Putain De Soirée
New York,
Un lundi soir dautomne,
Le temps ségrenait doucement. Il était à peine quatre pintes et demie, dans ce bar du côté de Brooklyn où Jack Sterling végétait le nez dans son verre.
« Il y a trop de monde à ce bar, se dit-il. On ne sentend plus boire. On peut à peine sentendre penser ».
Penser à Beverly, sa jeune maîtresse, penser à son boulot, à la maison, à Judith, son épouse à ses s Tom et Meredith, sans éprouver de chagrin, juste quelques vagues remords.
Et puis viendra le moment où il ne pourra plus penser, et ce moment approchait. A grands pas même. Il lattendait avec impatience ce moment, on va dire. Celui où ses quelques remords allaient senvoler.
Ce nétait plus quune question dune ou deux pintes de bière. Vers six pintes, six pintes et quart au pire, linstant attendu arrivera.
Bientôt, il pourra oublier Beverly. Il oubliera aussi son retour à la maison, le retour vers Judith, Tom et Meredith.
Ce nest pas que ce soit foncièrement désagréable de rentrer, cest seulement que tous les types comme lui étaient mariés à des femmes appelées Judith, ou Shirley, ou Susan. Ils avaient tous deux gosses appelés Tom et Meredith ou Paul et Charlène, Ted et Kimberley, ou on ne sait quoi. Et même des maîtresses prénommées Beverly ou Janet ou Lindsay
Dans une bière et demie, il oubliera son travail, ce qui était le plus important finalement.
Bizarre de se dire quil avait souhaité cette place de directeur commercial dans sa boite, avec les pleins pouvoirs et tout. Mais à présent que cétait lui le chef, ce nétait quune corvée de plus. Pourchasser le client, trouver des marchés, écraser la concurrence, débusquer et embaucher des jeunes loups prometteurs, qui peut- être (surement), dans quelques années lui piqueront sa place.
Ils avaient tous le même profil, celui du jeune gars ou de la jeune femme qui doit choisir entre la commercialisation avilissante de ses principes, la vente de son âme dun côté et la sauvegarde de son intégrité personnelle de lautre.
Devinez ce quils choisissent systématiquement ?
Ça vous étonne ? Jack lui nest jamais étonné de leurs choix.
Il haïssait ces jeunes loups et ces jeunes louves. Peut-être parce quil lavait vécue cette histoire. Peut-être quil avait suivi le même chemin et fait les mêmes choix. Sûrement parce quen les regardant faire, il se revoyait quelques années plus tôt.
Dailleurs, Judith, sa blonde épouse navait pas non plus prononcé la plaidoirie de la pauvreté financière préférable à la pauvreté spirituelle. Elle sétait très bien accommodée dun train de vie plus que satisfaisant et de la non nécessité de travailler de son côté.
Et lui, il navait pas joué la scène où il était censé foncer dans le bureau du big boss pour lui dire quil dégageait de là et retournait à un travail créateur, honnête et enrichissant intellectuellement parlant.
Maintenant, il était quelquun dimportant dans sa boite, avec une vie sociale riche, des amis, des partenaires de golf, un banquier aux petits soins, une belle épouse, deux beaux s qui poursuivaient leurs études universitaires, un homme important quoi, et tout et tout
et une maîtresse de quinze ans sa cadette.
Il allait pouvoir s'asseoir dans ce bar toute la nuit (au moins jusquà temps quils ferment) et commander dautres pintes de bière.
Le type qui lui tournait le dos près du comptoir, le bouscula légèrement. Le bar était bondé, sil le désirait, il avait là suffisamment de gens à qui parler. Auprès de qui sépancher. Il trouverait sans aucun mal une oreille attentive. Mais à quoi bon. Ils avaient leurs propres ennuis. Ces types étaient là grosso modo pour les mêmes raisons que lui.
Il se dit quun jour il écrirait un livre sur leffondrement de la société moderne : la chute de la maison ulcère.
Un jour ! Mais pas ce soir. Pas maintenant. Car ici, il y avait de la bière, et peut- être devrait-il vraiment essayer de trouver une table un peu à lécart.
Il rigola pour lui-même en se disant quassis à une table dans la salle, il serait plus près des WC, parce que quelques pintes plus tard, il aurait surement besoin daller pisser rapidement.
Il pourrait aussi éviter de répandre le précieux liquide sur sa cravate à 100 dollars.
Jack prit son verre et quitta le bar, légèrement chancelant, pour aller sinstaller à une table libre dans un coin sombre de la salle. La seule table libre dailleurs. Compliqué quand même de quitter le havre sûr quétait le bar, où on pouvait saccouder, même saccrocher, pour affronter la salle, comme un navire affronte la pleine mer par gros temps
Beverly
Tsss
sa jeune maîtresse ! Enfin, son ex jeune maîtresse, et une des employées de sa boite aussi, qui venait juste de mettre fin à leur liaison :
- Comprends-moi, mon mari se doute de quelque chose, ça devient trop risqué, il me surveille, il épie mes faits et gestes, il est suspicieux. Cest mieux ainsi.
Elle lui avait dit ça après leur dernière baise dans cette chambre dhôtel, trois heures plus tôt.
Elle avait ajouté :
- Et puis je laime. Cest mon mari.
Il avait quitté la chambre en claquant la porte, pendant que Beverly remettait ses bas. La surprise de cette rupture sest très vite transformée en colère.
Putain ! Un quart dheure avant, il la prenait en levrette et elle râlait de plaisir ! Et là, elle lui faisait le coup de la femme infidèle honteuse et repentante
Il a préféré partir avant de dire des choses désobligeantes. Elle allait devoir rester une collègue de travail. Ils allaient continuer à se côtoyer.
Enfin, cest surtout aussi parce quil navait rien de sensé ou de constructif à dire à Beverly.
Il était tellement en colère, quil ne sest même pas excusé auprès du type quil avait bousculé en descendant les escaliers.
Ces quelques pintes plus tard, son subconscient lui disait doublier Beverly, de laisser là tous ses tracas et de retourner vers Judith et ses gosses.
La fin dun mauvais scénario. Jusquau prochain épisode ? Jusquà la prochaine jeune maîtresse ? Parce que Beverly nétait pas la première
Roger Mason navait aucun signe particulier, hormis peut-être un crâne qui commençait à légèrement se dégarnir, malgré son jeune âge. Il venait à peine de dépasser la trentaine. Comme des millions dautres hommes, il portait une veste bleue marine, une chemise en imitation soie naturelle, une cravate rayée, une montre qui ressemblait à une montre de marque.
Il était assis derrière un bureau encombré de papiers et de dossiers, dans un fauteuil en imitation cuir. Derrière lui, sur le mur on pouvait voir des fausses boiseries en faux acajou et une bibliothèque chargée de manuels de droit. Roger est clerc de notaire.
Sa secrétaire venait de poser devant lui le courrier du jour.
Roger consulta les plis professionnels les uns après les autres. Sous la pile, il y avait une lettre que sa secrétaire navait pas ouverte. Et pour cause, la mention « personnel et confidentiel » barrait le coin gauche de lenveloppe. Elle nétait pas timbrée, elle avait été déposée surement directement dans la boîte à lettres de loffice notarial.
Il se saisit de son coupe-papier et déchira minutieusement lenveloppe. Roger est méticuleux. Il déteste déchirer les enveloppes, il préfère une coupure franche et droite. Il en avait fait souvent la remarque à Amber, sa secrétaire.
Il sortit une feuille de papier à lettres pliée en deux:
« Bonjour,
Votre femme, vous trompe. Elle sera ce soir vers 18 heures avec son amant à lhôtel Excelsior, chambre 221 ».
Et cétait signé « Un ami ».
- Quest-ce que cest que ces âneries ! Cest une blague sûrement, se dit Roger.
Jack, a pris la décision dabandonner les pintes de bière pour se consacrer au bourbon. En clair, il a décidé de se saouler consciencieusement. Minutieusement même ! Et rapidement
Le bourbon avait ce mérite par rapport à la bière, ça allait plus vite. Et ça donnait moins envie de pisser !
« Un Jack pour Jack » se dit-il en levant son verre, comme pour trinquer avec lui-même.
Il observait son verre à moitié vide, soupesant le pour et le contre pour en commander un autre au barman, quand un type sest assis en face de lui :
- Je peux ? Il ny a plus de place ailleurs.
- Faites
- Si je vous dérange, je pars
- Non, non, ça ne me dérange pas. Un peu de compagnie finalement, ça me fera le plus grand bien.
- Jai aussi besoin de parler. Ça ne va pas fort ce soir pour moi.
- On en est tous là, vous savez. Surtout si on est ici en train de picoler tout seul, alors quil y a plein de choses à faire ailleurs
Quest-ce qui vous arrive ?
- Ma femme me trompe
- Aïe
Je comprends, pas drôle ! Vous en êtes sur ?
- Oui
Jai reçu une lettre anonyme, je me suis rendu à lhôtel où elle était, parait-il
- Une lettre anonyme ! Et ?
- Quand je suis arrivée, elle était dans la chambre indiquée dans la lettre, en train de se rhabiller.
- Oui, là les doutes disparaissent. Et le type ?
- Lui nétait plus là.
- Et vous avez fait quoi ?
- Que voulez-vous quon fasse dans de pareilles circonstances, jai demandé des explications.
- Et elle vous a dit quoi ?
- Elle a nié bien sûr, dans un premier temps. Puis elle a craqué, sest mise à pleurer. Elle pouvait tout mexpliquer, parait-il. Du classique quoi ! « Cest moi quelle aime » parait-il, puis, jai eu le droit à « Ce nest pas ma faute », et à « Cest toi, tu es toujours absent, tu ne penses quà ton travail», «Ce nest pas moi». Jai craqué, je lai giflée, cen était trop. Elle me trompe mais cest de ma faute ! Je suis parti et je me suis retrouvé ici.
- Les femmes
- Pas Beverly, javais confiance
- Beverly ?
- Oui, Beverly, cest le prénom de ma femme.
« Et merde, manquait plus que ça
», se dit Jack
- Euh
je vous paye un verre
euh
- Roger, appelez-moi Roger, Roger Mason. Oui, pourquoi pas, après tout au point où jen suis
un verre, deux verres, plus
Excusez-moi de mapitoyer sur mon sort, mais cest dur à avaler.
Roger Mason, le mari de Beverly Mason, plus aucun doute
- Ne vous excusez pas
- Oh javais des doutes. Elle a changé depuis quelques temps, des détails, mais mis bout à bout
ça ma fait réfléchir. Et puis, il y a eu cette lettre. Et ce soir, plus de doutes ! Que des certitudes, des putains de certitudes.
- Vous allez faire quoi ?
- Je ne sais pas, la quitter sûrement. Je laime pourtant. Jaurais tout fait pour elle.
- Ne prenez pas de décision à la légère, sous le coup de lémotion. Il vaut mieux analyser tout ça demain, plus sereinement. Peut-être est-ce quil y a moyen de repartir. De reconstruire
- Je ne sais pas, je ne sais plus. Elle ma appelé dix fois, laissé des messages. Elle pleure. Elle regrette. Je nai pas répondu.
- Vous voyez ! Rien nest perdu
- Je ne sais pas. Cest chez moi quun truc est cassé. Comment retrouver la confiance ? Il y a maintenant une marque indélébile. Elle la fait !
- Et au fait, cette lettre anonyme, vous avez un doute sur lexpéditeur ? Cest bizarre.
- Absolument pas, je ne sais pas qui peut mavoir envoyé ça.
Qui en effet ? Qui a pu dénoncer Beverly ? Qui savait ? Quelquun du boulot ?
« Je ne vois vraiment pas qui
On a toujours été dune discrétion absolue avec Beverly au bureau et ailleurs
».
Pour Jack, il sagissait plutôt de quelquun de lentourage de Roger :
- Quelquun de votre entourage ?
- Je nen sais trop rien
Et là nest pas limportant !
- Oui, vous avez raison
Inutile de trop en faire, il ne fallait pas mettre la puce à loreille de Roger. Nempêche que lenvoi de cette lettre est plus quénigmatique.
- Elle vous a dit que cest vous quelle aime, cest un bon début.
- Trop facile, je venais de la prendre les doigts dans le pot de confiture.
- Oui, mais vous savez, une femme dans ce genre de situation, ne va pas ment dire ça. Le premier réflexe cest de trouver des excuses bidons, de retourner la situation.
- Cest ce quelle a fait ! Il parait que cest de ma faute ! Même si cest vrai que je passe beaucoup de temps au travail, cest avant tout pour que notre couple ne manque de rien et que lon puisse soffrir tout ce dont on a envie, des vacances, faire des projets. Et je lui montre tous les jours que je laime. Enfin que je laimais, là, je ne sais plus.
- Allons, allons ! Si vous êtes dans cet état, cest que vous laimez toujours Roger. Et comme elle vous dit quelle vous aime, vous voyez bien que rien nest perdu.
- De ma faute ! Et puis quoi encore ! Ce nest pas moi qui ai couché avec un pauvre type. Parce quil faut être un sale con pour coucher avec une femme mariée ! Vous ne croyez pas Jack ?
- Oui
Surement
Je nai
jamais pensé à ça
- Et puis, même si jai des défauts, ce nest pas une raison pour aller coucher avec un autre. Tout le monde à des défauts, des limites. Elle en a, est-ce que je suis allée me taper ma collègue de travail !
- Euh non
- Ce nest pas ma conception du couple, de la vie
Vous le feriez, vous Jack ?
- Quoi ?
- Baiser votre collègue de travail, parce que votre femme vous gonfle ?
- Euh
Non
Surement
Je ne me suis jamais posé la question
Cest son collègue de travail ?
- Qui ?
- Son amant ?
- Je nen sais rien en fait, je ne sais pas qui est ce gros con. Enfin, vous navez pas lair dêtre comme ça. Vous êtes un type bien, jen suis sûr. Je ne me trompe pas en général.
- Merci !
- Je ne sais même pas si vous êtes marié dailleurs Jack.
- Je le suis
- Désolé, on ne parle que de moi ! Un autre verre Jack ?
- Non. Mais vous savez ce que vous allez faire Roger, là tout de suite ?
- Non, dites-moi
- On ne va pas boire ce prochain verre, vous allez repartir avant dêtre saoul, vous allez rentrer chez vous.
- Pas envie
- Si. Vous allez revenir vers Beverly et vous allez discuter. Je suis sûr qu'elle est dans tous ses états. Allez la retrouver, la rassurer, lui dire que vous laimez, parce que vous laimez, nest-ce pas ? Et lui pardonner. Je sens que vous êtes un homme disposé à pardonner. Et ça se voit que vous êtes faits lun pour lautre
- Je ne sais pas, je ne sais plus. Elle narrête pas de menvoyer des messages, je ne les lis même plus
Tenez, encore un à linstant : « Dis-moi où tu es, je suis morte dinquiétude, jarrive, je te rejoins, je taime».
- Vous voyez, elle vous aime. Si ce nétait pas le cas, elle aurait laissé tomber depuis longtemps. Répondez-lui que vous rentrez !
- Vous croyez
- Faites le Roger, elle le mérite, vous le méritez.
- Vous avez peut-être raison, elle a le droit à une seconde chance.
- Voilà ! Faites ce putain de message Roger et rejoignez là.
- Je vais faire ça. Vous êtes un type bien Jack, mon instinct ne me trompe pas sur les gens. Merci ! Il y a une demi-heure, javais envie den finir, de me jeter sous un train, où je ne sais quoi. Grâce à vous, je songe à nouveau à lavenir
Une fois Roger parti et après sêtre passé de leau froide sur le visage, ce qui na pas eu leffet de le dégriser, Jack reprit le chemin de son domicile. Sa démarche était mal assurée, quelques légers zigzags sur le trottoir accompagnaient ses pas.
« Putain de soirée
. ».
Jack partit dun léger rire. Une pensée venait de lui traverser lesprit.
« Einstein na rien dun génie. Jai tout compris de la relativité. E=MC2, du charabia pour faire le malin et se faire passer pour un grand savant. Le con ! La relativité ? Cest dune simplicité
Il y a quinze minutes de chez moi au bar et il y a une heure et demie du bar à chez moi
Simple comme bonjour en fait
Si on considère que bonjour est simple bien sûr».
Son rire sest transformé en ricanement, lorsquun couple changea de trottoir en sapprochant de lui.
23 heures 50, le voilà devant le domicile conjugal. Lair frais et humide lui a redonné un peu daplomb et a chassé les brumes qui envahissaient son cerveau. Il est encore saoul, certes, mais ça va mieux.
La somptueuse maison est plongée dans le noir. Les gosses sont à luniversité. Tom à Yale et Meredith à Princeton. Ils logent sur le campus.
Judith devait sûrement être couchée et dormir.
Tant mieux, pas envie de la voir ce soir. Pas envie quelle puisse le voir dans cet état-là, surtout. Oui, cest surtout ça. Il sétait assez donné en spectacle comme ça. Sauver les quelques apparences qui lui restaient à sauver. Il devait bien ça à Judith.
Il sarrêta dans lentrée pour regarder les cadres posés sur le dessus de la commode. Le visage souriant de Judith. Elle est belle. Le temps naltère pas sa beauté. Quand ils étaient jeunes, il avait craqué pour la jolie fille quelle était. Cétait une femme maintenant, plus une jolie fille, mais belle comme une femme ayant passé la quarantaine. La maturité la magnifie.
Oui, cest ça, pas envie quelle le voit comme ça. La honte ? Surement
« Soyons honnête deux minutes », se dit-il en se regardant dans le miroir au-dessus de la commode.
La honte bien sûr, mais surtout les remords. La rencontre avec Roger lui a ouvert les yeux sur plein de choses. Honte de traiter Judith comme il le fait. Remords, regrets
« Et si je la réveillais doucement pour lui faire lamour, tendrement, comme
».
Comme quoi ? Comme avant ? Depuis combien de temps ? Il nen savait rien
Il ne savait même plus quand il avait fait lamour à sa femme pour la dernière fois.
Je ne suis quun égoïste, un putain dégocentrique, finalement Judith ne me mérite pas
La petite lampe près du canapé dans le salon est allumée. « Bizarre, elle a dû oublier de léteindre avant de monter se coucher ? ».
Elle éclaire faiblement la table de salon, où une enveloppe est posée.
« Pour Jack ». Cest lécriture de Judith. Il a toujours aimé son écriture avec ses lettres bien rondes, ses majuscules avec quelques fioritures, les mots bien posés sur la même ligne, légèrement penchée sur la droite. Tout comme il aimait son parfum. A lépoque, il adorait se perdre dans son cou et la respirer, après avoir écarté ses cheveux blonds. Chercher avec ses lèvres le petit grain de beauté sur le haut de sa clavicule.
« Surement, quelle mécrit que le dîner est au frigo, quil mattend
»
Cher Jack,
Je ne vais pas y aller de main morte (pour une fois). Si je narrive pas à te parler, tellement jai mal, je ne me retiendrais pas sur les mots que je vais técrire.
Je naurais jamais cru que ce moment existerait, mais me voilà en train de te rédiger une lettre de remerciements.
Oui, je te remercie davoir été (tu as vu jemploie le passé !) le mari dégueulasse que tu étais. Je te remercie de mavoir trompée.
Tu me trompes, je le sais, avec la blondasse avec qui tu travailles. Une gamine à côté de toi. Quel cliché, quand on y pense ! Elle a quoi ? Quelques années de plus que ta propre fille ? Cinq ans de plus ? Six ?
Oui, je sais tout. Mettons les choses au clair, cest terminé, je suis partie. Tu viens de briser notre mariage et notre histoire. Vingt-trois ans de vie commune.
Mais je te remercie. Parce que sans toi, je ne serais jamais devenue la personne que je suis aujourdhui. Cest parce que tu mas manqué de respect que jai appris à me respecter. Du moins que jai recommencé à me respecter à nouveau.
Cest grâce à toi et à ton égoïsme, à la façon dont tu mas mal aimée, que jai compris limportance de lamour-propre. Limportance dêtre soi-même, de ne plus jouer un rôle. Tout ce que jai perdu au fil du temps en essayant dêtre lépouse parfaite, telle que tu la voulais, et non pas telle que je suis. Ce que jai perdu, tu en déduiras que cest moi. Oui, je me suis perdue.
Avec elle, tu as écumé pas mal dhôtels. Si un homme et une femme se retrouvent entre cinq et sept dans une chambre dhôtel, ce nest surement pas pour enfiler des perles. Tu nes pas daccord ?
Je tai tendu des perches, que tu nas même pas vues. Cest ça le pire ! Alors, quant à les saisir
.
Donc, jai fait comme dans les films, jai engagé un détective. Un excellent détective dailleurs, si jen crois le nombre de photos que jai eues entre les mains. Tu sais ces photos où tu arbores un beau sourire, où tu as lair heureux en rentrant dans ces hôtels ou en en sortant avec elle. Cette salope
Et moi ? Javais le droit à tes airs blasés, à tes phrases toutes faites, à tes yeux levés vers le ciel quand je te posais une simple question. Javais le droit à tes pieds sous la table, quand tu daignais rentrer parfois avant lheure du dîner ou à des heures raisonnables. Javais le droit à ton portable greffé à ta main.
Tu me diras, cest toujours sympathique davoir une bonne poire à la maison, pour te faire à manger, te plaindre un peu et porter tes costumes au pressing. Cest rassurant aussi. Ton petit confort quoi, tes habitudes.
Je te quitte, parce que tu mas trompée, mais aussi parce que je me suis trompée. Sur ton élégance, sur ta classe, ton intelligence, la finesse de tes choix. Tu vois, le pire nest pas dêtre trompée, cest plutôt dêtre trompée avec dédain, sans respect. Tu as donc préféré me mentir. Cest ton choix. Je te confirme que pour moi, ce choix est le mauvais.
Je te quitte et je demande le divorce. Le divorce à tes torts, bien évidemment.
Il faut que tu saches tout de même que je ne vais pas lésiner sur ce divorce. Après un bon détective, je vais prendre un bon avocat. Tu vas y laisser des plumes, financièrement bien sûr, mais aussi et surtout au niveau de ta réputation. Toi le mari parfait, le père parfait, le fils parfait, lami parfait. Tout ça risque dêtre légèrement écorné. Désolée pour ton image et ton statut social. Mais je naurais aucun scrupule. Tu men as trop fait.
Sache aussi que ma vengeance ne sarrête pas là.
Cest un peu puéril, je lavoue, mais jai envoyé une lettre anonyme au mari de ta pute. Je considère qu'il est aussi concerné par tout ça que moi, et quil a le droit de savoir. Lui aussi est trompé. Lui aussi est pris pour un con. Entre cocus, il faut se serrer les coudes, tu ne crois pas ?
Oui, cocue, le mot te choque ? Moi oui, il me choque. Ce nest pas très joli et pas du tout flatteur comme appellation. Mais je le porte, parce que je nai pas le choix et parce que cest toi qui men as affublé.
Je ne suis fautive de rien du tout. Je nai pas mérité ça. Je porte donc le titre de cocue, celui que tu mas associé, comme on donne un surnom méprisant à quelquun quon ne respecte pas.
Le fait que jai averti le mari de ta copine, tu as déjà dû t'en rendre compte au moment où tu liras cette lettre. Je lui ai indiqué le lieu et lheure de votre petite sauterie prévue aujourdhui après le boulot (toujours mon excellent détective).
Hôtel Excelsior, chambre 221, cest ça ?
Il a dû débarquer pendant votre petite séance de baise.
Je ne le connais pas, peut-être ta-t-il mis son poing dans la figure. Amplement mérité, non ?
Porteras-tu mieux le cocard que moi je porte les cornes ? Dommage, je ne serai plus là pour le voir.
Ce petit désagrément que je te cause, le premier, tant jai cherché à être une épouse modèle, cest loin dêtre le dernier. Je ne suis plus la gentille Judith, lépouse dévouée. Tu vas vite ten apercevoir.
Voilà, nous nous reverrons maintenant au tribunal. En attendant, si tu as quelque chose à me dire, passe donc par lintermédiaire de mon avocat.
Les s ? Tu es leur père, tu pourras les voir quand tu veux. Enfin, si eux le veulent. Ils considèrent, même sils ne te le disent pas, que tu les as un peu oubliés ces dernières années. Un peu trompés eux aussi, en quelque sorte. Oh, tout comme moi, ils nont manqué de rien matériellement, mais est-ce cela que lon attend dun père ou dun mari ?
Je ne tembrasse pas.
Jai de la peine pour la femme qui taimera après moi.
Judith, ta bientôt ex-femme.
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