0235 Le Vent Change

0235 Le vent change…


Le jeudi, je n’ai pas le moral. Deux semaines déjà que je n’ai pas revu mon Jérém. Son refus de me recevoir chez lui à Paris le week-end qui arrive n’a fait qu’exacerber mes inquiétudes.
En cours, Monica remarque que je ne suis pas bien. Je prétexte une mauvaise nuit de sommeil pour faire cesser les questions.
Le soir même, je me laisse traîner à une soirée étudiante.
« Ça te changera les idées » me lance Raph pour me convaincre à l’accompagner.

Ça se passe dans un bar du centre-ville.
« C’est ta première soirée étudiante ? » il me demande alors que nous attendons pour rentrer.
Je dois vraiment avoir l’air à côté de la plaque.
« Oui » je réponds sobrement.
« Les premières impressions que tu donnes de toi sont primordiales » il m’annonce « La règle d’or pour toi ce soir est : tâche de paraître sympa. Ta popularité future en dépend ».
« Je ferai de mon mieux ».
Le bar, plutôt du genre branché, est rempli d’étudiants qui, au premier regard, semblent s’amuser. Ou plutôt essayer de s’amuser, et boire en attendant.
L’alcool est partout, mais il n’est pas la seule distraction de la soirée. L’odeur des joints, que je connais bien depuis les « révisions » de la rue de la Colombette, remonte à mes narines et me rappelle des souvenirs.
Evidemment, dans le bar il y a un certain nombre de beaux mecs qui aimantent mon regard sensible. Mais je n’ai pas le temps de bien détailler la faune masculine car je suis de près mon camarade Raph qui lui file tout droit vers un grand gaillard brun attablé en compagnie d’autres gars. Ce dernier n’est pas particulièrement beau, mais il est très souriant et il a l’air très avenant.
« Hey, Franck, tu vas bien ? » lui lance Raph en lui claquant la bise.
« Hey, Raph, content de te voir ».
« Voici mon pote Nico ».
« Salut, moi c’est Franck » fait le grand brun en me broyant la main avec une puissante poignée de mec.


« Salut ».
« C’est sa première soirée » précise Raph « il est un peu timide ».
« Mais ça c’est pas grave, ça peut s’arranger très vite. Tu bois quoi, Nico ? ».
« Euh… une bière blanche ».
« C’est une blague ! ».
« Je préfère commencer en douceur ».
Franck se marre, puis s’adresse à Raph :
« Pour toi, ça n’a pas changé ? ».
« Yes, mec ! Vodka à flots ! ».
Evidemment, Raph connaît plein de monde. Et très vite il s’en va saluer d’autres gars et faire son numéro de charme à des nanas. Je me retrouve seul avec Franck, qui essaie de me mettre à l’aise en me demandant dans quel cursus je suis, comment s’est passée ma rentrée. Plus je discute avec lui, plus je trouve que son affabilité et son humour sont des véritables atouts charme. Finalement, je ne le trouve pas si mal.
En conversant avec Franck, je commets une erreur de débutant : je vide ma bière beaucoup trop vite. Et comme l’étudiant en soirée a horreur du vide (dans le verre), je me retrouve aussitôt avec une nouvelle bière dans la main. Je n’ai pas soif, mais je ne peux pas refuser. Je propose de payer à mon tour, il refuse catégoriquement.
Une petite bande de mecs approche et vient le saluer. Ils commencent à discuter entre eux et je me retrouve isolé dans un environnement bruyant où je ne connais personne. Je fais un tout d’horizon et je n’arrive pas à repérer Raph.
Me voilà seul au milieu d’une multitude de jeunes a priori comme moi mais au milieu desquels je me sens comme un étranger.
Comment aller vers les autres dans ce genre de soirée ? Vers qui ? Avec quel prétexte, quelle accroche ? Vers un mec, une nana ? Je ne saurai de toute façon comment m’y prendre, de quoi parler, comment trouver quelque chose d’intéressant pour capter l’attention, comment ne pas paraître à côté de la plaque, relou, ou ridicule.
Une nana approche et me demande une cigarette.
« Désolé, je ne fume pas… ».
Et voilà. Si encore je fumais, ou si je buvais, ça pourrait créer des occasions.
C’est con, mais la socialisation a besoin parfois de l’aide d’un produit « désinhibiteur », pour amorcer le processus.
Je m’installe au comptoir, ma bouée de sauvetage dans cette mer d’interactions dans laquelle je ne sais pas nager et dans laquelle je me noie. Je reprends une troisième conso, plus pour me donner un genre que pour une véritable envie.
Tant qu’à faire, je choisis un truc que j’aime vraiment, un mojito. Réflexe proustien, en le savourant je repense illico à ma cousine Elodie. Qu’est-ce que cette soirée serait autrement marrante si elle était là à boire un mojito et à rigoler avec moi ! Soudain, je réalise qu’avec cette histoire de mariage, peut-être que notre complicité, nos sorties, nos vacances à Gruissan appartiennent déjà à une autre époque. Et cela me rend profondément triste.
Ne sachant pas comment bâtir un pont vers l’autre, je me cantonne à la seule occupation qui ne me demande aucun effort, celle qui me réussit le mieux : l’observation de la bogossitude ambiante.
Je regarde les mecs en train de discuter, boire, déconner entre potes, ou essayer d’aborder des nanas. Ils essaient de les emballer, ils espèrent certainement tirer leur coup un peu plus tard dans la soirée. Car le but ultime, dans ces soirées, semble justement être celui de tirer son coup. Baiser est bien une forme de socialisation.
Cette soirée me rappelle les sorties dans les boîtes toulousaines, la Bodega, le KL, l’Esméralda, des soirées passées à mater Jérém, Thibault et ses potes. Là aussi, le comptoir était souvent ma bouée de sauvetage.
Comme toujours, je regarde les mecs avec un regard à la fois fasciné et curieux, j’essaie de deviner leurs attitudes et leur façon d’être en les observant interagir entre eux. Tout en m’énivrant de tous ces petits détails – les yeux, le regard, la bouche, le sourire, les oreilles, les brushing, la barbe, la stature, la carrure, la plastique, une chaînette, un tatouage, la façon de porter un t-shirt ou une chemise ou un jeans, une attitude, une position du corps, une traînée de parfum – toutes ces petites choses qui retiennent mon attention, une infinité de détails qui font se réveiller en moi quelque chose qui me fait vibrer, quelque chose qui me parle à chaque fois de l’incessamment renouvelée beauté du Masculin.

Oui, la vision de chaque bogoss attire mon attention et ma fascination. Mais également de la tristesse, car chacun d’entre eux, d’une façon ou d’une autre, me renvoie sans cesse vers mon Jérém qui me manque terriblement.
Je me surprends à caresser les mailles de ma chaînette, cette chaînette qui n’a pas quitté mon cou depuis notre séparation à Campan. « Comme ça, je serai toujours avec toi » il m’avait dit, en la passant autour de mon cou. Et c’est vrai, à chaque fois qu’au gré d’un mouvement je sens les mailles glisser sur ma peau, je ressens un frisson en repensant au gars que j’aime.
Le souvenir de ses coups de reins, la marque de sa puissance sexuelle dans ma chair, s’est estompé au bout de quelques jours après mon week-end à Paris. Mais la caresse de cette chaînette, la marque de son amour pour moi, est toujours avec moi. Et elle me rappelle le souvenir de son regard amoureux lorsqu’il me l’a offerte, alors que, je le sais, elle comptait beaucoup pour lui. C’est un bout de son intimité que Jérém m’a offert avec cette chaînette. Et elle me donne régulièrement d’intenses frissons.
Jérém me manque, et j’ai peur, je ne suis pas tranquille vis-à-vis de ce qui peut se passer dans sa nouvelle vie parisienne. L’avenir de notre relation m’inquiète de plus en plus.
La nuit avance, l’alcool rend les mecs entreprenants et les nanas moins farouches, et des alchimies d’un soir commencent à se former. Comment ces soirées se terminent-elles ? Combien de ces gars baisent après la soirée, et avec qui ? Combien de potes hétéros, de colocataires saouls se laissent finalement aller et tentent une plaisante « expérience » entre mecs ? Est-ce qu’il y a d’autres gays que moi dans ce bar ? Est-ce qu’ils kiffent les mêmes gars que moi ? Est-ce qu’ils se sentent aussi seuls et isolés que moi ?
Peu à peu, je sens une douce fatigue, comme une ivresse, monter en moi. Comme d’hab, quelques bières, un verre et ça y est, je suis ko. Je commande un soda pour essayer de calmer le jeu.

J’attends ma conso lorsque je remarque un peu plus loin, assis au même comptoir, un petit mec seul lui aussi. Les cheveux châtains en bataille, un physique fin et élancé, habillé par un t-shirt bleu trop grand, le gars est plutôt mignon. Il a une bonne bouille, il a l’air tout doux. Son regard dégage un je ne sais quoi de rêveur et de timide qui le rend craquant. Il a carrément une bonne tête à bisous et à câlins. Et il a l’air de se faire chier tout autant que moi.
A un moment, le gars se tourne vers moi, il capte mon regard. Et après un petit instant de flottement, il me sourit. D’emblée, il m’inspire un sentiment de sympathie et de tendresse.
Ça doit être l’alcool qui me donne des ailes, mais quelques instants plus tard je fais quelque chose qui me paraît totalement inconcevable même à l’instant où je le vis, et pourtant inévitable. Je me lève, je m’approche de lui et je lui parle.
« Salut » je lui lance, sans avoir la moindre idée sur comment je vais enchaîner.
« Salut. Moi c’est Rubens » fait le petit mec en me tendant la main.
Ah beh, voilà un prénom pas banal et plein de charme. Tout comme le p’tit gars qui le porte.
« Et moi c’est Nico » je lui réponds en serrant la sienne qui est chaude et douce.
« Tu as l’air de te faire chier » il me lance.
« T’as l’air de te faire chier tout autant que moi, je me trompe ? ».
Je ne sais pas pourquoi je me sens si à l’aise avec ce petit mec. Une fois de plus, je mets ça sur le compte de l’alcool.
« Non, tu te trompes pas ».
« Tu es dans quel cursus, Nico ? ».
« Sciences de la Terre ? Et toi ? ».
« Langues »
« C’est ta première soirée ? ».
« Oui. Et toi ? ».
« Aussi ».
« Tu es venu seul, Nico ? ».
« Non, avec un camarade de fac et toi ? ».
« Je suis venu avec une copine ».
Rubens a un regard à la fois pétillant et plein de douceur. Ça se confirme, ce petit gars est un véritable aimant à câlins.
« Tu es d’où ? » il me questionne.
« De Toulouse et toi ? ».
« De Poitiers ».
« Tu t’y plais ici à Bordeaux ? » il enchaîne.
Je suis en train de chercher une réponse pas trop banale à sa question lorsqu’une nana vient le voir.
« Hey, tu fais quoi ici tout seul ? » elle le questionne.
« Je me fais un nouveau pote. Sophie, je te présente Nico. Nico, voici ma copine Sophie ».
« Salut Nico ».
« Salut Sophie »
« Rubens, viens avec nous, mes potes t’aiment bien » lui lance cette dernière.
« Il se fait tard, tu veux pas plutôt qu’on y aille ? » fait le petit mec.
« Allez, fais un effort ».
« J’arrive, j’arrive » fait Rubens, en quittant sa chaise de comptoir visiblement à contrecœur.
« Ils me saoulent ses potes » il me lance, avec un regard complice. Avant d’enchaîner, visiblement très emballé par l’idée :
« Eh, Nico, viens prendre un verre avec nous. Comme ça on pourra continuer à discuter ».
La proposition est tentante, mais mon ventre vient de décréter le couvre-feu de la boisson. Je sens les bières se battre avec le Mojito et le soda.
« C’est gentil, mais je ne vais pas tarder à y aller. Si je bois encore un verre, ça va mal se terminer » je suis contraint de prendre congé, alors que je sens monter en moi un mal au cœur persistant.
« Comme tu voudras, Nico. En tout cas, ravi d’avoir fait ta connaissance ».
« Moi aussi j’ai été content d’avoir fait ta connaissance ».
« A un de ces quatre, peut-être ».
« Ça me ferait plaisir aussi ».
« Bonne nuit ».
« A toi aussi ».
Je le regarde rejoindre la tablée des potes de sa copine et s’y installer. Je regrette que notre conversation se termine si tôt. Mais j’ai vraiment mal au cœur. Mais pourquoi j’ai bu autant ?
Aux toilettes, je passe un sale quart d’heure. Lorsque je reviens dans la salle, Rubens a disparu. C’est vraiment dommage, car ce gars avait l’air très sympa. J’aime croire qu’on aurait pu devenir potes.
Je retrouve Raph sur un canapé en train de rouler des pelles à une inconnue.
« Ça va Nico, tu t’amuses ? » il me lance, en reprenant son souffle.
« Ça va ».
« Je te présente Amandine ».
« Sandrine ! » fait la fille, vexée.
« Ah oui, pardon ! ».
« Je vais y aller » je lui annonce.
« Tu déconnes ! Il n’est que 2 heures ! Le meilleur commence maintenant ! ».
« Je vais quand même y aller, je suis fatigué ».
« Allez, Nico ! ».
« Pour ma première soirée, c’est déjà pas mal ».
« Allez, rentre bien mon pote ».

Le vendredi, je me réveille avec le moral plus bas que mes chaussettes. Il pleut. Toujours pas de nouvelles de mon Jérém. Je n’ai vraiment pas envie de partir en cours. Mais il le faut.
Et c’est ce matin, alors que je suis en mode zombie, que quelque chose d’inattendu se produit.
Pas de Justin lorsque j’arrive à l’arrêt de bus. Mais deux minutes plus tard, je le vois arriver de loin sous un grand parapluie. Du coup, j’attends qu’il soit assez convenablement proche de moi et je lui dis bonjour. Et là, il me balance son plus beau sourire, ainsi qu’un « bonjour » charmant, avec sa voix douce de mâle. Sa prise de main est toujours aussi virile.
Son sourire est tellement beau et engageant qu’il me donne enfin le courage de lancer une conversation.
Comme il pleut des cordes, le sujet est tout trouvé.
« Quel sale temps aujourd’hui » je lance.
« C’est clair, c’est un temps à rester au chaud au lit ça ! » il relance, tout en glissant un beau sourire qui, à lui tout seul, a le pouvoir de faire oublier la pluie.
« Passer la matinée à somnoler devant la télé, prendre un petit déj tranquille » je rêve à haute voix.
Justin semble hésiter à dire quelque chose, comme s’il cherchait un truc sympa à balancer. Sur ce, un bus se pointe, mais il est plein à craquer. Des passagers descendent, d’autres devant nous montent.
« Je crois que je vais attendre le prochain » il lance.
« Moi aussi ».
Le bus repart et du coup nous nous retrouvons tous les deux seuls sous l’abribus.
« Tu as l’air d’avoir eu une nuit difficile » je l’entends me lancer dès que le bruit du bus s’éloigne de nous.
« Oui, c’est le mot, difficile ».
Le gars me sourit et ça fait du bien.
« Au fait moi c’est Justin ».
« Et moi c’est Nico ».
« Alors t’aurais bien fait la grasse mat » il me taquine.
« Oh que, oui, surtout après cette soirée ».
« Une soirée bien chargée ? ».
« Une soirée étudiante ».
« Tu es étudiant, alors ».
« Je suis à la fac de sciences en première année ».
« Et toi ? » je lui retourne tout naturellement.
« Moi je suis façadier. Tu vois, le crépi, l’isolation… ».
« Ah, tu travailles à l’extérieur… ».
« Eh oui… mais s’il continue à flotter comme ça, le chef de chantier va nous mettre en intempérie. Surtout un vendredi ».
« Alors, c’était bien ta soirée ? » il enchaîne.
« Oui, pas mal. Mais je crois que ces soirées c’est pas trop pour moi. Je ne suis pas du genre à aller vers les gens, et je me fais vite chier ».
« Tu es timide ».
« Oui ».
« C’est l’impression que je me suis fait de toi ».
Sa remarque me touche, car elle dévoile le fait qu’il m’a observé à son tour depuis que nous nous croisons.
« Je crois que je ne bois pas assez pour m’amuser. Le fait est que je ne tiens pas l’alcool ».
« Moi, en revanche, je le tiens très bien » il se marre.
Un nouveau bus approche, tout aussi plein que le précèdent. Comme nous sommes sur le bord du trottoir, nous arrivons quand même à nous faufiler à l’intérieur. Mais nous sommes tellement serrés qu’il n’est plus possible de discuter.
Au fil des arrêts, des gens sortent, d’autres rentrent. Ça brasse dans tous les sens et Justin et moi nous nous retrouvons ballottés aux deux extrémités du bus.
Lorsque le bus arrive à mon arrêt de la fac, Justin est carrément à l’autre bout du bus. Je le regarde, il me regarde, il me fait un signe de la main et il me lance un nouveau beau sourire. Je lui retourne le signe de la main, j’essaye d’esquisser un sourire à mon tour, tout en me sachant incapable de lui en renvoyer un aussi beau que le sien.
La journée à la fac s’écoule lentement. Le temps maussade donne l’impression que tout se passe comme au ralenti. Jérém n’a pas voulu que je le rejoigne à Paris, le week-end s’annonce comme profondément ennuyeux et rempli d’angoisses.
Heureusement, j’ai une maman formidable. Le vendredi soir, elle m’appelle pour me demander si je suis d’accord pour qu’elle prenne le train et qu’elle vienne me voir le lendemain. Elle souhaite arriver samedi en fin de matinée et repartir le dimanche. Bien évidemment, cela me fait très plaisir.
« C’est une très bonne idée maman ».
« Comme ça on pourra se balader dans Bordeaux, je n’ai jamais mis les pieds dans cette ville ».
« Amène mon sac de couchage, comme ça je te laisserai mon lit ».
Après l’annonce de la venue de maman, le week-end et sa solitude annoncée ne me font plus peur.
Je suis tellement requinqué par cette nouvelle, que je trouve le courage d’appeler mon Jérém. Même si je me dis qu’il y a très peu de chances pour qu’il réponde, surtout un vendredi soir, car il doit assurément être de sortie avec ses potes. Je me dis qu’au pire je lui laisserai un message, histoire de lui faire sentir ma présence, histoire qu’il ne m’oublie pas.
Mais à ma grande surprise, mon bobrun décroche.
« J’allais justement t’appeler ».
« Tu me manques, Jérém ».
« Toi aussi, ourson ».
« Tu vas faire quoi de ton week-end ? » il me questionne après un petit blanc.
« Maman vient me voir demain, je vais lui faire découvrir la ville ».
« C’est bien ».
« J’aimerais tellement que tu sois là avec moi ».
« Si je pouvais ».
« Tu penses que nous pourrons nous voir bientôt ? ».
« Dans quelques semaines ce sera la pause de Noël, ce sera plus facile ».
« J’espère qu’on se verra avant quand même ».
« Je ne sais pas Nico ».
« Jérém… ».
« Il faut que j’y aille, les gars m’attendent ».
Jérém prend très rapidement congé. Dès le téléphone raccroché, je sens une profonde tristesse m’envahir. Car je sens mon Jérém m’échapper.

[A plusieurs centaines de bornes de là, dans son studio aux Buttes Chaumont à Paris, Jérémie vient de raccrocher à son tour. Il s’affale dans son clic clac, il allume la console de jeu, il lance un match virtuel. Jouer à la console ça le détend d’habitude. Il essaie de se concentrer sur l’action, mais il n’y arrive pas.
Car il ressent un profond malaise au fond de lui. Quelque chose le tracasse. Ce coup de fil a été pénible pour lui. Mais ce qui le tracasse le plus c’est de penser que ça a dû l’être tout autant pour Nico. Il sait qu’il a fait de la peine à ce petit gars qui est si spécial à ses yeux. Et il déteste ça. Il se déteste pour ça.
Nico lui manque, il lui me manque beaucoup. Il a très envie de le voir. S’il s’écoutait, il le rappellerait pour lui dire de venir le rejoindre dès que possible. En fait, il beaucoup plus envie de le voir ce week-end que de sortir en boîte avec les collègues du rugby.
Mais s’il accepte que Nico vienne le voir, comment va-t-il gérer ça ?
Il se dit qu’il ne peut pas l’amener avec lui au match et en boîte comme la dernière fois. Les gars commencent à se foutre de sa gueule parce qu’il n’emballe pas les nanas sous prétexte d’une hypothétique copine à Bordeaux, alors il faut à tout prix éviter d’éveiller les soupçons.
Il ne peut pas non plus se passer de sortir. Déjà qu’il a du mal à se sentir à sa place et qu’à part Ulysse, qui a été sympa avec lui dès le premier jour, les autres gars ne lui font pas vraiment des cadeaux, si en plus il reste dans son coin, sa côte de popularité ne va jamais décoller.
Il ne peut pas non plus sortir sans Nico. Il ne peut pas lui dire de venir le voir et le laisser seul. Il comprendrait vite qu’il essaie de le cacher. Il ne peut pas lui faire ça. Il ne mérite pas ça.
Non, il ne peut pas laisser venir Nico sur Paris. Du moins pour l’instant. Car en plus, en ce moment, entre les entraînements, les matches et la fac, Jérémie se sent en stress permanent.
Il n’a pas envie de lui parler de ses difficultés à s’intégrer à l’équipe, des entraînements qui l’épuisent, des matches qui ne marchent pas toujours comme il le voudrait, de sa peur de ne pas y arriver, de la pression qu’il sent sur lui et qui l’étouffe. Il n’a pas non plus envie de lui parler de ses problèmes à la fac, où il a de plus en plus de mal à suivre. Il ne veut pas que Nico voit qu’il trime, il ne veut pas se montrer faible. Il ne veut pas qu’il vienne le voir tant que ça n’ira pas mieux dans sa tête et dans sa vie.
Jérémie sait que Nico commence à trouver le temps long et qu’il ne vit pas bien cet éloignement. Et encore moins le fait de lui empêcher de revenir à Paris.
C’est dur de ne pas le voir. Mais ce qui est le plus dur c’est de penser au mal qu’il est en train de lui faire, à nouveau, après lui en avoir bien assez fait par le passé.
Jérémie sait que plus le temps passe, plus il risque de le perdre. Et il ne veut pas que cela arrive. Il a eu tellement peur à l’idée de l’avoir perdu pour de bon après le clash avant son accident, et il en avait mal à en crever ! Car Nico lui fait du bien, et il est bien avec lui.
« On était si bien à Campan ! J’ai tellement adoré le tenir dans mes bras devant la grande cascade à Gavarnie ! Ce petit mec me rend dingue ! » se dit Jérémie, avec nostalgie et une pointe de mélancolie.
Oui, s’il s’écoutait, Jérémie rappellerait Nico pour lui dire de venir le rejoindre.
Mais il ne s’écoute pas, pas assez. Et au lieu de quoi, il passe à la douche, il arrange ses cheveux bruns au gel, il met du déo sur son corps. Il s’habille sur son 31 et il quitte son appart pour aller faire la fête avec ses potes.
Il est parfois plus simple se conformer à ce que son milieu et son entourage attendent de nous, que d’écouter son propre cœur].

Deux semaines après le week-end à Paris.

Le lendemain matin, samedi je me réveille aussi triste que la veille. J’ai très mal dormi, et je ne me sens pas vraiment en forme. Heureusement, maman va être là dans quelques heures.
Elle débarque à la gare à 11h30. Je suis tellement content de la voir que j’ai du mal à retenir mes larmes.
« Ça va, Nico ? ».
« Oui, maman, je suis content que tu sois venue ».
Dès notre arrivée dans la petite cour au sol rouge, maman fait la connaissance de mes deux adorables voisins et propriétaires.
« Nico est un garçon fort bien élevé. Vous l’avez bien réussi » rigole Albert.
« J’ai fait de mon mieux et je ne suis pas mécontente du résultat ».
« Vous allez repartir ce soir ? » se renseigne Denis.
« Non, je compte rester jusqu’à demain, si mon fils ne me met pas à la porte ».
« Et vous allez dormir où ? ».
« J’ai apporté un sac de couchage pour Ni… ».
« J’ai une meilleure idée. J’ai un appart qui est inoccupé juste à côté de celui de Nico. Je vais l’aérer et mettre des draps et ce soir vous pourrez y dormir ».
« Non, je ne peux pas accepter ».
« J’insiste ».

« Quand on lit sur une annonce « 13 mètres carrés » on ne se rend pas compte à quel point c’est minuscule » commente maman en rentrant dans l’appart.
« L’avantage est que le ménage est très vite fait » je plaisante.
« Ça c’est clair ».
« En plus, j’ai des voisins extra ».
« Ils sont vraiment sympa tes proprios ».
« J’ai de la chance ».

A midi, nous déjeunons dans un restaurant du centre-ville.
Après m’avoir questionné sur ma vie à la fac, maman m’entraîne sur des sujets plus intimes.
« Alors, raconte, avec Jérémie ça se passe toujours aussi bien ? ».
« J’ai peur que la distance nous fasse du tort ».
« Tu as peur de quoi ? Qu’il t’oublie ? ».
« Oui, qu’il aille voir ailleurs ».
« Tu crois qu’il irait voir d’autres garçons ? ».
« Non, plutôt des filles, pour faire comme ses potes ».
« Ah… et tu penses que c’est le cas ? ».
« Je ne sais pas. Mais en attendant, plus ça va, plus je le sens distant ».
« Je pense que tu as peur parce que tu n’as pas assez confiance en toi, mon chou. C’est normal d’être jaloux et d’avoir peur. Mais si tu lui montres ta jalousie et ta peur, tu vas l’éloigner encore plus ».
« Et qu’est-ce que je dois faire, alors ? ».
« Pour avoir une relation équilibrée et durable, il faut d’abord être bien avec soi-même. Si on est bien avec soi, serein et confiant, on dégage de l’assurance. Et on est perçus comme quelqu’un de rassurant. Et ça, c’est très important. Tout le monde, les hommes tout autant que les femmes, cherche quelqu’un de rassurant. Pas pépère, non, mais quelqu’un avec qui on se sent bien, avec qui on se sent en sécurité ».
« Si seulement il me disait comment il imagine notre relation à l’avenir… ».
« Il est fort possible que lui-même n’ait pas la réponse à cette question. Ne lui en demande pas trop. Aimer c’est l'accepter l’autre tel qu'il est et ne jamais avoir la prétention de vouloir en faire quelqu'un d'autre qui nous correspondrait mieux.
Ça ne veut pas dire qu’il faut tout accepter ou qu’il ne faut pas des mises au point de temps à autre.
Mais la vraie question est de reconnaître les différences de l’autre, provoquées par son vécu, son éducation, son tempérament, ses conditionnements, ses contraintes et d’y voir ce qu’il y a de positif dans tout ça.
Regarde, moi, en ce moment j’ai envie de gifler ton père. Si je ne craque pas, c’est parce que je sais que c’est quelqu’un de bon et que tôt ou tard il se rendra compte qu’il est dans l’erreur ».
« Il fait toujours la tête ? ».
« Un peu ».
« Je suis désolé que tu aies à endurer ça à cause de moi ».
« Tu n’as pas à être désolé, c’est lui qui complique des choses qui sont tout à fait limpides ».
« Il n’accepte pas que je sois comme ça… ».
« Il a surtout peur des « qu’en dira-t-on »… ».
« Et toi ? ».
« Tu sais que je m’en fiche des « qu’en dira-t-on » depuis toujours. Je te l’ai dit, je suis fière de toi mon grand, fière que tu aies osé t’assumer et être honnête avec nous. C’est ta vie, Nico et je n’ai rien à dire là-dessus. Tu as le droit d’essayer d’être heureux comme tu le sens. Et tant pis si je n’aurai pas de petits s… je préfère que tu sois heureux sans que malheureux avec.
Ne te prends pas la tête, Nico, et ne brusque pas Jérémie. Montre toi présent, offre-lui ton soutien. Mais laisse-lui le temps de prendre ses marques ».

Les mots de maman me font un bien fou. Nous passons l’après-midi à nous balader en ville. Le soir nous allons au cinéma, puis nous regardons la télé tout en parlant de tout et de rien. Maman me raconte quelque chose dont je n’avais encore jamais entendu parler.
Elle me dit avoir toujours été convaincue que l’un des vieux oncles de papa, décédé il y a plusieurs années quand j’étais encore , était gay lui aussi. Elle l’avait toujours connu célibataire et elle avait de la sympathie pour ce gars qui était un peu tenu en marge de la famille, qui menait une vie solitaire et mystérieuse. Puis, elle m’a redit à quel point elle était heureuse de me voir m’assumer. Parce qu’assumer qui on est, constitue la première marche vers le bonheur. Et elle m’a dit et répété qu’elle était fière de moi et qu’elle me soutiendrait toujours.
La présence de maman me réconforte. Elle m’aide même à supporter l’absence de contacts avec Jérém pendant tout le week-end.
 
Le lundi, il pleut des cordes. Pour arranger le tout, pas de Raph en cours avec sa bonne humeur contagieuse dès la première heure du lundi matin. De plus, Monica semble de mauvaise humeur elle aussi, Fabien est très taciturne et Cécile m’évite toujours. En ce lundi matin, tout me paraît gris et triste. Même les cours me gonflent. La semaine commence mal.
Lundi, mardi, mercredi, les jours se suivent et se ressemblent, ils passent comme noyés dans la grisaille qui persiste sur la ville et dans mon cœur.
Lundi, mardi, mercredi soir, j’attends un coup de fil de Jérém avec une impatience et une inquiétude grandissantes. Comme il ne m’appelle pas, je me force à ne pas l’appeler non plus. C’est con, mais je m’interdis de l’appeler dans l’espoir qu’il remarque mon absence, que je lui manque, qu’il s’inquiète pour notre relation, et que cela le pousse à m’appeler, et à le mettre dans de meilleures dispositions pour le week-end à venir.
Hélas, les jours passent et mon téléphone demeure silencieux. Chaque jour est une souffrance, une déception un peu plus brûlante que celle de la veille.
« Laisse-lui le temps » a dit maman.
J’essaie de lui laisser du temps, mais je trouve qu’il prend sacrement sont temps. Quand on est amoureux et qu’on a l’impression que notre amour nous échappe, on ne sait pas donner du temps. Quand on a 19 ans, on voudrait tout et tout de suite. Et mes peurs grandissent au fur et à mesure que nos contacts s’espacent.
Jeudi soir arrive et je n’ai toujours pas de ses nouvelles. Ça fait déjà presqu’une semaine.
Il me manque tellement ! Plus ça va, plus je réalise que ce qui me manque le plus cruellement est sa présence à mes côtés, la tendresse de nos câlins, le bonheur de me réveiller à côté de lui, de partager une balade, un restaurant, une bonne tranche de rigolade, notre complicité, notre petit quotidien, les heures, les instants passés ensemble. Bien plus encore que le sexe.
Alors, ce soir, je n’en peux plus d’attendre ses coups de fil et de m’interdire de l’appeler de peur de le déranger et de le mettre mal à l’aise avec ses potes. Ce soir j’ai impérativement besoin d’entendre sa voix. Pour être rassuré, mais aussi pour savoir si le week-end à venir je peux enfin aller le voir à Paris. Ça va faire trois semaines que je ne l’ai pas vu.
Alors, je l’appelle. Mais le téléphone sonne dans le vide. J’ai horreur quand son téléphone sonne dans le vide. Et je m’inquiète encore plus. J’attends la dernière sonnerie, bien décidé à lui laisser un message pour lui dire à quel point il me manque et à quel point j’ai envie de le voir.
Mais lorsque j’entends sa voix enregistrée, je suis submergé par une telle tristesse que je n’ai plus envie de parler. J’espère qu’il verra mon appel en absence et qu’il me rappellera pour me dire que le week-end qui arrive il est ok pour me recevoir. Qu’il a envie de me voir. Que je lui manque.
Mais ce soir encore, je m’endors sans avoir entendu sa voix.

Le lendemain, vendredi, la pause déjeuner arrive et je n’ai toujours pas de nouvelles de Jérém. Je ne sais toujours pas si je peux monter à Paris, même si je me doute que son silence n’est pas de bon augure pour cela. Je commence même à m’inquiéter. Et s’il lui était arrivé quelque chose ?
Je le rappelle entre midi et deux. J’ai peur de tomber à nouveau sur son répondeur. Je sens que si c’est le cas, je vais m’énerver, ou pleurer ou bien les deux. Pas le répondeur, pitié.
Mais à ma grande surprise, le bobrun décroche de suite.
« Saaaalut ! » je l’entends me lancer, en appuyant bien sur le « a », comme s’il voulait rigoler, comme si de rien n’était, comme si ça ne faisait pas une semaine qu’il ne m’avait pas rappelé, qu’il n’avait pas répondu à mes appels en absence, qu’il ne m’avait pas envoyé le moindre message.
A cet instant précis, j’ai envie de lui demander pourquoi il fait ça, pourquoi il ne ressent plus le besoin de m’appeler aussi souvent qu’avant. Et pourquoi il ne m’a pas appelé « ourson » en décrochant, d’ailleurs. Pourquoi j’ai l’impression que notre complicité se fane. J’ai envie de lui demander ce qu’il a fait tous ces soirs où il ne m’a pas appelé, s’il a été sage.
Mais je me retiens, je ne veux pas compromettre mes chances de passer le week-end avec lui.
« Salut, ça fait plaisir de t’entendre » je tente de rester zen et agréable.
« Moi aussi ça me fait plaisir ».
« Tu vas bien ? ».
« Oui, toujours à fond, entre les entraînements et les cours, mais je gère. Et toi, ça se passe bien la fac ? ».
Je le sens bizarre, poli mais distant, j’ai l’impression de parler à un inconnu ou à un vieil ami que je n’ai pas vu depuis longtemps. Elle est passée où notre belle complicité ?
« Oui, pas trop mal, ça va ».
Nous parlons de tout et de rien, mais j’ai l’impression que notre conversation est poussive, que les mots sonnent creux. Au bout de quelques minutes seulement, je sens qu’on ne sait plus quoi se dire.
Je meurs d’envie de lui parler du week-end à venir. Mais comme il ne m’en parle pas, j’ai peur de manger un nouveau refus. Et pourtant, je ne peux pas ne pas aborder le sujet. Il faut bien qu’on se revoit un jour ou un autre. Alors je prends appui sur sa dernière phrase et je me lance :
« Demain soir je monte te voir et je m’occupe de toi. Je te prépare à manger et on reste tranquille à l’appart, j’amènerai des films en dv… ».
« Ce week-end ça ne va pas être possible » il me coupe net.
Ses mots me frappent comme un coup de poing en pleine figure. Ils me mettent KO par uppercut.
Un long moment de silence suit ses mots, des secondes interminables pendant lesquelles j’attends qu’il m’explique pourquoi, qu’il me livre une nouvelle excuse, crédible si possible.
Mais rien ne vient de sa part.
« Pourquoi c’est pas possible ? » je finis par lui demander, au bord des larmes.
« Parce que je suis fatigué ».
Oh, non ! Pas ça, non ! Pas « je suis fatigué » en réponse à la proposition de voir celui qui t’aime ! Pitié, la seule phrase plus connue que celle-ci est « Et la lumière fut ». « Je suis juste fatigué » est la phrase bateau qu’on dit quand on ne veut pas être emmerdés par des sujets qui fâchent.
Nouveau blanc, nouvelle poussée d’angoisses dans ma tête.
« Qu’est-ce qui se passe ? ».
« Je viens de te le dire, je suis très fatigué, j’ai besoin de me reposer ».
« Je serai au petit soin, je te promets ».
« Tu vas pas faire le trajet pour me voir dormir tout le week-end ! ».
« Je m’en fous du trajet, j’ai envie de te voir, même juste pour te faire des câlins »
« On se verra plus tard, Nico ».
« Quand ça, plus tard ? Le week-end prochain ? ».
« Je ne sais pas, on verra ».
J’ai envie de lui demander pourquoi il ne veut plus me voir. Mais une fois de plus je prends sur moi, et je décide de le croire, de croire à sa fatigue, à sa bonne foi, je décide de sauvegarder mes espoirs. Je prends sur moi pour lutter contre la terrible impression qu’il n’a pas vraiment envie que je remonte le voir à Paris.

[A plusieurs centaines de bornes de là, Jérém n’en mène pas large. Il est triste et soucieux. C’est dur pour lui de dire « non » à Nico. C’est de plus en plus dur de lui dire non. Surtout que lui aussi crève d’envie de le voir. Car Nico lui manque de plus en plus.
Son sourire lui manque, ses grands yeux pleins de douceur lui manquent, son regard plein d’amour lui manque plus que tout. Il a envie de lui faire des câlins, de le laisser lui faire des câlins. Il a envie de le prendre dans ses bras, d’être dans ses bras. De lui faire l’amour. De le laisser lui faire l’amour.
Le laisser lui faire l’amour. Il n’y a qu’avec lui que Jérémie a eu envie de franchir ce pas. D’ailleurs, il n’arrive toujours pas à croire de l’avoir fait, d’avoir laissé un gars le prendre « comme une gonzesse ». Ce n’est pas facile d’assumer ça. Mais avec Nico, il y est arrivé. Parce que Nico ce n’est pas juste « un gars ». Nico c’est « MonNico ». Il en avait envie, et son Ourson a rendu ça beau, doux et sensuel.
Et pourtant, quand il est seul, Jérémie se dit parfois qu’il ne devrait pas avoir ces envies. Il se dit qu’il ne laissera plus Nico le prendre. Mais le fait est que lorsque Nico est là avec lui, quand il sent son corps contre le sien, cette envie le ratt. Quand Nico est là, tout ça lui paraît tellement naturel. Ce petit gars lui fait vraiment du bien. Et il lui fait aussi bien de l’effet. Le sentir prendre son pied l’excite. Son Ourson est vraiment adorable. Et sexy.
Et puis, quand Nico est là, tout lui parait si simple ! Il n’en revient toujours pas d’avoir pu faire son coming out avec ses potes cavaliers !
Jérémie est heureux d’avoir fait comprendre à Nico à quel point il tenait à lui. Il espère qu’il l’a compris, il espère le lui avoir assez montré. Et il espère qu’il ne l’oubliera pas.
Ce Nico l’a bien fait changer. Il l’a fait avancer. Il l’a aidé à se sentir bien avec qui il est.
Jérémie se dit parfois qu’il devrait lui parler de ce qui le tracasse en ce moment, de ses peurs, et lui dire pourquoi il ne peut pas le laisser venir le voir pour l’instant. Il se dit que peut-être que Nico pourrait l’aider. Peut-être qu’il comprendrait sa peur qu’on découvre qu’il est gay. Mais il se dit aussi qu’il aurait du mal à accepter ce qu’il peut lui proposer aujourd’hui, c'est-à-dire une vie cachée, bien cachée.
Oui, Jérémie pense que ça lui ferait du bien de parler ouvertement avec Nico. Mais il n’y arrive pas. Il craint que s’il commence à lui déballer des trucs, il va finir par devoir lui expliquer pourquoi il ne s’assume toujours pas. Pourquoi il ne peut pas s’assumer. Il ne veut pas que Nico pense qu’il a honte de lui. Car il n’a pas honte de lui, non. Et pourtant, il ne peut pas assumer leur relation.
Oui, quand Nico est là, tout lui paraît plus simple.
Mais dès qu’il s’éloigne, tout se complique. Seul, Jérémie a peur. Seul, il n’y arrive pas. Et encore plus dans cette ville, avec ces nouveaux potes, avec cette carrière qui peine à démarrer. Jérémie a peur qu’on sache. Et que tout ça se retourne contre lui. Il a peur d’être humilié. Et il ne veut surtout pas être humilié. Il ne veut pas être rejeté. Il ne veut pas que le fait d’être pd gâche sa carrière au rugby. Il tient trop à ce rêve.
Mais il tient à Nico aussi, il y tient beaucoup, beaucoup, beaucoup.
Comment concilier ces deux mondes opposés ? Comment tenir sur le long terme sans pouvoir montrer qui l’on est ? Comment concilier l’amour et la passion alors que les deux le tiraillent dans des directions opposés ?
Il se rends compte qu’en faisant venir Nico à Campan, il lui a donné des nouveaux espoirs, il a créé en lui de nouvelles attentes. Il avait besoin de le retrouver, et pour le garder il lui a montré qu’il tenait à lui. Il ne pouvait pas le laisser partir, il en aurait été trop malheureux. Jérémie savait qu’il y aurait cette distance entre eux. Mais il n’avait pas anticipé qu’il aurait autant de pression sur lui et que ce serait à ce point dur de gérer cette distance.
« Mais qu’est-ce que j’ai concrètement à offrir à Nico aujourd’hui ? » se demande souvent Jérémie.
Et il se dit qu’il ne sera jamais à la hauteur des attentes de Nico. Déjà, car il ne pourra pas lui offrir la vie de couple dont il rêve. Car d’une part, il ne se sent pas vraiment prêt pour ça. Et puis, surtout, le monde qui est le sien aujourd’hui n’est clairement pas prêt pour ça.
Jérémie sait qu’il fera souffrir Nico à nouveau. D’ailleurs c’est deja le cas. Il le ressent dans ses mots, dans le ton de sa voix, dans ses silences, dans ses non-dits. Et ça lui fend le cœur. Ça lui fait tellement de peine de le sentir triste qu’il n’a même plus envie de l’appeler »].

Trois semaines déjà après le week-end à Paris.

Je passe la journée de samedi à cogiter sur les raisons qui poussent mon Jérém à ne pas vouloir que je monte à Paris. Est-ce qu’il m’a déjà oublié ? Est-ce qu’il est déjà passé à autre chose ? Est-ce qu’il a déjà oublié les promesses de Campan ?
Mais dimanche, après une longue nuit de sommeil, je me réveille avec une idée qui me paraît une évidence. Je me dis que l’attitude fermée de Jérém ressemble à s’y méprendre à celle qu’il avait mis en œuvre après la semaine magique, avant notre clash, lorsqu’il se montrait froid et distant avec moi, tout simplement parce qu’il n’arrivait pas à gérer ses sentiments. Parce qu’il en avait peur.
Certes, aujourd’hui, son attitude est encore plus blessante qu’avant, car ses silences, ajoutés à la distance, physique et sociale, me font imaginer le pire.
Maman a raison. Il faut être fort Nico. Il faut lui montrer que je ne lâche rien.

Une nouvelle semaine arrive, elle se traîne d’un jour à l’autre, d’un soir à l’autre sans que le moindre signe de la part de Jérém vienne casser cette monotonie désolante. Après un échange que j’initie le lundi matin :
« Salut, ça va ? Tu as pu te reposer ? ».
Et que Jérém enterre le lendemain par un laconique :
« Ça va », c’est le silence radio total.
Le jeudi arrive, un nouveau week-end se profile. En me levant, je sens que ce n’est pas encore le bon, que Jérém va encore trouver une excuse pour me tenir à distance.
Et pourtant, je sais que ce soir je vais revenir à la charge, que je vais à nouveau lui proposer de nous voir. Et s’il refuse, ce coup-ci je vais lui demander pourquoi.
Mais ce coup de fil à venir me fait peur. Peur qu’on finisse par se prendre la tête, qu’il se braque, qu’il se fâche. J’ai peur de perdre le Jérém de Campan. J’ai peur que Paris fasse disparaître ce Jérém-là. Mais pourquoi nous avons quitté Campan ?

Le matin, en allant prendre le bus et en constatant une fois de plus l’absence de Justin, je réalise que ça fait deux semaines que je ne l’ai pas vu, depuis notre sympathique échange le jour où il pleuvait et où nous avons attendu ensemble le bus suivant.
Je me dis qu’il a dû changer de chantier, et donc de lieu et d’horaires. Et ça signifie que probablement je ne croiserais plus jamais son chemin.

Ce jeudi, je passe la journée à penser et repenser aux mots à dire et à ne pas dire lors de mon coup du fil du soir à Jérém. Je ne veux pas le saouler, mais je veux être ferme. Je veux savoir ce qui se passe, j’ai le droit de savoir.
Il est 21 heures pétantes lorsque je compose son numéro. Je suis heureux quand Jérém décroche. Mais je le suis beaucoup moins de constater qu’il est déjà en soirée. La ligne est très mauvaise, mais j’entends un boucan infernal autour de lui, un tintamarre fait de basses répétitives, de cris de nanas, de rires de mecs.
« Salut, ça vaaaaa ? » je l’entends lâcher avec une voix dans laquelle je peux mesurer à l’oreille un taux d’alcoolémie sensible.
« Oui, ça va, et toi ? ».
« Je suis avec mes pooootes, ça vaaaaa ».
« Jérém, je veux te demander quelque chose ».
« C’est quoooooiiiii ? ».
Mais la ligne se coupe avant que je puisse continuer. J’attends une bonne demi-heure qu’il me rappelle, mais il ne le fait pas.
Je rappelle alors, et je tombe direct sur son répondeur. Je lui laisse un message dans lequel je lui dis qu’il me manque trop et que le lendemain soir je vais prendre le train pour Paris pour aller le voir.
Je passe la soirée à me bercer dans l’illusion que la fermeté de mon message puisse lui montrer que je ne renoncerai pas à le voir. Je me couche vers 23 heures et je m’endors en essayant de me convaincre que 24 heures plus tard je serai avec Jérém.

Il est presque deux heures du mat lorsque le tel sonne. Je me réveille en sursaut.
« P’tit loup, ça va ? » je l’accueille, inquiet qu’il lui soit arrivé quelque chose.
« Nico, ne viens pas demain » il coupe court.
Soudain, je sens la colère monter en moi.
« Si c’était pour m’annoncer ça, tu aurais pu attendre demain ! » je lui lance.
« Mais pourquoi je ne peux pas venir ?! » j’enchaîne.
« Je suis claqué ».
« Tu m’as déjà servi cette excuse le week-end dernier. Si tu es si fatigué, pourquoi tu sors autant ? ».
« Tu vas pas compter mes sorties ! ».
« Non, bien sûr que non, mais je trouve bizarre que tu sortes autant et que tu sois fatigué pour me recevoir »
Jérém laisse le silence s’installer, au point qu’à un moment je crois même qu’il a raccroché.
« Tu es toujours là ? ».
« Oui, oui… » il lâche, sur un ton monocorde.
« Jérém, tu veux plus me voir ? » je finis par le questionner cash.
« Je ne sais pas, Nico ».
« Quoi, tu ne sais pas ! ».
« Il y a plein de choses qui me prennent la tête en ce moment, j’ai besoin d’être seul ».
« Jérém, j’ai envie de te voir. Jérém, s’il te plaît, ne me pousse pas hors de ta vie à nouveau. Je sais que c’est dur pour toi en ce moment, mais on est bien ensemble tous les deux.
Je te l’ai dit, je m’en fous que tu sois fatigué, je veux juste te voir, on n’a pas besoin de sortir, je serai à l’appart quand tu rentres, je te ferai à manger, tu n’auras qu’à mettre les pieds sous la table et te détendre ».
« N’insiste pas, Nico ».
« Tu as peur qu’on nous voie ensemble ? ».
« Arrête, Nico ! ».
« Je te proposerais bien de venir à Bordeaux, mais le week-end tu as match ».
« Voilà ! ».
« Mais tu n’as plus de jours de repos ? ».
« Si, mais pour un jour ça fait loin ».
« Mais tu l’as fait une fois ».
« Oui, et c’était une folie ».
« Tu le regrettes ? ».
« Mais non ! ».
L’idée de passer un nouveau week-end loin de Jérém et de laisser un peu plus la distance entre nous s’installer m’est insupportable. Je reviens à la charge, je tente le tout pour tout.
« Allez, laisse-moi venir te voir ce week-end ! ».
« Tu me saoules ! » il me balance, sur un ton agacé.
Je sens que je suis en train de perdre le contact avec mon bobrun. Je n’arrive pas à croire qu’on en revienne là, après la façon dont nous nous sommes quittés la première fois où je suis allé le voir à Paris. Après Campan. J’ai envie de pleurer.
Je ne veux surtout pas le braquer plus, je ne veux surtout pas atteindre le point de non-retour. Je ne veux surtout pas qu’il me raccroche au nez. Et pourtant, son attitude et ses mots ont le pouvoir de faire monter en moi une colère et une exaspération qui me poussent à lui répondre coup sur coup :
« Toi aussi tu me saoules ! ».
« Comme ça on est deux. Bonne nuit ! » fait-il sèchement.
« Jérém ! ».
Mais ce que je redoutais le plus vient de se produire. Jérém a déjà raccroché.

[A plusieurs centaines de bornes de là, Jérémie balance violemment son téléphone sur son lit. Il est en colère. Mais il ne l’est pas contre Nico, il l’est contre lui-même.
Il se dit qu’au fond, Nico ne demande qu’à le voir, parce qu’il l’aime.
Ça lui fait très mal d’être aussi dur avec lui.
Mais il a tourné la question dans tous les sens et des dizaines de fois et il n’a pas trouvé de bonne solution.
Si jamais l’un des gars débarque à l’appart et qu’il est avec Nico, ça ne va pas le faire. C’est déjà assez compliqué de donner le change et de tenir l’excuse « copine à Bordeaux » pour expliquer le fait qu’il ne baise pas les nanas qui se montrent intéressées en soirée. Car, même si de temps en temps il raconte qu’il va la voir, alors qu’il passe ses journées de repos enfermé chez lui à réviser, cette « copine » ne vient jamais le voir. Et personne ne sait à quoi elle ressemble.
Et puis, pour « arranger » encore les choses, quelques jours plus tôt s’est produit un « accident » qui a rendu les choses encore plus difficiles pour lui.
Un soir, après les entraînements, Jérémie est allé prendre un verre avec les gars. Ils étaient cinq, Ulysse était de la partie, ainsi que ce casse-couilles de Léo.
Pendant qu’ils buvaient verre, il avait remarqué un mec brun assis au comptoir qui n’arrêtait pas de le mater. C’était vraiment un beau gars, sexy et viril. Des épaules larges, un regard magnétique, un sourire charmeur. Un très beau sourire. Le gars lui avait balancé un clin d’œil. Il le draguait.
La prise de conscience de cela avait provoqué chez Jérémie un étrange mélange de sentiments. D’abord une sensation de bien être, car ça fait toujours du bien de se sentir désiré. Mais aussi la peur, car il craignait par-dessus tout que les gars se rendent compte de quelque chose.
Alors, il avait détourné son regard, il l’avait verrouillé à la tablé, il s’était fait violence pour prendre partie à la conversation en cours, alors qu’il n’en avait rien à foutre. Car la seule chose qui occupait son esprit était le regard de ce mec, un regard qui l’intriguait, l’obsédait.
Car, même s’il ne le regardait plus, il sentait son regard sur lui. Et ça le mettait vraiment mal à l’aise. Il avait trop peur que les autres gars captent ce petit manège. A un moment, il s’était même dit qu’il devrait peut-être se lever, aller voir le gars pour lui faire peur, se montrer agressif et menaçant. Il se dit qu’il devrait montrer une bonne réaction d’hétéro bourrin. Car l’attaque est la meilleur défense.
Non pas que le gars lui faisait peur, il était plus petit que lui et moins musclé. Mais il était plus âgé, il devait avoir 30 ans, et il avait surtout l’air sacrement sûr de lui et bien dans ses baskets. Jérémie craignait que s’il lui cherchait des noises, il ne se gênerait pas pour balancer des trucs qui pourraient le mettre encore plus mal à l’aise, style qu’il l’avait maté lui aussi. Il ne voulait surtout pas se faire remarquer, et il n’avait pas envie de faire un scandale.
Puis, à un moment, il avait réalisé avec soulagement que le type était parti. Les gars est lui allaient partir aussi. Mais avant d’y aller, Jérémie avait eu besoin d’une pause pipi.
Pour aller au chiottes, il fallait sortir du bar et passer par une petite porte juste à côté de l’entrée principale. Jérémie avait juste eu le temps d’ouvrir sa braguette devant une pissotière, lorsque du coin de l’œil il avait capté que quelqu’un venait s’installer juste à côté de lui. Et son cœur avait fait un bond, et pas des moindres, lorsqu’il avait réalisé que ce « quelqu’un » n’était autre que le beau brun qui le matait un peu plus tôt.
« Salut » il lui avait lancé le gars avec une voix basse et calme.
Jérémie était trop mal à l’aise. Il n’arrivait plus à pisser. Instinctivement, il avait rangé sa queue.
« Qu’est-ce que tu veux ? » il lui avait lancé froidement.
« C’est toi que je veux ».
« Je ne suis pas pd ! ».
Le mec avait souri et son sourire était à la fois railleur et plein de malice. Jérémie savait que le gars voyait clair dans son jeu. Il se sentait comme pris au piège et il n’aimait vraiment pas ça.
« T’es vraiment bomec ! ».
« Fiche-moi la paix, je t’ai dit que je ne suis pas pd ! ».
« Ne raconte pas d’histoires, tu n’es pas comme tes potes. Tu es comme moi ».
Jérémie se sentait mis complétement à nu, et ça lui faisait terriblement peur. Il ne savait plus quoi dire.
« Je pense que tu as autant envie de moi que j’ai envie de toi ».
L’assurance du type l’énervait et l’intriguait, tout à la fois.
« Tu racontes n’importe quoi ! » il lui avait crié dessus, en colère, en l’attrapant par le t-shirt et en le collant contre le mur à côté des pissotières.
« Eh, quelle fougue ! Si t’es aussi chaud dans un pieu, on doit bien s’amuser avec toi » il l’avait provoqué le gars, tout en le repoussant.
« Ferme ta gueule… sinon… » l’avait menacé Jérémie.
« Sinon tu vas me mettre ton poing dans la gueule ? Pour me montrer que t’es un vrai mec ? Tu peux me frapper, mais ça ne changera rien. Si tu arrives à faire genre avec tes potes, moi tu ne me trompes pas.
Mais si tu ne veux pas, je ne vais pas te forcer, t’inquiète. Mais si jamais tu changes d’avis, tu peux me trouver ici tous les jours en semaine à cette heure, je viens chaque soir en sortant du taf. Peut-être à bientôt, bogoss. Ah, au fait… je m’appelle Thomas ».
« Fiche-moi la paix, conna… ».
Mais les mots de Jérémie s’étaient étouffés dans sa gorge lorsqu’il avait vu la porte des chiottes s’ouvrir et Léo débarquer.
« On dirait que ça drague ici » il s’était moqué ce dernier, alors que Thomas venait de se tirer.
« Toi aussi ferme ta gueule ! » avait balancé Jérém, autant en colère qu’en panique, avant de quitter les chiottes à son tour et de rejoindre les autres dans la rue. Il avait allumé une cigarette, et il la fumait nerveusement, encore secoué par ce qui venait de se passer. Sur ce, quelques instants plus tard à peine, Léo les avait rejoints à son tour en claironnant :
« Eh, les gars, vous savez quoi ? Jérém s’est fait draguer aux chiottes… par un mec ! ».
« Mais non, il m’a juste demandé une cigarette ! ».
« Il t’a demandé ton cigare, oui ! Ou alors il t’a proposé le sien ! ».
« Vraiment, tu me casses les couilles » s’était emballé Jérémie, tout attrapant Léo par le t-shirt et en le secouant violemment.
Heureusement, les gars l’avaient retenu. Il avait vraiment failli lui casser la gueule. Il était tellement en colère. Il avait tellement la honte.
Evidemment, ça ne s’était pas arrêté là. Léo avait parlé de ça dans les vestiaires, dans son dos. Il ne peut pas s’en empêcher ce con. il doit faire chier tout le monde.
Depuis, Jérémie avait l’impression que les gars le regardaient différemment. Réalité ? Impression dictée par la peur ? Le résultat était le même. Car on se sent toujours traqué lorsqu’on a quelque chose à cacher.
Cependant, la peur n’était pas suffisante à cacher un autre fait qui avait tout autant marqué Jérémie. Le fait qu’il avait trouvé ce gars terriblement attirant. Bien foutu, une belle gueule de mec, sûr de lui, l’air de savoir comment faire plaisir à un mec.
Ce n’était pas la première fois que Jérémie se sentait désiré par un mec, même si jusque-là aucun autre n’avait été aussi entreprenant.
De plus en plus, il lui arrive de capter des regards qui traînent sur lui. Des regards de mecs, en plus de ceux des nanas. Mais de ces derniers, à vrai dire, il s’en fiche. Ce sont les premiers qui lui donnent LE frisson.
Et il lui arrive de plus en plus souvent d’apprécier la vue des gars qu’il croise. Il est tout particulièrement attiré par les mecs au physique pas trop massif, élancé, et pourtant sensuel. Des gars qui lui inspirent à la fois le désir et la tendresse. Des gars dans le genre… de Nico. Des gars, par ailleurs, sur lesquels il sait que sa virilité aurait un effet ravageur, un effet qui flatterait bien son égo de mec.
Mais il lui arrive également d’apprécier la vue de gars plus solides, plus viril, des gars souvent plus âgés qui lui inspirent des envies plus nuancées, plus difficiles à assumer, mais qui ne cessent de le titiller.
Oui, il arrive de plus en plus souvent à Jérémie d’apprécier la vue d’un beau torse en V, d’épaules massives, d’un biceps moulé dans une manchette ajustée, de pecs, d’abdos.
Et de queues. Comme dans les vestiaires, où certains gars lui font bien de l’effet.
Et parmi ces gars, il y en a un en particulier qui lui fait plus d’effet que tour les autres. Déjà, parce que c’est vraiment, vraiment, vraiment un beau gars. Ensuite, parce que son attitude vis-à-vis de lui l’a très vite installé dans une proximité propice au désir.
Mais de toute façon, Jérémie sait que ce gars est inaccessible. Et il sait qu’il doit surtout le rester, quoi qu’il arrive. Car il ne veut surtout pas que le sexe vienne perturber la performance sportive de l’équipe ou relancer encore les ragots. Il ne veut pas non plus que le sexe vienne gâcher l’amitié. Il en a fait l’expérience et les frais avec Thibault, et il ne veut vraiment pas répéter les mêmes erreurs.
Et aussi, au fond de lui, Jérémie sait que si jamais il franchissait le pas avec ce gars, il y a des chances que ça aille trop loin, plus loin que le sexe. Car ce gars est tellement… rassurant. Tellement bien dans sa peau. Il est pour lui à la fois un ami, un frère, un grand frère, presque un père. Jérémie sent que dans les bras puissant de ce gars, qu’il considère comme un homme dont la maturité et la solidité le fascinent, il trouverait enfin cet « endroit » qu’il cherche depuis toujours. Cet endroit qu’il a du mal à trouver avec Nico, car il le sent parfois trop fragile pour pouvoir se laisser complétement aller. Un endroit où se poser en toute confiance, une épaule suffisamment solide pour pouvoir tout encaisser et contre laquelle s’appuyer sans crainte qu’elle s’écroule et qu’elle le laisse tomber.
Mais avant toute chose, Jérémie se dit qu’il ne peut pas faire ça à Nico. Il tient trop à lui. Il ne veut pas le perdre. Il est vraiment bien avec lui. Même s’il ne peut pas tout lui confier. Même si c’est souvent à lui de le rassurer, y compris parfois quand il a lui-même besoin d’être rassuré.
Non, il ne veut pas faire ça à Nico. Mais jusqu’à quand pourra-t-il tenir bon ? Le sexe lui manque de plus en plus. L’envie de sentir le désir d’un mec, le contact avec le corps d’un mec, le plaisir avec un mec, ça lui manque de plus en plus. Que se serait-il passé si le gars du bar l’avait abordé alors qu’il était seul ?
Jérémie se dit que pour Nico, ça doit être la même chose. Ce beau petit gars doit lui aussi se faire remarquer à Bordeaux. Jusqu'à quand va-t-il tenir bon ? Est-ce que son speech sur le fait de se protéger était une sorte d’« autorisation » qu’il me donnait et qu’,il se prenait en même temps, à aller voir ailleurs, « pour le fun » ?].

Après que Jérém m’ait raccroché au nez, je n’arrive pas à trouver le sommeil. Une heure plus tard, j’ai presque envie de le rappeler. Car je ressens au fond de moi l’impression que je trouverais facilement les mots pour lui faire comprendre à quel point il me manque et à quel point ce serait génial de nous retrouver, de retrouver cette complicité qui a été la nôtre depuis Campan et qui nous fait tant de bien.
Mais je n’ose pas. J’ose un message. « Jérém, tu me manques ». Je l’envoie avec l’espoir qu’il le lise et qu’il me réponde rapidement.
A quatre heures, je suis toujours réveillé. Aucun message de Jérém. Je décide d’enlever mon réveil, j’espère dormir un peu.

J’arrive à la fac pour le cours de 11 heures.
« Tu as eu une panne de réveil ? » se moque Raph.
« Tu n’as pas l’air en forme » me glisse Monica discrètement.
« Hier soir je me suis pris la tête avec mon mec » je lui glisse discrètement pendant une pause « Je n’ai presque pas dormi de la nuit. J’ai l’impression qu’il ne veut plus me voir, qu’il s’éloigne de moi ».
« C’est pas facile une relation à distance » elle commente « mais si vraiment tu n’arrives pas à tenir, tu prends un billet de train et tu débarques direct chez lui ».
« Ce serait la meilleure façon de me faire jeter ».
« Ou alors il serait touché que tu fasses la route, que tu prennes ce risque. Peut-être qu’en forçant un peu les choses tu lui montrerais à quel point rien n’est impossible quand on aime vraiment, à quel point tu tiens à lui et à ce qu’il y a entre vous, à quel point tu tiens à votre bonheur ».
« Je ne pourrais jamais ».
« C’est toi qui vois. Tu as quoi à perdre ? Si tu te pointes chez lui, il ne va pas te laisser sur le palier ! ».
« Il en serait capable ».
« Je ne pense pas. Vous feriez l’amour et ça vous ferait du bien ».

Quatre semaines déjà après le week-end à Paris.

Evidemment, je n’ose pas suivre le conseil de Monica et je passe l’un des week-ends les plus tristes de ma vie. Evidemment, je n’ai aucun signe de sa part. Même pas de réponse à mon message nocturne lancé comme une bouteille à la mer.
En marchand dans Bordeaux, je réalise que l’automne avance à grand pas, que nous sommes déjà à la mi-novembre et qu’il commence à faire froid. Que la fin de l’année approche.
Je me retrouve à repenser au printemps, aux révisions de maths avant le bac dans l’appart de la rue de la Colombette, aux espoirs de bonheur que cette période avait fait naître en moi. Je repense à l’été, à la semaine magique avec Jérém, à notre clash, à son accident. Je repense aussi aux escapades à Gruissan avec Elodie, au concert de Madonna à Londres en juillet. J’ai la nostalgie de l’été, et de tous ces moments qui me paraissent déjà si lointains. Et je repense au coup de fil inattendu de Jérém pour m’inviter à le rejoindre à Campan, à ces jours merveilleux à la montagne où j’ai découvert un Jérém insoupçonné, gentil, attentionné, amoureux, adorable, un Jérém qui m’a fait tomber amoureux de lui d’une façon dont je ne l’avais probablement jamais été.
Déjà presque un mois que je ne l’ai pas vu, et j’ai l’impression de retomber dans les affres d’avant le bac. Lorsqu’à chaque fois que je me prenais la tête avec lui, j’étais envahi par la peur de ne plus jamais le revoir.

Une nouvelle semaine démarre et je n’ai franchement pas envie d’aller à la fac. Mon cœur est lourd et mes angoisses m’accaparent entièrement.
Lundi et mardi sont de très longues journées. Des cours interminables et toujours aucun signe de la part de Jérém. Je ne sais pas comment reprendre contact avec lui. Je n’ose même plus le rappeler. Je ne sais pas comment me comporter. J’aimerais tellement aller le voir, mais je n’ose même plus le lui proposer.
Je me sens frustré de ne pas savoir quand je vais un jour le revoir. Il m’a parlé des vacances de Noël, c’est dans un mois, et ça me paraît si long ! Est-ce que c’est seulement encore d’actualité ? J’ai peur qu’il m’oublie. J’ai peur qu’il cherche à se faire oublier. Comme avant notre clash chez moi. Mais pourquoi ça doit toujours être si compliqué avec lui ?
J’ai l’impression que depuis des semaines les jours se suivent dans une attente et une monotonie de plus en plus insupportables. J’ai l’impression que rien ne se passe dans ma vie, à part le fait de me sentir spectateur du lent et inexorable éloignement d’avec mon Jérém, sans que je puisse faire quoi que ce soit pour l’empêcher de se produire.
Jusqu’à quand vont durer cette monotonie, cette attente interminables ?

La réponse à cette question va arriver le mercredi de cette même semaine, mais pas du tout de la façon dont je l’aurais imaginé, ou espéré.
Le matin, il pleut à nouveau. En me levant, en partant vers la fac, je ne suis vraiment pas bien. Mais ce jour, voilà qu’un trait de couleur, un rayon de lumière jaillit enfin dans ma vie.
A l’abribus, Justin est là. Ah, la belle surprise ! Et qu’il est beau le sourire avec lequel il m’accueille en me voyant approcher ! Définitivement, le beau sourire d’un beau garçon suffit à redonner de la couleur à la journée la plus grise.
« Salut » je lui lance en premier.
« Ça fait longtemps » il me lance.
Ses mots ainsi que sa poignée de main bien ferme me transmettent une belle énergie.
Je manque de peu de lui répondre « oui, tu m’as manqué ». Ce qui, d’une certaine façon, n’est pas faux.
Très vite, quelque chose me paraît « anormal ». Justin n’est pas habillé avec ses vêtements habituels pour le taf. Il porte en effet un beau jeans, de jolies baskets bleu fluo, un t-shirt vert et un pull à capuche gris qui semble tout juste sorti du magasin.
« C’est vrai, ça fait longtemps. J’ai cru que tu avais changé de chantier » je lui lance.
« Oui, j’ai changé de chantier. La fois qu’on a discuté c’était mon dernier jour sur le chantier d’avant ».
« Et là tu reviens travailler dans le quartier ? ».
« Euh, non, pas vraiment. Je ne travaille pas aujourd’hui, je fais juste un tour ».
Sa voix douce et son débit de parole viril me font craquer.
« Ah d’accord » je ne trouve pas mieux à lui répondre.
Le bus arrive nous montons tous les deux. Pour la première fois, nous nous installons côte à côte.
Pendant le trajet, nous discutons de tout et de rien. Le gars est vraiment sympa et je me sens bien avec lui.
« Tu vas en cours, alors ? » je l’entends me demander après un instant de silence.
« Oui, même si j’ai pas vraiment envie ».
« T’as pas le temps pour un café ? » il me lance, en bafouillant à moitié.
« Quand ? Maintenant ? ».
« Maintenant ou… plus tard si tu veux ».
Mon cœur tape à mille, je ne m’attendais pas à ça. Le bus ralentit, c’est déjà l’arrêt de la fac, je dois descendre. Je dois prendre une décision, vite.
Le gars me fixe avec un regard à la fois timide et doux.
En une fraction de seconde, je repense à la distance de Jérém, à ma frustration, à ma tristesse.
Je me dis que d’une certaine façon ce gars me rappelle Stéphane, il a l’air doux câlin et gentil comme lui. C’est ce dont j’ai besoin en ce moment. D’un gars comme Stéphane.
« Plutôt en début d’après-midi » je m’entends lâcher comme si ce n’était pas moi qui parlais, tant ces mots résonnent étrangement dans ma tête.
« D’accord. On dit 15 heures à l’arrêt du matin ? ».
« 15 heures à l’arrêt du matin » je lui confirme machinalement, encore sonné par le fait d’avoir fait ce premier pas, et pas convaincu du tout que j’aurai le cran d’aller à ce rendez-vous.

Je passe la matinée dans un état fébrile, incapable de me concentrer sur les cours. Mille questions foisonnent dans ma tête. Comment ça va se passer cette rencontre ? Qu’est-ce qu’il veut vraiment Justin ? Qu’est-ce qu’il attend de moi ? Est-ce qu’il va vouloir coucher avec moi ?
L’idée de coucher avec un autre gars que Jérém me fout en l’air. J’ai envie de pleurer.
Un kaléidoscope d’images défile dans ma tête.
La petite place de Campan, le baiser sous la halle pour me retenir, l’amour dans la petite maison, son coming out devant ses potes, la balade à cheval, Jérém qui quitte le groupe de cavaliers expérimentés et qui m’attend, alors que je le suivais à allure pépére avec JP et Carine.
Les moments de tendresse, dans la voiture, après la soirée fondue, puis en allant à Gavarnie, et sur la butte devant le cirque, devant la grande cascade.
Ses promesses silencieuses – son attitude, son sourire doux, sa façon de me faire l’amour, de me faire sentir bien, important, unique dans ses yeux – et pourtant bien réelles.
Mon premier voyage à Paris, quelques jours avant son anniversaire. C’était il y a presque 5 semaines. Le resto à Montmartre, la maison de Dalida, la tour Eiffel, la balade le long de la Seine, son petit studio, l’amour, les câlins, la tendresse, et son regard amoureux, son attitude de p’tit gars amoureux.
Et encore le bisou dans le train, ses mots « Avant de te rencontrer, je ne savais pas ce que c’était d’être heureux. Et pour ça, tu es quelqu’un de très spécial pour moi. Tu vas me manquer, ourson… ».
Je ne peux pas faire ça a mon P’tit loup… Ourson ne peut pas faire ça à P’tit loup, non.
Ourson. Ce petit mot était à mes oreilles et à mon cœur le symbole de notre complicité, de la profonde tendresse, de l’amour qui nous unissait. Depuis combien de temps il ne m’a pas appelé ainsi ? Est-ce que je suis toujours son « ourson » ?

Midi arrive, et je n’ai même pas faim. A deux heures, à la fin du derni

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