0307 Si La Vie Était Un Long Fleuve Tranquille...
Printemps 2002
Après ce deuxième passage à lhôtel à Poitiers et le très agréable plan avec Jonas, les contacts avec Jérém sespacent à nouveau. Les coups de fils deviennent de plus en plus rares. Je prends sur moi, jessaie de respecter son besoin de tranquillité. Jessaie jusquà ce que le manque me pousse à lappeler. Alors je lance son numéro, en espérant ne pas mal tomber, ne pas le déranger, quil puisse me répondre. Et quil ait envie de me répondre.
La plupart du temps, je narrive pas à le joindre du premier coup. Et lorsque jarrive enfin à lavoir au téléphone, je le sens de plus en plus préoccupé, de plus en plus distant.
« On se voit quand, Jérém ? je le questionne un soir, à la mi-mai, en profitant du fait quil ait décroché, et alors que notre dernière rencontre à lhôtel date déjà de trois semaines.
Je nen sais rien.
Tu me manques tellement !
Toi aussi.
Alors, laisse-moi venir te voir !
Ecoute , Nico, cest trop compliqué en ce moment. Laisse tomber, on se verra cet été.
Cet été ? ».
Je sais ce qui le tracasse, mais je nose plus lui en parler. A chaque fois que jessaie, il élude le sujet.
Et pourtant, jai besoin de savoir, jai envie de guetter le moindre signe damélioration dans le sort de son équipe et, par conséquent, dans notre relation.
Moi qui nai jamais eu le moindre penchant pour le sport, je me surprends à acheter désormais le journal sportif pour connaître la progression du Racing. Hélas, semaine après semaine, je constate que ça ne sarrange pas. Dailleurs, dans les articles il est de plus en plus question de relégation et de renouvellement de léquipe.
Le 2 mai est une date importante à mes yeux. Cest le premier anniversaire de notre toute première révision dans lappart de la rue de la Colombette. Ce jour-là, Jérém me manque tout particulièrement. Je voudrais quil sen souvienne, je voudrais pouvoir fêter ça avec lui.
Ce jour-là, jessaie tout, sms, coup de fil entre midi et deux, coup de fil le soir, mais je narrive pas à lavoir. Je passe la journée, la soirée et une partie de la nuit à me demander ce quil est en train de faire et à me passer les souvenirs de toute une année.
La première fois où je suis rentré dans lappart de la rue de la Colombette, sa demande de le sucer, les frissons que jai ressentis en découvrant sa virilité, son plaisir de mec, ses attitudes de jeune mâle. La première fois où il est venu en moi. Le jour où, en lespace dune heure à peine, jai pris conscience de ma sexualité, de mes désirs, de mes fantasmes. Grâce à Jérém.
La première fois où il ma demandé de dormir chez lui après un retour de boîte de nuit.
La semaine magique où il est venu chez moi chaque après-midi.
Son premier baiser sous la halle de Campan.
Lamour dans la petite maison dans la montagne.
Les soirées avec les cavaliers.
Le jour où il ma pris dans ses bras sur la butte devant la cascade de Gavarnie.
La première fois où il ma fait la surprise de venir me voir à Bordeaux.
La première fois où je suis monté à Paris.
Nos retrouvailles à Noël.
La première fois où il ma dit « je taime » au passage vers la nouvelle année.
Sa nouvelle visite surprise à Bordeaux, après lannonce de mon test HIV négatif.
Les deux nuits que nous avons passées à lhôtel à Poitiers.
Jessaie de me concentrer sur les souvenirs heureux. Dailleurs, ce ne sont queux qui viennent à moi. La mémoire est sélective. Mais les souvenirs heureux sont à double tranchant. Dune part ils permettent de retrouver et, dune certaine façon, de revivre le bonheur passé.
Oui, je sais ce qui le tracasse, et pourtant je ne peux mempêcher de me demander si sa distance actuelle ne vient que de ses soucis au rugby. Je me demande si son inquiétude au sujet de mon amitié avec Thibault ny est pas pour quelque chose aussi. Je ne veux pas quil se fasse des idées, quil croit que je le vois dans son dos, quil se passe quelque chose entre nous. Je voudrais le rassurer, mais je nose pas aborder le sujet.
En fait, il y a tellement de sujets tabou entre Jérém et moi que je ne sais plus vraiment de quoi lui parler. Dailleurs, les semaines se succèdent et je nose même plus lui demander si on pourra se revoir bientôt.
Tu tappelles Jérémie Tommasi et depuis la dernière fois à lhôtel, Nico te manque énormément. Mais plutôt que de lui demander de venir te voir, tu préfères te faire sucer par de parfaits inconnus. Car cest plus facile de te faire vider les couilles par un « coup dun soir » plutôt que de faire lamour avec le gars que tu aimes. Tu nas pas envie de soutenir son regard, et encore moins être confronté à ses questionnements.
« Je ne comprends pas pourquoi Jérém fait ça, je lance à Albert un soir, alors que je suis invité à lapéro.
Et il fait quoi ?
Il fait chier ! Après nos retrouvailles à Noel, jai essayé de lui faire promettre de ne plus me garder à distance lorsquil aurait des soucis. Visiblement, ça na pas marché. Je ne comprends plus rien. Je lui dis quil me manque, il me dit que je lui manque aussi. Mais quand je lui demande de nous voir, il me dit dattendre cet été.
Ce garçon, tu laimes, nest-ce pas ?
Oui, plus que tout au monde.
Aimer vraiment, sincèrement, cest apprendre à connaître lautre. Et tout ce quon découvre nest pas parfait. Le véritable amour, cest reconnaître l'imperfection. Accepter la personne avec tous ses défauts.
Les mots de sagesse dAlbert mapaisent. Mais Jérém me manque de plus en plus. Je lui envoie un message de temps à autre pour lui dire que je pense à lui, que jai envie de le prendre dans mes bras et de faire lamour avec lui.
Jessaie de moccuper à autre chose, je plonge dans mes révisions pour les partiels du mois de juin. Je lis énormément. La bibliothèque devient ma deuxième maison, les livres des amis précieux car de bonne compagnie. Je me balade en ville. Je me laisse traîner le vendredi soir dans les soirées étudiantes. Raphaël est un fêtard aguerri, mais aussi un très bon pote. Ça me fait plaisir que mon coming out nait rien changé entre nous.
Dans les soirées étudiantes, il y a souvent de beaux spécimens à mater. Je ne cherche pas laventure, mais certains garçons sont ni plus ni moins que des tentations sur pattes. Des provocations effrontées. On ne met pas un gosse à côté du pot de Nutella. On ne met pas un jeune gay de 19 ans dans une soirée remplie de jeunes garçons en fleur. Jessaie de contrôler mes regards, mais je ne peux pas. Je mabreuve de mille nuances de sexytude masculine. On entend souvent que « ce nest pas parce quon est rassasié quon na pas droit de regarder le menu ». Le fait est que je ne suis pas vraiment sexuellement et sensuellement rassasié. Malgré mes branlettes quotidiennes, jai la dalle. Le contact avec le corps de Jérém me manque, le plaisir me manque, son odeur me manque.
Le mois de mai touche à sa fin, et ça fait désormais cinq semaines que je nai pas pu serrer mon beau brun dans mes bras. Alors, lorsquun vendredi soir, tard dans la soirée étudiante, mon regard croise le regard insistant et charmeur dun gars un brin éméché, lorsque je me sens désiré, je ressens dintenses frissons. Le gars nest pas mal, assez « normal ». Et cette normalité, ainsi que son « accessibilité immédiate », sont des composantes non négligeables de son charme.
Joris vient se présenter, me parler et me proposer un verre. Nous discutons pendant un bon moment, il est sympa. Il joue carte sur table, il me dit que le seul intérêt de cette soirée est limportante densité de beaux garçons présents. Evidemment, je partage son point de vue. Joris me fait me sentir bien, en confiance. Alors, lorsquil me propose de le suivre aux chiottes, je ne sais pas lui dire non. Cest ainsi que je me retrouve à genoux à côté dune cuvette en train de pomper un bel étudiant connu quelques minutes auparavant, pendant quil fume un bout de pétard. La position, lui debout, moi à genoux, le lieu, le pétard. Tout cela me fait penser à certaines pipes que jai pu faire à mon Jérém à des moments où notre relation nétait quune suite de baises bien excitantes .
Le gars est chouette, il me prévient avant de venir. Son jus atterrit par terre, mais aussi sur mon t-shirt. Avant de remonter son pantalon, il a éteint son pétard et il me demande :
« Tu veux jouir ?
Et il me pompe à son tour jusquà me faire venir. Ce qui, vu mon étant dexcitation, ne prend pas beaucoup de temps.
« Merci, cétait très sympa, il me lance, avant de quitter la cabine.
Inutile dessayer de le retenir, je sais que je ne le reverrai pas. Et cest mieux ainsi. Je ne veux pas dhistoire, je ne veux pas mattacher. Mon excitation est retombée et je culpabilise déjà.
Jattends quelques instants avant de quitter la cabine à mon tour, des instant pendant lesquels je repense à dautres pipes, avec mon Jérém, dans dautres chiottes, celles du lycée, celles de la Bodega, ainsi que la cabine des vestiaires à la piscine Nakache. Je réalise que je viens de coucher avec un autre gars pour la première fois depuis que Jérém ma dit « je taime ». Ca fait déjà six mois quil ma dit « je taime », et il ne la pas vraiment redit depuis.
Je me sens mal. Mais javais trop envie. Sucer est-il vraiment tromper ? Je nai pas pris de grand risque. Et cétait bon. Je sors de la cabine, je me lave les mains, je me rafraîchis le visage. Je repars dans la salle et je sens une douce fatigue monter en moi, dans mon ventre cette délicieuse chaleur qui suit un bel orgasme. Jai envie de dormir. Jai envie de pleurer.
Début juin, le championnat de rugby se termine. Léquipe de Jérém échappe de peu à la relégation en Fédérale. Jarrive à avoir mon bobrun au téléphone, je le sens pourtant déçu et fuyant. Je lui demande comment ça va se passer pour lui, sil a été renouvelé ou pas. Il me dit quil nest toujours pas fixé et que tout ce qui compte pour linstant cest de se concentrer sur les partiels à venir.
Evidemment, ce nest toujours pas le bon moment pour envisager des retrouvailles.
Mes partiels se passent bien, et le 14 juin je suis en vacances. Jérém me dit que les siens se sont bien passés aussi. Mais quelque chose dans le ton de sa voix me fait sentir quil nest pas vraiment dans son assiette. Il se défile en prétextant une bricole à faire chez un voisin, il me raccroche presque au nez. Je voudrais lui poser mille questions, je voudrais savoir ce quil fait maintenant à Paris, alors que pour linstant il na plus dentraînements ni de révisions. Mais je ne le questionne pas, je ne lui demande rien. Je sens quil na pas envie dêtre questionné. Ça fait presque deux mois que je ne lai pas vu. Cest vendredi soir, et lidée dun nouveau week-end loin de lui mest insupportable. Alors, sans plus attendre, je mets quelques affaires dans mon sac de voyage.
Le lendemain, samedi, je file à la gare de Saint Jean et je prends un billet de train pour Paris.
Samedi 15 juin 2002, 17 heures.
Après avoir été percuté par la haute densité de bogossitude de la capitale, je me retrouve devant limmeuble aux Buttes Chaumont. Dans quelques instants, je vais retrouver Jérém. Je cherche son nom sur les étiquettes à côté des boutons de linterphone, mais je ne le vois pas. Bizarre. Ce nest pas grave, je me souviens de sa position. Je sonne. Une fois, deux fois, trois fois. Ca ne répond pas. Jessaie de lappeler avec le portable, il ne décroche pas non plus.
Un gars sort de limmeuble, je profite de louverture de la porte dentrée pour me faufiler dans le hall dentrée. Je monte jusquà son étage, javance jusquà la porte de son appart, et je sonne. Une fois, deux fois, trois fois, ça ne répond toujours pas. La sonnerie retentit dans le vide, elle fait un sacré boucan dans le couloir.
Cest lorsque je sonne pour la quatrième fois que la porte souvre. Mais pas celle de Jérém, celle du voisin den face.
« Cest fini avec ce raffut ? me lance un homme dune soixantaine dannées, lair et le ton agacés.
Désolé de vous importuner
je cherche Mr Tommasi
Tu peux arrêter de sonner, lappart est vide !
Quoi ?
Il est parti il y a 15 jours.
Mais je lai eu au téléphone hier et il ma dit quil devait aider le voisin den face à faire une bricole
cest vous le voisin den face, non ?
Oui, cest moi. Oui, il ma aidé à repeindre lappart, mais cétait le mois dernier. Il était bien sympa ce gosse, très serviable. Dommage quils ne laient pas gardé dans léquipe
Ils lont viré ?
Oui, juste après le dernier match. Viré de léquipe et de lappart. Il était très déçu, il ma fait de la peine.
Et vous savez où il est parti ?
Je ne sais pas, il ma dit quil avait une solution pour quelques jours en attendant de se retourner.
Merci monsieur.
De rien. Si tu arrives à le joindre, envoie-lui le bonjour de ma part ! ».
Je suis abasourdi par ce que je viens dapprendre. Je reprends lascenseur, je quitte limmeuble. Dès que je suis dans la rue, je rappelle Jérém, et je tombe encore sur son répondeur. Très inquiet, je lui laisse un message :
« Jérém, rappelle-moi. Je suis venu à Paris pour te voir mais tu nes pas à ton appart. Jai vu ton voisin et il ma dit que tu nhabitais plus là. Tu es où ptit Loup, tu es où ? ».
Les minutes passent et je suis de plus en plus inquiet. Je ne sais pas quoi faire, où aller. Je marche sans but, jessaie de réfléchir. Au bout dune demi-heure, je me souviens quil y a bien une personne qui pourrait maider. Elle est à mille bornes de là, mais elle est la plus à même de savoir et de me dire ce qui se passe. Je massois sur un banc, et je compose son numéro.
« Salut, Nico, tu vas bien ? maccueille chaleureusement Charlène.
Oui
enfin, pas trop
Je suis monté sur Paris pour voir Jérém, mais je ne le trouve pas. Jessaie de lappeler mais il ne me répond pas. Apparemment il a été viré de léquipe et de son appart. Tu es au courant ?
Oui, mon chou, je suis au courant. Je lai eu au téléphone il y a un peu plus dune semaine.
Et il ta dit ce quil comptait faire ? Où il comptait aller ?
Il ma dit quil avait trouvé un job alimentaire et quil créchait chez un pote.
Sur Paris ?
Oui, il na pas envie de retourner à Toulouse pour linstant. Je crois quil na encore dit à personne que ça sest mal passé. Il a du mal à encaisser cet échec. Il ma même dit de ne rien dire aux autres pour linstant.
Il ne ta pas laissé plus dindications ?
Non, je suis désolée.
Je ne sais pas comment le retrouver. Je me retrouve là comme un con
attends
jai un double appel
putain, cest lui
je raccroche, Charlène, je te tiens au courant.
Ok, bon courage Ni
Allo ?
Cest moi ».
Sa voix me fait vibrer. Mon inquiétude se mélange à la joie, mon cur semballe.
« Tu es où ?
Quest-ce que tu fous à Paris ?
Figure-toi que javais envie de te voir !
Je tai dit que je navais pas le temps !
Tu nas jamais le temps !
Taurais dû rester chez toi !
Merci pour laccueil ! Tes où ?
Au boulot.
Et tu fais quoi ?
Comme à Toulouse. Serveur dans une brasserie.
Où ça ?
Près de la Madeleine.
Jarrive.
Ne viens pas, je suis occupé.
Tu finis à quelle heure ?
Tard.
Je tattends.
Tu me gonfles !
Toi aussi ! ».
Il me faut insister lourdement pour quil me donne ladresse de la brasserie. Je rappelle Charlène comme promis, puis je prends le métro pour rejoindre le gars que jaime.
En tenue de serveur, chemise blanche doù dépasse le tatouage qui remonte jusquà son oreille, gilet soulignant le V de son torse, pantalon noir et chaussures de ville, mon Jérém est beau comme un Dieu.
Je minstalle en terrasse et jattends quil regarde dans ma direction pour lui faire un signe. Le bobrun vient me voir direct. Son regard est noir, tendu.
« Salut. Comment ça va ? je lui lance.
Tu veux boire un truc ?
Moi aussi je vais bien, merci !
Nico, jai pas le temps !
Oui, je prends un mojito.
Tu bois maintenant ?
Oui, et cest de ta faute !
Quoi ?
Il faut bien que je digère tout ce que je viens dapprendre !
Couillon, va !
On peut se voir après la fin de ton service, non ?
Je vais finir super tard.
Pas de problème. Jai tout mon temps. De toute façon, je ne vais pas repartir ce soir. Au fait, tu dors où ?
Chez Ulysse ».
Soudain, mon sang se met à bouillir. Je ressens une sensation de chute dans le vide, jai les mains et le dos moites. Une ancienne jalousie oubliée refait surface et me frappe avec la violence dune trahison.
« Ulysse ? je fais, interloqué.
Oui, il mhéberge le temps que trouve le moyen de payer un loyer.
Je vais chercher une chambre dhôtel. Tu me rejoindras, hein ?
Ouais, ouais, ouais ! il fait sur un ton agacé.
Je cherche et je tappelle pour te dire où.
Allez, jai du taf ! » se dédouane le beau serveur, alors quun client vient de lui faire signe dapprocher.
Une minute plus tard, Jérém mapporte mon mojito et il le pose devant moi sans un mot, avant de repartir à toute vitesse vers une autre table. Je bois lentement la délicieuse boisson, tout en repensant à dautres mojitos, pris en compagnie de ma cousine, et en me disant quelle me manque. Je le sirote tout en regardant mon bobrun voltiger entre les tables, en repensant à son premier taf comme serveur, dans la brasserie à Esquirol, et à cette semaine magique que jai connue lété précèdent. Jai la nostalgie de cette période où tout semblait si beau et naturel entre nous. Bien sûr, cette embellie nous avait amenés à notre première rupture. Mais je donnerais cher pour retrouver notre complicité de ces moments-là.
Je termine mon verre et je me mets en chasse. A une époque où linternet et le GPS de poche nexistent pas, un samedi soir, dans une grande ville que je ne connais pas vraiment, ce nest pas une mince affaire que de trouver une chambre à un prix abordable. Un plan de la ville à la main, ce nest quau bout de deux heures de pérégrinations dans les rues parisiennes, dinterpellations de vendeurs de journaux, de barmans et autres gérants de commerces que jarrive à trouver un hôtel avec des tarifs en phase avec mon budget. La chambre est petite, elle pue la cigarette, tout est vieillot, du carrelage au plafond, et la fenêtre donne sur un puit de lumière par ailleurs plutôt sombre. Mais quimporte, puisque cette nuit je serai avec Jérém, je le prendrai dans mes bras et je pourrai tenter de lui remonter le moral.
Jai trop envie de passer la nuit avec lui, mais jai aussi peur de ce quil peut se passer. Je lai senti préoccupé, distant, froid. Jai la sensation davoir à nouveau perdu le contact avec le gars que jaime. Jai peur quOurson narrive pas à retrouver ptit Loup. Jai peur de le perdre à nouveau.
Lhôtel na pas de restaurant. Il est presque 21 heures, je crève la dalle. Je sors, je tombe sur une pizzeria et je commande une quatre saisons. Je lavale en quelques bouchées.
Quand je pense que Jérém dort chez Ulysse, je ne me sens pas tranquille. Je ne peux mempêcher de me dire quil pourrait craquer pour ce gars comme il a craqué avec Thibault. Je me dis que la proximité et la promiscuité dun appart peuvent créer loccasion, et que la libido inassouvie peut mettre à profit cette occasion .
Les moments de crainte alternent avec des moments où je me dis que je suis con, que je nai pas à men faire, que Jérém ne me trompera pas avec Ulysse. Car, même sil lenvisageait, il ne pourrait pas, parce quUlysse nest pas gay. Mais est-ce quon peut rester de marbre face à un gars comme Jérém sil manifeste de lintérêt ?
Après avoir réglé ma note, il me reste encore de longues heures avant de retrouver mon beau brun. Je me mets à marcher, sans but précis. Mais mon but devient très vite celui de revenir à la brasserie et dattendre la fin de son service.
Lorsquil capte ma présence, il me regarde de travers. Ce nest quau bout de longues minutes quil vient me voir.
« Tas trouvé ?
Oui, mais ce nest pas à côté.
Ok. Tu bois quoi ?
Un jus de pêche, sil te plaît ».
Un bon livre de Werber que jai laissé traîner dans ma poche est mon allié précieux pour affronter la longue attente, alors que la fatigue sempare de moi et que lenvie de sommeil manque de me happer à plusieurs reprises.
Il est 1 heure 30 passé lorsque les derniers clients se lèvent enfin. Jentends Jérém et son collègue expliquer aux derniers fêtards que létablissement va bientôt fermer. Lorsque la dernière table se libère, je me lève à mon tour. Jérém vient me voir et mannonce quil en a encore pour une demi-heure de ménage. Je tombe de sommeil, mais je tiens bon.
« Je tattends à labribus là-bas ».
Je me pose sur le banc. Je mappuie contre la paroi vitrée et je massoupis à moitié. Cest Jérém qui vient de me secouer de ma torpeur.
« Eh, tu vas pas tendormir ici !
Désolé, je tombe de fatigue.
Viens, on y va.
Jai tellement pas envie de marcher
je lance, alors que je me sens engourdi et que ma seule envie est de dormir.
On va y aller en bagnole. Il faut que je bouge cette putain de voiture avant demain matin si je ne veux pas la retrouver à la fourrière ! ».
Nous marchons de longues minutes avant de retrouver sa voiture. Jérém fume un joint et demeure silencieux. Mon engourdissement a en partie quitté mes membres mais pas mon cerveau. Je nai pas la force de le questionner sur quoi que ce soit, alors que des dizaines dinterrogations taraudent mon esprit.
« Fait chier ! Encore un PV ! sénerve Jérém en arrachant un petit papier de dessous son essuie-glace. Je crois que je vais la vendre, comme ça je vais arrêter le crédit, lassurance, et les PV ! il rage, tout en démarrant la voiture.
Tu veux vraiment tirer un trait sur le rugby ?
Laisse-moi tranquille, tu veux ?
Allez, parle-moi, Jérém !
Mais quest-ce que tu veux savoir ? Tu sais deja tout ! Je me suis fait virer parce que je ne suis pas assez bon. Alors oui, le rugby cest fini pour moi. Et maintenant je passe à autre chose. Je bosse comme serveur, et cest tout. Ça ne paie pas des masses, mais parfois les clients donnent des pourboires. Il suffit de sourire et de leur lécher les bottes ! »
Jérém sarrête à un feu rouge et il sallume une cigarette.
« Je crois que tu te trompes, Jérém. Tu es très bon, cest juste que tu nas pas trouvé la bonne équipe.
Non, cest toi qui te trompes. Tu ne sais même pas de quoi tu parles !
Mais pourquoi tu nessaies pas de voir avec une autre équipe ?
On ne rentre pas dans une bonne équipe comme chez McDo, avec un cv bidouillé et une lettre de motivation bidon ! Les sélectionneurs ont des piles de CV de joueurs. Pour rentrer dans une bonne équipe, il faut se faire remarquer. Et moi, cette saison, personne ne ma remarqué ! Enfin, si, je me suis fait remarquer pour mes conneries. Alors, si cest pour retourner en rugby amateur, ça ne mintéresse pas. Cest assez humiliant comme ça, tu crois pas ?
Je peux essayer. Mais je trouve que cest un immense gâchis.
Cest la vie, cest comme ça.
Et tes partiels ?
Jen ai foiré la moitié, je nai même pas pu valider lannée. La fac aussi cest fini pour moi. Cette année, jai tout raté !
Cest dommage que tu laisses tomber les études !
Je suis nul en rugby et archinul dans les études ! De toute façon, je nai plus les moyens de faire des études.
Mais pourquoi tu ne demandes pas de laide de ton père ?
Plutôt crever ! Je ne lui ai même pas dit que je me suis fait virer de léquipe. Si je lui dis que je me suis fait virer et que je compte poursuivre mes études avec son argent, il va me mettre plus bas que terre. Et je nai vraiment pas besoin de ça, surtout pas maintenant. Je ne veux rien de lui. Je veux men sortir seul.
Et Maxime est au courant ?
Oui, mais il ma promis de ne rien dire. »
Tu tappelles Jérémie Tommasi et ton rêve parisien sest brisé un matin de juin lorsque ton entraîneur ta annoncé froidement quil ny avait plus de contrat pour toi pour la saison à venir. Tu le sentais venir, et pourtant tas eu limpression que le ciel te tombait sur la tête. Tu tes tellement investi pour atteindre le niveau. Alors, le fait de voir tous tes efforts anéantis, ça ta démoli.
Tu es arrivé dans la capitale quelques mois plus tôt plein despoirs et de volonté de réussir. Tu as donné tout ce que tu avais dans le ventre, mais ça na pas suffi. Tu tes confronté à un jeu qui nétait pas celui auquel tu étais habitué, à un entraîneur avec qui le courant ne passait pas, à des co-équipiers qui ne tont pas vraiment accueilli les bras ouverts. Peu à peu, ton élan a été ralenti. Tu as été confronté à une pression à laquelle tu ne tattendais pas. La pression pour tes résultats sportifs, mais aussi la pression silencieuse de ton entourage tenjoignant dêtre comme les autres gars. Et de ne pas être comme tu es. Surtout pas ça.
Tu as eu comme limpression dêtre comme lesté dun poids qui tempêchait dexprimer tout ton potentiel. Il sagissait dun poids mental, un poids très lourd à porter. Ce poids est celui de ta peur dêtre démasqué. La peur que ton secret sébruite. Tu as dû consacrer de lénergie à faire attention à tes regards, à faire semblant dêtre comme les autres gars de léquipe., A faire semblant dêtre celui que tu nes pas. Et faire semblant, ça pompe énormément dénergie. Et cette énergie tu nas pas pu la mettre dans le jeu .
Tu sais que cette dernière bagarre avec ce connard de Léo a été vraiment la fin de ton aventure dans le rugby. Et tu ten veux de ne pas avoir su garder ton sang-froid. Ce minable a réussi ce quil avait entrepris dès ton arrivée dans léquipe. Il a réussi à miner ton moral, à te faire sortir de tes gonds. Il était très fort pour mettre le doigt là où ça faisait mal. Il na jamais cessé dinsinuer que tu nétais pas celui que tu prétendais être. Tavais beau te taper des nanas, tu sentais que les rumeurs à ton sujet ne cessaient jamais. Léo sest employé à bien les entretenir. Cela ta valu une certaine défiance de la plupart de tes coéquipiers et du coach. A part Ulysse, personne ne ta vraiment offert de lamitié, ou du moins de la complicité masculine. Tu ne tes jamais senti intégré dans léquipe, tu tes toujours senti comme une pièce rapportée.
Oui, Léo a réussi à tisoler, à te déstabiliser. Et à te faire virer. Il a réussi à garder sa place dailier, même sil est vraiment moins bon que toi. Il ta poussé à bout, tu las cogné. Et quimporte si tes coups ils les a cherchés, et même bien mérités. Le fait est quil a été assez habile pour se poser en victime aux yeux du coach. Il ta volé ton avenir sportif et ta fait passer pour un sale bagarreur. Il a réussi à te faire prendre perdre confiance en toi.
Alors, tu as peur que toute cette pression, cette défiance, cette peur dêtre démasqué recommencent ailleurs, dans nimporte quelle équipe. Et tu nas pas envie de ça, vraiment pas.
« Et tu veux rester à Paris ? je le questionne
Je ne sais pas. Mais je ne reviendrai pas sur Toulouse pour linstant.
Pourquoi tu ne mas pas dit tout ça avant ?
Parce que cest assez dur et humiliant comme ça, sans avoir à supporter ce regard.
Quel regard ?
Celui que tu as maintenant, le regard de pitié.
Non, il ny a pas de pitié dans mon regard. Il y a juste lenvie dêtre là pour toi.
Je fais pitié. Je suis un raté.
Tu ne fais pas pitié et tu nes pas un raté ! Jessaie de comprendre, et
Laisse-moi tranquille Nico ! Profite de ton été, amuse-toi.
Mais moi je veux être avec toi !
Moi je vais bosser tout lété, je naurai pas de temps pour toi. Jai des soucis dargent, et il faut que jarrange ça.
Jai un peu dargent de côté, je peux taider
Non, je veux men sortir seul.
Tu as parlé à Thibault de tout ça ?
Tu le feras pour moi, il lâche, amer.
Tu veux dire quoi par-là ?
Maintenant, cest toi qui es pote avec Thib, plus moi. Et apparemment vous vous entendez plutôt bien !
Tu insinues quoi ?
Rien ! Je ninsinue rien du tout ! » il aboie, tout en montant en pression.
Javais bien senti la dernière fois que Jérém avait un problème avec mon amitié avec Thibault. Visiblement, malgré mes tentatives de le rassurer, il na pas lair de bien vivre le fait que je garde contact avec son ancien meilleur pote et quon se voie sans lui. Est-il simplement jaloux de mon amitié avec Thibault ou est-il jaloux dautre chose quil simagine ?
« Ecoute, Jérém, je tai dit quil ne se passe rien avec Thibault, ok ?
Je suis obligé de te faire confiance !
Oui, cest ça. Et jusquà preuve du contraire, cest pas moi qui ai craqué avec lui !
Tas bien kiffé te faire baiser par lui cette nuit-là, chez moi ! »
Jai limpression quil cherche la bagarre, que cest son amertume mélangée à la fumette qui parle. Je devrais désamorcer, mais ses mots sont trop blessants, je ne peux plus contrôler mes mots.
« Moi aussi je suis obligé de te faire confiance en sachant que tu crèches chez Ulysse !
Tu penses que je baise avec Ulysse ?
Je nen sais rien, je dis juste que je suis obligé de te faire confiance.
Peut-être que tu ne devrais pas !
Pourquoi, tu baises avec ?
Peut-être ! »
Je sens que cette escalade est gratuite, au fond de moi je sais que Jérém cherche juste à me provoquer, et que cest la fumette qui le met dans cet état. Mais il a réussi à me pousser à bout.
« Tu nes quun connard !
Va te faire foutr
»
Cest là que limprévisible se produit. Un scooter déboule à toute vitesse de la gauche en grillant une priorité. Lorsque Jérém le voit, lorsquil appuie comme un malade sur la pédale de frein, cest deja déjà trop tard. La collision est inévitable. La roue du scooter se plante dans laile de la voiture de Jérém qui vient de simmobiliser. Le conducteur est éjecté de son siège, le choc fait trembler tout lhabitacle, et je le ressens jusque dans mon ventre. Sa tête casquée vient percuter le parebrise, qui se déforme, se fragmente en mille éclats mais ne se brise pas. Le bruit sourd du coup me glace le sang dans les veines, tout comme le cri désespéré de Jérém :
« NON !!! ».
Une fraction de seconde plus tard, je vois le corps atterrir sur le goudron, de lautre côté de la voiture.
Je suis sidéré. Jérém est sous le choc, il a clairement perdu pied.
« Je ne lai pas vu, je ne lai pas vu ! » il répète en boucle.
Tu tappelles Jérémie Tommasi et soudain tu repenses a ce qui tes arrivé quelques jours plus tôt. Depuis que tu as été rejeté par le monde du rugby professionnel, tu bois et tu fumes trop. Une nuit tu te fais arrêter par la Police en état divresse manifeste, en marge dune bagarre. Tu narrives pas à te calmer, tu insultes les agents qui essaient de te maîtriser. On te menotte, on tamène au poste. Tu passes la nuit en cellule de dégrisement. Tu décuves, tu ne dors pas beaucoup. Et ça te laisse le temps de réfléchir. Tu te dis que tu dois te tenir à carreau, car tu ne veux plus jamais avoir affaire à ce genre de contrainte, à cette angoisse de privation de la liberté.
Je regarde par la vitre et je vois le conducteur bouger, se mettre assis et se tenir le genou. Il na pas perdu connaissance, et cela est une chance immense. Il nous tourne le dos. Je sors de la voiture comme un fou, ma première pensée est celle déviter le suraccident. Par chance, il ny a pas de voitures en vue. Je regarde Jérém, il est vraiment tétanisé.
En une fraction de seconde, le tableau se dessine dans ma tête. Le type est vivant, ce qui est capital. Laccident sest produit parce quil a grillé une priorité. Mais Jérém a bu et fumé du shit. Et son attention a certainement dû être détournée par le fait que nous étions en train de nous disputer. Soudain, je pense à quelque chose. Mais il faut faire vite, très vite.
« Sors de la voiture Jérém ! »
Quoi ? il fait, abasourdi, le regard paniqué. Nico, je suis dans une merde noire !
Sors de la voiture, sors vite ! Et surtout ne dis plus rien, rien du tout ! »
Jérém obéit machinalement. Et moi je vais voir le motard.
« Bonjour. Vous allez bien ?
Jétais bien mieux avant !
Vous avez mal ?
Jai mal, jai mal, oui.
Au genou ?
Oui !!!!
Et pas ailleurs ?
Lépaule.
Et la tête ?
Non
»
Soudain, je me souviens du cours de secourisme que javais suivi au lycée.
« La vue, ça va, tu vois clair ou brouillé ? »
Oui, ça va.
Comment tu tappelles ?
Ouissem.
Et tu sais quel jour on est, Ouissem ?
Samedi ???
Oui, on est bien samedi.
Et quel mois et année ?
Euh
juin
2002
Cest ça !
Aide-moi à enlever le casque
Attends un peu
laisse-moi appeler les urgences avant et voir ce quils disent. »
Je sors mon téléphone de la poche et je compose le numéro des urgences.
Je me sens étrangement lucide, je suis étonné darriver à garder le contrôle, alors que Jérém est hors de lui. Les mots sortent tout seul, je mets mon plan à exécution avec un aplomb dont je me serais cru incapable.
« Je mappelle Nicolas Sabathé et je viens davoir un accident avec ma voiture. Un scooter a surgi de la gauche et il sest encastré dans ma voiture
oui, le conducteur du scooter est conscient
le nom de la rue
je ne le connais pas
»
Ouissem me donne lui-même le nom de la rue, ce qui est plutôt rassurant.
« Mais quest-ce que tu leur as raconté ? me lance discrètement Jérém dès que jai raccroché.
Viens, je lui lance, tout en le prenant par le bras pour léloigner de Ouissem.
Cest moi qui ai eu laccident, pas toi ! il me crie tout bas.
On sen fiche, du moment que personne dautre ne le sait à part toi et moi.
Nico, jaurais pu le !
Tais-toi, putain, Jérém ! Il nest pas mort, il est juste blessé. Toi tas bu et tas fumé. Si on dit que cétait toi qui conduisais, tu vas vraiment être dans la merde. Moi je suis clean, le mojito remonte à longtemps
Mais cest ma voiture !
On sen fout ! Jai mon permis, et tu as le droit de me la prêter !
Tu peux pas faire ça !
Si je peux, et je vais le faire. Je ne vais pas te laisser dans la merde, Jérém, cest hors de question ! Il faut juste que tu me promettes de maintenir cette version quand la police te posera des questions. »
Son regard terrorisé me touche et me rend tellement triste.
« De toute façon, désormais jai dit que cétait moi. Si tu dis autre chose, cest moi qui suis dans la merde ! Alors, tas intérêt à pas déconner ! ».
Le prochain épisode :
"0308 C'est là que l'imprévisible se produit"
Dans peu de temps.
Fabien
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