Vendredi Soir À L'Irish Bar
En sortant de lIrish Bar encore bondé tard dans la nuit, on sest séparées dune bise sur le trottoir, plus facile que dedans au milieu des conversations trop fortes, des bousculades de ceux qui vont et viennent du comptoir à leur table mains chargées de verres haut levés au-dessus de leur tête.
Certaines sont parties vers le boulevard pour y héler un taxi, dautres comme moi regagnaient leur voiture.
Et jai vu : une porte cochère, trou noir dans la nuit, une fille robe troussée à la taille et culotte aux genoux qui sappuyait de ses bras sur le mur. Lui, qui la baisait accroché des deux mains à ses hanches et baissait les yeux sur son dos, elle, qui me regardait le visage crispé, étaient au bar durant la soirée.
Comme souvent, javais imaginé
son allure, son maintien, la tristesse des yeux, lintérêt distant à celui qui parlait
imaginé une vie à cette fille, avant même de la voir là, qui se faisait baiser sous une porte cochère, qui me regardait
sortie du bureau, serrée entre les corps fatigués du soir aux odeurs de la ville, elle se tiendrait dune main à la barre chromée du wagon du métro, croiserait sans les voir à chaque station des affiches dun spectacle, de promotions de voyages au soleil, dune boisson, dun nouveau MacDo, de robes qui volent aux couleurs de lété qui vient
sarrêterait en route, lépicerie, du jambon, des yaourts
prendrait le courrier en montant
et attendrait la nuit
se changer, changer, shabiller pour la nuit
Parce que cest vendredi.
lIrish Bar et la fin de soirée, comme dautres vendredis et les rencontres de hasard, le frottement des corps, peut-être sur les allées à larrière dune voiture, ou dans une rue sombre
un taxi pour rentrer, vivante et salie, de larmes à ses joues et de sperme sur ses cuisses.
Jétais près deux au comptoir, je me souviens.
Lui cétait Guiness, elle Ballantines. Il parlait de football et baissait les yeux sur la chair dévoilée de la cuisse ouverte sur le haut tabouret au comptoir.
Elle avait le sourire dune absente, aux autres et à elle, un regard étonné du monde autour qui se posait un instant et senfuyait, en dedans, des mots qui senvolaient, abandonnés.
Et là sous la porte cochère je la retrouvais, les fesses claquées des cuisses du garçon, son regard vide posé sur moi.
Jimaginais
une vie ailleurs dont elle aurait perdu le fil dans un rêve intérieur, dévidé le temps, laissé se diluer le présent dans le flou dune vie échappée, un amour une vie perdue, ses jours et ses nuits vides dun autre, un qui serait parti.
elle naurait plus que son corps pour croire à sa vie, exister un instant, ressentir, illusion de présent consommé, un inconnu dans la rue et elle, la fille du vendredi, pour combien de vendredis encore, fermer les yeux, éteindre la lumière.
cest là quelle laurait rencontré, un soir à lIrish Bar. Elle naurait pas dit oui, à lui, pas ce premier soir, les vendredis dalors nétaient pas les vendredis daujourdhui.
ils auraient parlé et ri, penchés souvent lun vers lautre pour échanger quelques mots à loreille et couvrir les conversations au comptoir, danse des mots prélude à la danse des corps. Mais elle dansait si rarement, pas ici, pas encore, pas comme aujourdhui.
ici elle venait se montrer, attirer lattention, les attentions des hommes du vendredi, et rentrait seule et fière des regards qui sétaient posés sur elle.
elle laurait suivi devant le bar où les fumeurs se regroupent sur le trottoir, aurait frissonné dans la fraîcheur de la nuit et accepté la veste quil posait sur ses épaules.
plus de mots, des regards. Il fumait, elle serrait de ses bras les pans de la veste autour delle, se serait appuyée sur la main dans son dos quand il la guidait vers lentrée pour forcer le contact dans ses reins, yeux mi-clos et sourire à lèvres.
ils se seraient quittés dans la nuit, une bise sur la joue, sa main sur son épaule, sans promesse, sans rendez-vous.
et puis, et puis, ils se seraient revus, se seraient aimés. Il serait parti. Elle serait vide de lui, absente à sa vie depuis, devenue pour des inconnus une fille du vendredi.
Moi je navais pas vu, rien deviné, au comptoir de lIrish Bar. Il a fallu un geste, devant la porte cochère où jétais resté figée sur le trottoir den face par le regard absent.
Un geste et jai vu, jai su. Pas sa vie, pas sa réalité, non, juste su comment imaginer plus loin
il savait ? il avait deviné ? sans doute, oui. Elle lui avait dit, avant ? sans doute, oui.
ils se seraient aimés, cachés. Elle y aurait cru cette fois et il serait parti. Elle aurait perdu lespoir dune vie rêvée. Une fois encore ? Peut-être. Un échec de plus, peut-être.
Elle me regardait. Elle a baissé son bras et relevé plus haut sa robe sur la taille, en a glissé le pan dans son cou pour la tenir en place, découverte et nue de la ligne noire de sa culotte à ses genoux jusquà sa robe roulée sous ses seins, a glissé sa main entre ses jambes pour se caresser.
Le geste ne laissait aucun doute.
Elle rentrerait ce soir, vivante et salie, de larmes à ses joues et de sperme sur ses cuisses. Et ce sperme serait le sien, que jai vu gicler de sa main. Elle avait fermé les yeux sur la nuit.
La fille du vendredi soir à lIrish Bar était un garçon.
Misa 04/2013
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