
« Tu ten es jamais douté ? ».
« Non
je croyais que les gays étaient plus
».
« Efféminés ? ».
« Peut-être, oui ».
« Si tu voyais mon mec, alors, tu tomberais vraiment des nues ».
« Il est beau ? ».
« Ouf, plus que ça même ».
« Tu es amoureux ? ».
« Depuis le début du lycée ».
« Tant mieux pour toi. Et tant pis pour moi. Pour une fois que je me sens bien avec un gars, il faut quil soit gay
je nai pas de chance ».
« Cécile, tu es une nana très intelligente et tu es quelquun de bien. Tu trouveras le bon gars, mais ce gars ça ne peut pas être moi ».
Nous essayons de recommencer à réviser, mais le malaise est installé, et nous ny arrivons plus.
« Je me sens un peu fatiguée » elle me lance au bout dune poignée de minutes « je crois que je vais rentrer et reprendre tout ça demain à tête reposée.
Je viens de quitter Cécile et je ressens enfin ma tension retomber. Je narrête pas de repenser à sa réaction, et au malaise que ça a créé entre nous. Je lai sentie bien déçue. Je naurai pas dû attendre jusquà ce baiser. Mais désormais cest fait et je ne peux pas revenir en arrière. Au moins, je lui ai dit la vérité. Et elle va cesser de se faire des faux espoirs. Et je me suis enlevé un poids du cur.
Le soir, jappelle Jérém. Il décroche mais notre conversation est écourtée à cause dun double appel. « Nico, on mappelle pour ce soir. Je tappelle demain » je lentends me sortir sur un ton plutôt pressé, avant de raccrocher.
De suite, jimagine que « On », ça doit être son pote Ulysse, le talonnant pour sortir.
Une semaine après le week-end à Paris.
Le lendemain, samedi, mon premier sms de 9h00 : « Bonjour, tu vas bien, chéri ? » reste sans réponse, tout comme celui du début daprès-midi pour lui souhaiter bon match. Pendant toute la journée, jattends un coup de fil ou un sms qui ne viennent pas.
En début de soirée, jappelle ma cousine. Je lui raconte mon week-end parisien. Cétait il y a tout juste une semaine, mais il me paraît déjà si loin !
Jai besoin de me confier, mais je narrive pas à lui parler de mes inquiétudes. Ça ne sort pas. Comme si le fait den parler les rendait plus réelles. Je nai pas non plus envie de lembêter encore avec mes histoires. Entre ses problèmes daudition suite à la catastrophe dAZF et son mariage à organiser, elle a dautres chats à fouetter.
Je viens tout juste de raccrocher davec Elodie, lorsque je reçois enfin un sms de Jérém dans lequel il me souhaite la bonne soirée me précisant quil est déjà avec ses potes.
Je passe la soirée à me balader dans Bordeaux et à cogiter. Il y a une semaine, il ma dit quil ne veut pas aller voir ailleurs. Mais à force de sortir avec ses co-équipiers, ça finira par arriver. Tous ces gars sont très sollicités et ont des aventures. Pourquoi il nen aurait pas ? Je me dis que sil le faut, Jérém a déjà été voir ailleurs.
Je rentre au studio peu après minuit, après une longue balade. Jérém me manque à en crever. Et je réalise que ce qui me manque le plus, au fond, cest sa présence. Je donnerais cher, et je serais même prêt à renoncer au sexe, pour pouvoir le serrer dans mes bras ne serait-ce que pendant une heure.
Pendant toute la journée de dimanche je nai pas de ses nouvelles. Je me sens seul et triste. A plusieurs reprises, jai envie de pleurer. Je nose pas trop lappeler de peur de le déranger quand il est avec ses potes. Le problème cest que jai limpression quil est tout le temps avec ses potes.
Heureusement, mes deux voisins ont la bonne idée de minviter à déjeuner avec eux, ce qui me change les idées pendant quelques heures.
Le soir, sur le coup de 22 heures, à ma grande surprise, la sonnerie de mon téléphone retentit. En quelques dixième de seconde, les battements de mon cur se tapent un sprint digne dun avion au décollage. Ça secoue.
« Ourson ».
Aaaah, comment je vibre à chaque fois au son de sa voix et de ce simple mot, un tout petit mot qui contient toute la tendresse, toute notre complicité de Campan.
« Ah, tu tes rappelé que jexiste » je lui lance sur un ton que jessaie de rendre taquin, mais qui doit sonner comme un reproche.
« Jai été très occupé ».
Je sens au ton de sa voix que ça ne va pas très fort.
« Le match sest bien passé ? ».
« Pas vraiment ».
« Quest-ce qui sest passé ? ».
« Ça a été une cata ».
« Vous avez perdu ? ».
« On sest fait dominer 12-24 ».
Je sens dans ses mots que mon bobrun est triste et démoralisé. Alors, malgré ma propre tristesse et malgré toutes les questions qui remplissent ma tête et gonflent mon cur, je prends sur moi et jessaie de le réconforter.
« Il ne faut pas ten faire, cest juste un match parmi dautres. Vous en avez gagnés pas mal et vous allez en gagner bien dautres ».
« Jai eu des occasions de marquer des points et jai tout raté ».
« Ça ne peut pas toujours marcher ».
« Je ne sais pas si je vais y arriver ».
« Mais si, tu vas y arriver ».
« Comment tu peux en être sûr ? Tu ne connais pas grand-chose au rugby ».
« Cest vrai. Je ne connais pas grand-chose au rugby, mais je crois en toi et à ton talent ».
« Je voudrais y croire autant que toi ».
« Je ne suis pas le seul à y croire, tu sais ? Samedi dernier, quand jétais au stade, jai entendu deux mecs derrière moi dire que toi et Ulysse vous formez un bon tandem ».
« Cest vrai ? ».
« Oui, ils disaient que vous allez aller loin ».
« Aujourdhui, Ulysse ma donné plein doccasions, mais jai tout raté ».
« Tu feras mieux la prochaine fois. Cest en faisant des erreurs quon progresse. Tu débutes, tu as le temps ».
« Ah, non, pas vraiment. Si je ne suis pas rapidement au top, lannée prochaine ils ne renouvèleront pas mon contrat ».
« Jérém, je sais que tu vas faire une belle carrière ».
Pendant que je parle, jentends une voix derrière Jérém.
« Mr Tommasi, vous pouvez partir, noubliez pas vos anti-inflammatoires ».
« Merci docteur » jentends mon Jérém répondre.
« Nico, tes toujours là ? ».
« Oui, mais tes où, Jérém ? ».
« Je sors de lhôpital ».
« Quest-ce que tu fous à lhôpital ? ».
« Pendant le match, un gars mest rentré dans lépaule et jai vu des étoiles ».
« Tu as fait une radio ? ».
« Oui, y a rien de grave, mais ça fait très mal ».
« Fais attention à toi, ptit loup. Soigne-toi bien ».
« Demain je suis excusé dentraînement. On verra si je reprends mardi ou mercredi. De toute façon, pour ce que ça change
».
« Jérém ! Ne dis pas de bêtises ! Il ne faut pas ten faire pour un match raté. Pour linstant, tu dois te reposer. Demain tu verras les choses autrement ».
« Tu as raison, jai besoin de dormir. Bonne nuit, ourson
et merci
».
« Merci de quoi ? ».
« De mavoir remonté le moral ».
Tenter de réconforter mon Jérém me fait plaisir et me fait du bien. Lentendre dire que mes mots lui ont remonté le moral, ça me redonne confiance. Jai limpression que cela nous rapproche. Je pense avoir fait ce quil fallait.
Même si je suis triste pour son accident, ce petit coup de fil a le pouvoir dapaiser un peu mes angoisses. En fait, même sil ne mappelle pas tous les jours, Jérém pense à moi. Et il sait que je suis là et que je le soutiendrai quoi quil arrive. Ce soir ça ne va pas fort et il vient chercher du réconfort auprès de moi. Cest génial.
Le lendemain matin, lundi, malgré le temps maussade, je me sens de meilleure humeur que la veille. Jai limpression que hier soir jai un peu retrouvé la complicité avec mon Jérém. Que jai pu lui laisser entrevoir que mon épaule est assez solide pour quil puisse sy appuyer en cas de besoin.
En arrivant à larrêt de bus, je retrouve le bogoss Justin. Une cigarette à la main, le journal sportif dans lautre, il me lance lhabituel « bonjour », accompagné dun nouveau, large sourire. Sa barbe commence à bien repousser, et putain, comment cest sexy cette barbe de quelques jours !
Justin me serre la main avec son habituelle prise puissante et virile. Un premier contact qui me met de bonne humeur et qui me donne envie de tenter une conversation. Une envie qui reste sans suite, car le mec replonge direct dans la lecture, comme dhab, décourageant ainsi mon élan.
En cours, la bonne humeur semble au beau fixe. Monica est de bonne humeur parce que Fabien la emmenée en week-end, Fabien est de bonne humeur parce que Monica est partie en week-end avec lui. Raphaël est de bonne humeur parce quil sest tapé deux nouvelles nanas, lune levée dans une soirée étudiante le vendredi et lautre draguée dans un bar le samedi.
Moi aussi jai des raisons dêtre de bonne humeur, la principale dentre elles étant le coup de fil de mon Jérém de la veille. Avec la perspective de cet autre que je vais lui passer ce soir pour savoir comment vont son épaule et son moral.
La seule qui a lair pas vraiment de bonne humeur, cest Cécile. Elle nous dit tout juste bonjour, puis sinstalle deux rangées devant nous, sous prétexte de mieux entendre le cours.
Pendant toute la journée, elle ne nous adresse presque pas la parole. Elle ne vient même pas manger avec nous au resto U à midi. Mais cest avec moi quelle est la plus distante. Un malaise évident sest installé entre nous depuis que je lui ai parlé. Un malaise que Raphaël ne manque pas de relever.
« Je me trompe ou Cécile te fait la tête ? » il ne tarde pas à me questionner.
« Non, pourquoi tu dis ça ? ».
« Jusquà vendredi, elle était tout le temps collée à tes basques et là on dirait quelle est devenue allergique à ta présence ».
« Nimporte quoi ! ».
« Si elle ta adressé deux mots depuis ce matin, cest un grand maximum ! ».
« Allez, fiche-moi la paix ! ».
« Vous ne deviez pas réviser ensemble ce week-end ? ».
« Si ».
« Vous avez révisé ? ».
« Oui, oui » je fais, sur un ton agacé.
« Quest ce qui sest passé ? ».
« Rien ! ».
« Cest peut-être justement là le problème ! ».
Comme souvent, Raphaël vise juste.
« Tu ne las pas baisée ? » il enchaîne.
« Occupe-toi de tes oignons ! ».
« Tas eu une panne ? » il se moque.
« Mais ferme-la ! ».
« Elle ne te plait pas Cécile ? ».
Je me retiens de lui répondre, je ne veux pas rentrer dans son jeu.
« Pourtant, cest une très belle nana » il poursuit « pas très avenante, je te laccorde, mais pas dénuée de charme. Et pour une raison que jignore elle a posé ses yeux sur toi plutôt que sur moi ».
« Ce nest pas là la question
».
« Elle est où la question alors ? ».
« La question cest que
en fait, il ny a pas de question. Ce nest pas mon style, cest tout ».
Le soir jessaie dappeler mon Jérém mais je narrive pas à le joindre. Jappelle trois fois et par trois fois je tombe sur son répondeur. Je lui laisse un message pour savoir comment va son épaule. Mais le soir avance, les journaux du soir se terminent, les émissions de début de soirée démarrent et se terminent à leur tour sans que mon téléphone ne sonne.
A 23 heures je me dis que je ne dois pas me prendre la tête, que peu importe si pendant un soir ou deux je nai pas de ses nouvelles, ce quil y entre nous est spécial et le restera. Ce soir il doit être avec ses potes, mais demain soir il me rappellera, cest sûr !
En attendant, ce soir jai besoin de serrer sa chemise dans le noir, de humer son empreinte olfactive qui me fait du bien, même si elle accentue le sentiment de manque.
Le soir suivant, mardi, jattends en vain un coup de fil de Jérém. Depuis deux jours je nai pas de ses nouvelles. Et mes inquiétudes recommencent à trotter dans ma tête.
Cest un fait, nous habitons loin lun de lautre, nous évoluons dans des milieux très différents. Jérém évoluera dans un milieu où le coming out nest pas vraiment bien vu. Il essayera de rester caché. Chose que je ne peux pas lui reprocher, évidemment.
Nous pouvons espérer nous voir un week-end par-ci, un week-end par-là, toutes les 2
3 semaines ? Est-ce que nous serons ensemble à Noël ? Pour le jour de lan ? Pour la Saint Valentin ?
Cette situation nest pas simple et malheureusement elle est destinée à perdurer. Est-ce que cet état de choses est vivable sur la durée, surtout sur une si longue durée ? Est-ce que ce genre de relation me suffit ? Est-ce quelle me rend heureux ?
Aussi, est-ce que cette situation va convenir à Jérém ? Comment va-t-il la vivre ? Lui qui ma demandé de ne pas loublier, est-ce quil ne moubliera pas ? Comment entretenir la passion, lamour et ses promesses, malgré la distance ?
Pour gérer une relation à distance, il faut de la volonté et il faut être deux à lavoir. On ne sait pas ce qui se passe dans la vie et dans la tête de quelquun quon ne voit pas. Déjà que quand on se voit cest difficile, mais quand on est loin, cest pire.
Si j'étais à côté de lui, il me suffirait de voir son regard pour savoir comment il va. Et je pourrais lui faire sentir ma présence, mon soutien. Je pourrais le réconforter face au doute, lencourager face à la difficulté, le féliciter face à la réussite.
Mais avec la distance ce n'est pas du tout pareil. Qu'est-ce que j'ai à lui offrir pour lavenir et comment le lui offrir sans quotidien commun, sans vie commune ? L'amour à distance est-il viable ?
Pourquoi nous sommes partis de Campan ? Ce long week-end à la montagne, cétait vraiment le Paradis sur terre. Et ce Paradis semble si loin maintenant.
Jaime le Jérém que jai trouvé à Campan. Et celui que jai retrouvé à Paris. Jaime sa façon de me faire sentir spécial, jaime son regard amoureux. Mais jaime également ses doutes, ses peurs, ses erreurs, ses maladresses.
Jaime nos moments de tendresse, nos câlins au lit. Jaime me sentir dans ses bras. Et jaime le sentir dans les miens. Et je sais quil aime tout autant me sentir dans ses bras que se sentir dans les miens.
Jaime le voir heureux, le sentir apaisé. Je suis bien quand il est bien et je suis prêt à tout faire pour quil le soit le plus souvent possible.
Je repense à son regard heureux lorsquil a découvert les photos de Campan et je sens une intense émotion menvahir. Jai du mal à retenir mes larmes.
Car je laime, ce petit mec. Et je sais quil maime aussi. Même sil ne me la jamais dit directement.
Ce soir, je fais une insomnie. A une heure du mat, je suis toujours réveillé. En zappant à la radio, je tombe sur une émission animée par une voix féminine à la fois douce et grave, une voix très singulière, mais rassurante et bienveillante comme celle dune copine.
« Pas toujours facile de savoir si l'autre nous aime, surtout lorsqu'il ne nous le dit pas » sinquiète un auditeur au téléphone. Une affirmation qui fait évidemment écho à mes ressentis.
« Je crois que labsence de déclaration ne signifie pas qu'il y a une absence de sentiments » lui répond lanimatrice avec sa voix à la fois douce et rocailleuse « Elle révèle une peur que le temps n'apaise pas. La peur de s'exposer et d'être vulnérable, la crainte que l'autre s'empare du "Je t'aime" comme d'un trophée, pour dominer. Il peut aussi montrer une certaine timidité et un manque de confiance en soi.
Heureusement, il y a dautres façons pour savoir si un homme est amoureux. Il y a des regards et des petits gestes qui disent plus que mille phrases, encore faut-il savoir les décoder ».
Cest vrai, il faut savoir décoder. Je repense à ses mots à la gare à Paris, juste avant de nous quitter :
« Avant de te rencontrer, je ne savais pas ce que cétait dêtre heureux. Et pour ça, tu es quelquun de très spécial pour moi ».
Ou à Campan, lors de nos retrouvailles :
« Merci dêtre là ».
« Je ne te mérite pas ».
« Je tai fait trop de mal ».
« Je ne veux plus te faire du mal ».
Toujours à Campan, avant de nous quitter :
« Ne moublie pas, Nico ».
Si ça ce ne sont pas des mots damour
Au fond de moi, je sais que cest certainement sa façon de me dire « je taime ». Mais aussi peut-être une façon de me parler de sa vulnérabilité, de me dévoiler.
Dans tous ces mots, ne ma-t-il pas dit également : « Aime-moi comme je suis, aime-moi, malgré moi, aime-moi malgré ce que je t'ai fait, et malgré ce que j'ai peur de te faire encore. Et quoi que je fasse, quoi quil arrive, ne mabandonne pas » ?
« Quil soit dit avec les mots ou les actes, un « je taime » veut parfois dire « aime-moi »
» jentends cette phrase fuser dans lémission radio.
Au fil du temps, Jérém a changé pour moi. Il ma laissé rentrer dans sa vie. Il ma montré ses fêlures, son humanité, ce qui le rend encore plus viril et touchant à mes yeux. Car il faut du courage, des couilles et de la confiance en lautre pour montrer et assumer ses failles, ses limites, ses peurs.
A Campan, il ma présenté à ses amis, il a même fait son coming out. Depuis Campan, il me fait lamour, il se préoccupe de mon plaisir. Il est tellement en confiance quil a même pu se donner à moi.
Et maintenant, quest-ce que jattends de notre relation ? Quest-ce que jattends de lui ? Quest-ce que je peux attendre de façon réaliste ? De quoi ai-je besoin pour me sentir épanoui dans cette relation ?
De quoi a-t-il besoin mon Jérém pour se sentir bien avec moi ? Qu'est-ce qui fera qu'il voudra rester avec moi ?
« Je ne sais pas toujours ce que ça veut dire aimer quelquun » lance un auditeur.
« Aimer un homme ou une femme nest pas une tâche aisée » commente lanimatrice « Il faut dabord apprendre à connaître notre partenaire, et à connaître ses besoins, ses ressorts émotionnels. Pour aimer quelquun, il faut dabord respecter son indépendance, tout autant que la nôtre ».
« Pour montrer quon aime, est ce quon doit faire passer le bonheur de lautre avant le sien ? » relance le même auditeur.
Cest ça donc la clé pour aimer mon Jérém ? Le laisser respirer, lui laisser son indépendance sans lui prendre la tête ? Lui laisser faire ce dont il a envie ? Lui laisser préférer ses potes à moi ? Le laisser coucher avec des nanas pour faire bonne impression ?
Est-ce que le moment où jai aimé le plus Jérém nest-il pas le jour après notre clash où jétais prêt à renoncer à lui sil était plus heureux sans moi ?
« Jusquoù on peut aller dans cette logique ? Où placer les limites ? » réplique alors lanimatrice.
Et voilà. Où se situe donc la limite entre envie de bonheur de lautre et mon bonheur à moi ? Jusquoù je peux aller, jusquoù je peux accepter de lui avant de craquer ?
Le lendemain, mercredi, Justin est à larrêt de bus. Sa barbe a presque retrouvé sa longueur davant rasage intégral, ce qui, décidemment, lui donne un côté viril qui lui va super bien.
Aujourdhui il fait plutôt froid, et le bogoss porte une veste de jogging à capuche, avec cette dernière rabattue sur la tête, avec une casquette dessous. Dommage quil ait mis la capuche, jaurais bien voulu le voir juste avec la casquette, je suis sûr que ça lui va super bien et quil est super sexy avec. Avec son pull à capuche et sa bonne bouille il a l'air tout gentil, tout câlin.
Comme dhabitude, notre « rencontre » du matin se résume à un échange de « Bonjour », à un beau sourire de sa part, à une solide poignée de main, mais toujours pas de conversation.
Le soir, Jérém me rappelle enfin.
« Ourson ».
Jai beau me faire un sang dencre en attendant son coup de fil pendant des jours, me dire que je ne peux pas tout lui laisser passer, jai beau avoir envie de lui prendre la tête, lorsque jentends sa voix mâle prononcer le mot « Ourson », je fonds.
« Hey, ptit loup, je croyais que tu mavais oublié ».
« Pourquoi ? ».
« Jai essayé de tappeler plusieurs fois, je tai laissé un message, tu nas pas répondu ».
« Nico, quand je suis avec mes potes je ne peux pas te répondre. Après, si je rentre tard, je ne vais pas tappeler à une heure du mat ».
« Tu peux ».
« Nimporte quoi ».
« Moi jaime bien te parler le soir, tentendre me raconter ta journée ».
« Cest toujours la même chose, tu sais
muscu, entraînements, matchs de préparation. Et les cours aussi ».
« Et les sorties en boîte ».
« Ça aussi ».
« Mais pas le temps pour un petit coup de fil » je ne peux mempêcher de lui lancer.
« Cest pas grave si on ne sappelle pas tous les jours, si ? ».
« Non
mais
déjà quon ne se voit pas tous les jours
les coups de fil et les messages cest tout ce qui nous reste ».
« Mais moi je ne sais pas quoi te raconter tous les jours ».
« Tu crois quon peut se voir ce week-end ? » je vais droit au but.
« Ce week-end
je ne sais pas ».
« Comment
tu ne sais pas ? ».
« Ce nest pas une bonne idée. Dimanche on a un match très important et il ne faut pas quon se rate
déjà que mon épaule en fait des siennes
».
« Au fait, elle va comment ton épaule ? ».
« Ça va, jai repris lentraînement ce matin, mais jai toujours mal ».
« Alors ce week-end on ne se voit pas ».
« Pas ce week-end, en plus je naurais pas vraiment de temps pour rester avec toi ».
« Mais tu me manques trop ».
« Nico, essaie de comprendre ».
Je ninsiste pas, je ne veux pas lui prendre la tête.
Oui, jessaie de comprendre mais jai mal. Après ce coup de fil, je sens quune nouvelle insomnie se prépare. Après deux films sans intérêt sur deux chaines différentes, jallume la radio peu après une heure du matin.
Hâte de retrouver cette voix qui est en passe de devenir une présence quotidienne rassurante, une présence tout particulièrement bienvenue la nuit, le moment où la solitude et les tourments de lamour sont les plus durs à supporter.
Ce soir, une « sans-sommeil » comme moi se pose la question sur comment aider un homme qui paraît séloigner quand il a des problèmes.
« Les hommes, pour la plupart, n'aiment pas évoquer les choses qui les préoccupent sur le moment, ils ont besoin de temps pour réfléchir et trouver une solution tout seul. Souvent, ils ont juste besoin dune oreille attentive. L'écoute est souvent plus importante que la parole. Lécoute est une qualité que tout le monde ne possède pas, mais qui peut être développée ».
Je crois savoir ce qui tracasse mon Jérém. La peur déchouer au rugby, et la peur que ses potes découvrent quil est gay. En fait, il a peur dêtre rejeté. Je pense quil a peur aussi que je le laisse tomber.
Comment le rassurer quant à la sincérité et à la solidité de mon amour, comment lui faire comprendre que jamais je ne labandonnerai, sans lui donner limpression dune dépendance amoureuse de ma part qui pourrait leffrayer ?
Le jeudi, je nai pas le moral. Deux semaines déjà que je nai pas revu mon Jérém. Son refus de me recevoir chez lui à Paris le week-end qui arrive na fait quexacerber mes inquiétudes.
En cours, Monica remarque que je ne suis pas bien. Je prétexte une mauvaise nuit de sommeil pour faire cesser les questions.
Le soir même, je me laisse traîner à une soirée étudiante.
« Ça te changera les idées » me lance Raph pour me convaincre à laccompagner.
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