Troubles

« « D’abord. Parce qu’il faut prévenir. On m’a dit « Ne fais pas ! Il faut du beau, du poétique, montrer le courage et la lumière. Ta photo n’est pas belle. »
C’est une photo. Non retouchée. Tant pis.
Vous aimez les histoires gaies ? Avec de jolies couleurs ? Il était une fois … ils vécurent heureux ?
Alors ne lisez pas. C’est pas grave. » »


Peu de gens croisent son regard, même ceux et celles qui travaillent avec elle, et ce n’est pas si souvent qu’ils entendent le son de sa voix. Timide ? Réservée ? Sans doute, mais autre chose, différent … son monde intérieur prend le pas sur le quotidien.
Pas de vrai bonheur, pas de joie dans sa vie. Du plaisir ; des plaisirs ; troubles.

Le vrai ? Parce qu’elle ne s’aime pas elle ne s’attend pas à être aimée.

Elle a toujours été comme ça ? Un peu, même . Son caractère ? Son éducation ?
Ce qui est certain : rien ne s’est arrangé à l’adolescence.

Toujours ? Depuis le collège, depuis que ses hormones lui ont joué des tours, depuis qu’elle a appris à se protéger, par la fuite, des railleries des garçons et des filles de son âge.
Pas d’amies, pas d’ami non plus, jamais de petit-ami ? Une fois, une seule fois, un garçon l’a embrassée. Elle avait 16 ans, avait été très étonnée d’être invitée à un anniversaire. A 16 ans elle rêvait de garçons, comme toutes les filles de son âge, à 16 ans comme beaucoup de filles de son âge elle savait se donner du plaisir, le soir sous ses draps, en pensant aux garçons. Et celui-là, ce soir-là, était le plus beau de la terre.
En fin de soirée, elle avait un peu retenu les mains qui caressaient ses seins, et l’avait laissé faire après, c’était si bon, avait plus fermement retenu la main qui remontait sous sa jupe, s’était même un peu fâchée, mais il embrassait si bien ! Elle avait quand même réussi à l’empêcher de glisser la main sous sa culotte, pas qu’elle n’en ait pas eu envie, mais elle avait eu honte qu’il se rende compte de l’effet qu’il lui faisait, et puis c’était la première fois, et bien que n’ayant aucune expérience, elle savait que ça ne se fait pas, ne voulait pas tout lui céder dès la première fois !
Si elle avait su que ce serait aussi la dernière ? Elle y repense parfois, honte et regrets mélangés, se disait « quelle imbécile ! j’aurais dû m’en douter », et d’autres fois « j’aurai dû le laisser faire, j’aurai au moins eu ça ».


C’était un pari ! Il avait parié qu’il « ferait craquer Lolo » !
Ils s’étaient isolés dans un petit bureau, sur un canapé. Il la caressait par-dessus sa culotte toute humide de désir, sa jupe troussée à la taille, et l’embrassait. C’est la lumière des flashes des appareils photos et les éclats de rire qui lui ont fait ouvrir les yeux.

Elle a changé de Lycée. Elle n’a plus jamais accepté les rares invitations qu’elle a reçues.

Elle s’est enfermée dans le silence et marche les yeux baissés.


Sa mère vient d’appeler : ils sont bien arrivés.
… les déménageurs étaient déjà sur place et les attendaient devant le pavillon … il fait un soleil magnifique bien qu’il fasse un peu frais … il y avait un embouteillage sur la rocade de Nantes … papa est un peu fatigué des 5 heures de conduite … Kosmo (leur Labrador) est dans le jardin … elle a laissé une barquette de sauce bolognaise au congélateur pour elle ce soir …
Voilà. Un quart d’heure au téléphone. Ils sont bien arrivés. Et pour la première fois à 28 ans Laurence se retrouve seule.
Ses parents lui ont laissé leur appartement parisien pour vivre leur retraite dans un petit pavillon à St Gilles Croix-de-Vie.

Seule.
Elle y avait pensé, au début, quand elle a commencé à travailler, chercher un studio, s’installer, être … libre ? Oui, libre d’occuper ses soirées et ses nuits comme elle l’entend … et puis y a renoncé, ses parents étaient tellement contents qu’elle reste avec eux ! Les années ont passées …

Bien sûr elle a encouragé ses parents à partir, a fait la fière mais elle appréhendait le quotidien et sa solitude à venir.
Elle se réjouissait aussi, elle serait plus tranquille, n’aurait plus à se cacher, à cacher ses secrets, parfois un peu fous, d’autres fois plus fous encore, fous comme les images qu’elle regarde en secret dans la nuit et qui nourrissent ses fantasmes, sa vie cachée de tous.

Pendant plusieurs jours elle s’est sentie perdue dans l’appartement triste et presque vide.
Elle se voyait comme cet appartement, triste d’abandon, aux murs marqués des stigmates du temps, souvenirs clairs sur les murs de meubles et de cadres disparus, qui font échos aux marques sur son corps venus dans ses nuits.
Seulement ? Non. Elle se voyait aussi en mutation, libérée d’une tutelle imposée, prête, sans savoir exactement à quoi, à changer, à vivre autrement, autre chose, être une autre, différente. En mieux, en pire ? Selon qui ? selon quels critères ? Etre une autre …

La tapisserie de la salle de séjour garde le souvenir du grand buffet, le salon celui de la bibliothèque et du dossier du canapé d’angle qui mangeait l’espace, des épais double-rideaux de velours de chaque côté de la baie vitrée qui mène à la belle terrasse qui pendant des années était inaccessible tant elle était encombrée de grands pots et de jardinières de fleurs. Seules la cuisine aux meubles sombres et sa chambre tapissée de grandes fleurs roses sont restées intactes.
Avant leur départ, ses parents avaient tout organisé pour elle : un décorateur viendrait la conseiller, des ouvriers feraient les travaux. Un cadeau qu’ils lui faisaient.
Elle s’en remettrait pour les transformations à ce que ses parents avaient décidé pour elle, comme ils l’avaient toujours fait pour tout, des menus quotidiens à l’organisation des week-ends, jusqu’aux vêtements qu’elle portait qu’elle ne choisissait qu’avec sa mère, sur catalogues, Daxon, Taillissime … qu’il fallait parfois renvoyer : pas facile de s’habiller quand on porte du 50 et du 105F. Des chiffres à l’origine de tout ses complexes.

Elle s’était angoissée toute la semaine de ce rendez-vous avec le décorateur qui viendrait samedi, les ouvriers ensuite. Plusieurs fois elle a pensé téléphoner pour annuler : ces gens qui viendraient chez elle, à qui il faudrait parler, qui poseraient des questions, qui la regarderaient, qui seraient chez elle en son absence, qui envahiraient son intimité …

Le décorateur est venu en fin de matinée.
Elle s’est empressée d’éteindre la télé au premier coup de sonnette … la série qu’elle ne manque jamais, Drop Dead Diva, cette fille qui lui ressemble … comme ces autres filles qu’elle regarde sur internet, ces « chubby girls» qui accompagnent ces fantasmes plus souvent depuis qu’elle n’a plus besoin d’attendre tard dans la nuit pour se connecter, pour ouvrir la grande malle de fer au pied de son lit …
Elle a mis un pantalon noir et sa tunique imprimée qui descend à mi-cuisses, s’est un peu maquillée.
Pour séduire ? Mais non !
Pour être vue autrement qu’elle-même ne se voit … Plaire ? Elle n’y pense pas, n’y pense plus. Juste ne pas voir dans les yeux de celui qui viendra le regard que lui renvoie son miroir.

Elle a pris une grande inspiration avant d’ouvrir.
Il était plus jeune qu’elle n’avait imaginé, plus jeune qu’elle sans doute, un grand gaillard imposant. Il parlait beaucoup et vite en visitant l’appartement, parlait trop fort ; elle évitait le regard qui cherchait le sien, qu’elle sentait peser sur elle dès son arrivée. La présence d’un homme, être seul avec lui dans cet espace clos lui crispait le ventre d’angoisse et rendait ses mains moites, la faisait transpirer, l’oppressait.
Elle ne l’a pas suivi dans sa chambre, qu’elle avait soigneusement rangée comme toutes les pièces ; elle attendait dans le couloir, se tenait à distance.
Il secouait la tête, commentait, souriait, disait « y a du boulot », « y a de quoi faire », prenait des mesures, disait « on commencera dès lundi », « votre chambre en dernier ?», montrait le mur qui serait abattu entre séjour et salon, parlait de faïences et de teintes de peinture, de la cuisine qui était bien sombre. Elle écoutait à peine, hochait la tête et attendait qu’il se détourne pour essuyer ses mains moites sur sa tunique, qu’elle serrait contre elle pour en masquer leur tremblement, disait « je vous fait confiance » quand il attendait son avis.

Elle a sursauté quand il a posé sa main sur son épaule pour lui montrer des tâches au plafond de la salle de bains, s’est affolée de se trouver si près de lui.

Des pensées folles traversaient son esprit … « et s’il me forçait à … on est seuls, je suis à sa merci … » et sa peur s’accompagnait d’un désir fou qu’il le fasse, qui lui serrait le ventre et la faisait trembler, elle se sentait humide, oppressée « … il me retournerait, me pencherait sur la baignoire et arracherait mon pantalon, mes dessous … », comme ce film qu’elle avait vu en début de semaine ; elle s’était punie après, en gardait les traces sur elle … « ça va ? Madame ? » .
Inconsciemment elle avait fait un pas en arrière ; elle a croisé son regard, ses sourcils levés, son sourire étonné qui étirait ses lèvres.
Elle s’appuyait d’une main contre le mur, l’autre repliée poing fermé entre ses seins, comme essoufflée, épinglée par ce regard sur elle, sentait ses joues en feu, il était si près d’elle … « il pourrait … ».

Elle était soulagée quand il est parti ; mais pas seulement ; déçue ? pas tout à fait … mais elle pensait « ces choses-là arrivent », « je suis folle », pensait « ça aurait pu arriver », « qu’est-ce qu’il a pensé de moi », « il aurait pu … ».
Elle avait transpiré. Elle s’est dévêtue au pied de son lit : se laver, évacuer sous la douche cette humidité malsaine sur sa peau, effacer sous l’eau glacée les idées qui l’avaient tant troublée.

Elle avait prévu de sortir, pour se promener, prendre l’air, ne pas rester dans cet appartement vide, ne pas être tentée de se connecter. Regarder les vitrines, s’asseoir près du bassin au jardin du Luxembourg, … des prétextes : prendre le métro, aller une nouvelle fois dans cette boutique dont elle avait trouvé l’adresse sur internet.

Elle a préparé sur le lit avant de se déshabiller son nouveau legging noir et la longue chemise à pans superposés en voile de crêpe outremer, les nouveaux dessous noirs qu’elle mettrait pour la première fois, ces nouveaux vêtements qu’elle avait choisis seule pour la première fois, qui lui avaient été livrés en fin de semaine et qui, miracle, lui allaient tous bien.
Elle a suspendu sa tunique sur les portes à miroir de l’armoire, pour ne plus voir sa grande culotte-gaine couleur chair remontée jusqu’au nombril, étirée du bourrelet sur son ventre, trop de cette chair qu’elle ne veut pas voir, pas ce matin.
Aujourd’hui elle ne voulait pas de ce miroir qui depuis son adolescence était le témoin privilégié de sa nudité matin et soir, le soir surtout, voyeur dans la nuit de ses jeux, ne voulait pas voir les traces brunes et rouges sur ses seins et son ventre.

Les ouvriers sont venus dès le lundi. Ils étaient trois. Elle les croisait le matin en partant, les retrouvait le soir.
Ils ont débarrassé la terrasse de tout ce qui l’encombrait, le salon et la chambre de ses parents des quelques vieux meubles qui restaient, ont arraché les papiers peints et les vieilles moquettes dans toutes les pièces sauf dans sa chambre, qui serait la dernière dont ils s’occuperaient, ont abattu un mur pour faire une seule grande pièce du salon et du séjour.
Elle se préparait tôt pour être lavée et habillée quand ils arrivaient le matin, allait dans sa chambre le soir pour ne pas les croiser, guettait leurs rires et les blagues échangées par sa porte entrebâillée, les écoutait parler quand avant de partir ils se changeaient dans l’ancienne chambre de ses parents en face de la sienne, troublée de cette proximité … des frissons lui venaient à les imaginer quasi nus, si proches, chez elle …
Elle quittait sa chambre à ce moment-là, espérant les apercevoir en train d’enlever leurs vêtements de travail, n’osait pas malgré tout s’attarder dans le couloir à guetter.

Le deuxième soir après leur départ, elle s’est rendue dans la chambre où ils laissaient leurs tenues de travail, s’est enivrée de l’odeur âcre de la transpiration sur leurs t-shirts, odeurs mâles et fortes qui lui tournaient la tête et colorait ses joues. Ce soir-là elle a étrenné son acquisition du week-end devant les miroirs de l’armoire de sa chambre. De nouvelles traces strient ses seins et son ventre, ses fesses et ses cuisses aussi sont zébrées, comme celles de cette fille qu’un homme punissait d’une badine flexible sur le film qu’elle avait visionné juste avant.
Jamais quand ses parents vivaient avec elle n’aurait pu se servir du fouet, trop bruyant du claquement sur sa peau, dont la morsure l’a surprise, lui donnant un plaisir inattendu.

Ils sont arrivés beaucoup plus tôt le vendredi. Elle n’était pas prête, sortait à peine de la douche quand elle a entendu s’ouvrir la porte d’entrée dont ils avaient la clé.
Elle s’est enveloppée dans son grand peignoir éponge pour sortir. Deux d’entre eux étaient dans le couloir qui mène aux chambres, le troisième, celui qui les dirigeait s’avançait vers elle le sourire aux lèvres et la main tendue :
— Bonjour ! … changez-vous les gars ! on traîne pas ! … Désolé de vous déranger si tôt, Madame, on a fait venir une benne à gravats ce matin et on veut pas bloquer la rue. Vous êtes sûre ? On jette tout ?
Il l’invitait à le suivre dans le salon où étaient regroupés les vieux meubles que ses parents avaient laissés, les moquettes arrachées et les grands sacs plastiques pleins des papiers arrachés sur les murs, des gravats de plâtre du mur cassé entre le séjour et le salon. Elle l’a suivi, les bras serrés sur les pans de son peignoir qui depuis longtemps n’avait plus de ceinture.
— Oui … tout … jetez tout !
— Ça vous ennuie si un de mes gars garde la commode et les chaises, là-bas ?
— Non, ça m’est égal.
— Momo ? Viens voir ! … la dame te donne la commode et les chaises !
— Merci beaucoup, madame, merci !
Elle regardait un peu hébétée le grand sourire, les pectoraux du grand noir et la grande main qui secouait la sienne pour la remercier. Elle a fait un pas en arrière et a posé le pied sur une ferrure métallique en bordure du tas de gravats. Elle a poussé un cri et s’est affalée sur les sacs, allongée bras en croix, un instant, un très court instant, tous figés, une seconde.
Pas de douleur sur l’instant, immobile, puis en réflexe, elle a vite refermé sur elle le peignoir qui s’était ouvert. Momo et Yves, le chef de chantier, ont été plus longs à réagir, saisis par ce qu’ils avait vus. Ils l’ont aidée à se relever au moment où elle a vraiment ressenti la brûlure cuisante et qu’elle s’est mise à gémir. La douleur lui coupait le souffle …
— Elle saigne, patron !

Elle n’a repris ses esprits que dans sa chambre, incapable de se souvenir comment elle était arrivée sur son lit.
A genoux au sol, Yves, le chef de chantier, tenait une serviette humide serrée sur son pied. Elle s’est mise à pleurer. Elle tremblait, une main plaquée sur sa bouche, l’autre serrée sur la couette. Elle pleurait de douleur. Elle pleurait de honte en voyant Yves refermer lentement l’un après l’autre les pans peignoir, sur ses cuisses dénudées puis sur ses seins, les yeux étonnés et le front barré d’un pli d’incompréhension.
— Ne bougez pas, il amène une autre serviette … ça va ?
Non. Ça n’allait pas. Rien n’allait. Cet homme qui venait de la rhabiller, ce grand noir qui roulait des yeux en tendant une serviette humide, la douleur, non, ça n’allait pas bien du tout : deux images s’imposaient, se superposaient aux visages des deux hommes présents dans sa chambre, elle, affalée plus tôt sur les sacs dans le salon, elle encore sur son lit à l’instant, son corps nu, exposé à leur vue, telle qu’en face de son miroir tous les soirs.

— Ça va, Momo, laisse-nous. Commencez à descendre tout le bazar, et ne laissez rien traîner. Vous voyez le résultat ? La dame s’est blessée !
Il s’est redressé et a posé une main sur son genou :
— Je vais chercher la trousse de secours, je reviens, ne bougez pas !
Il est revenu quelques minutes plus tard avec une boîte à pharmacie qu’il a posée sur le lit à côté d’elle, puis est retourné sur ses pas pour fermer la porte de la chambre.

Elle s’était redressée, assise au bord du lit, les jambes pendantes, son pied blessé reposant sur la serviette humide posée sur la moquette qui se tâchait d’une trace de sang. La douleur à son pied ? Elle ne la sentait presque plus. Elle tremblait. La réaction bien sûr, et surtout, surtout, elle revoyait le regard figé de l’homme sur ses jambes et son hésitation à refermer le peignoir sur elle, le geste suspendu un instant.

Il avait pris du coton et un flacon, soulevait son pied et tendait sa jambe, se baissait pour voir le dessous de son pied :
— C’est une petite entaille, juste sous le talon, s’est douloureux ?
— … ça va …
— Vous avez un peu tourné de l’œil !
Il tamponnait doucement avec un morceau de coton. Elle serrait les dents sous la morsure du produit, serrait des deux poings la couverture sur le lit.
— Allongez-vous, ce sera plus facile !
Il la regardait, un drôle de sourire aux lèvres, tenant son pied levé d’une main. Il s’est redressé sur ses genoux et l’a repoussée d’une main sur l’épaule pour qu’elle s’allonge, repoussant son pied pour lui faire plier le genou.

Elle savait. Elle avait senti son peignoir glisser. Elle savait.

Si souvent elle avait imaginé … construit des scénarios … elle, impuissante, sans possibilité de s’échapper … un inconnu sans visage, une situation où elle ne pourrait rien, où elle n’aurait aucune échappatoire, obligée, e …
Parfois l’inconnu riait, se moquait d’elle, l’insultait en voyant son corps nu, ses chairs flasques, et la laissait, se moquait d’elle et partait en riant aux éclats.
Parfois l’inconnu la frappait, au visage, pinçait et giflait ses seins, prenait son sexe dans sa main et serrait, serrait, la retournait à plat ventre et s’acharnait sur ses fesses, avec sa main, une ceinture, un bâton.
Parfois il la violait ; parfois ils étaient plusieurs.
Ces images, si réelles, meublaient ses nuits. Depuis longtemps. Depuis qu’elle avait découvert le plaisir et la honte, face au miroir dans sa chambre, depuis qu’elle maltraitait ce corps qu’elle détestait pour se punir du plaisir qu’elle se donnait et qu’au contraire elle provoquait des orgasmes violents qu’elle étouffait sous un oreiller.
Avec internet, les images dans sa tête avaient pris corps et réalité, images superposées au reflet dans son miroir ; ses fantasmes s’en étaient nourris ; elle était allée plus loin dans la douleur qu’elle s’imposait.

Elle se coupait, parfois ; sur les cuisses ; sur le ventre ; avec une lame de rasoir ; se piquait avec les épingles volées dans la boîte à couture de sa mère, se cinglait d’une ceinture de cuir sur les seins, sur le sexe, souvent à travers une serviette de toilette, pour que le bruit n’alerte pas ses parents qui dormaient dans la chambre en face de la sienne.
Souvent dans ses nuits folles, ce n’était plus elle, c’était un autre qui lui imposait des sévices, un homme, des hommes, des femmes, qui se moquaient d’elle et de son corps, qui en abusaient et la punissait ; fantasmes de s ; de viols ; de dégradations ; son corps avili ; son corps qui le méritait.

Elle se savait exposée de l’homme à ses pieds et n’a rien fait pour cacher sa nudité. Toutes les images de ses rêves troubles défilaient dans son esprit. Quoi qu’il arrive, elle voulait s’y soumettre, ne ferait rien pour s’en échapper.
Un seul geste. Elle a fait un seul geste.
Elle a relâché d’une main la couverture du lit qu’elle serrait dans son poing pour tendre le bras et se saisir de son oreiller, l’attirer sur son visage.
Ce qu’elle exposait à la vue de cet homme ? Elle savait. Elle avait en tête l’image que lui renvoyait son miroir, jour après jour, nuits de folie.
… les petites stries blanches à l’intérieur de ses cuisses, vieilles cicatrices, en partie masquées par les morsures rouges sombres de la lanière du fouet acheté le samedi précédent, ces mêmes traces sur les lèvres de son sexe et son ventre, la boursouflure gonflée et violacée sur une petite lèvre, celle-là l’avaient fait crier deux jours plus tôt, son sexe ouvert par sa position, cuisse ouverte de la jambe qu’il levait et tenait contre son torse …
Il ne bougeait plus.
Elle ne sentait plus la brûlure du début quand il appliquait le coton imbibé sur la plaie, seulement la sensation de froid anesthésiant qui suivait, la chaleur de sa main sur sa cheville, toute volonté éteinte ; être objet.

A cause de cette immobilité et du silence, sous l’oreiller qu’elle plaquait sur son visage, peu à peu les images de ses folies disparaissaient et elle reprenait pied dans la réalité, commençait à trembler, était agitée de longs frissons. Son cœur battait fort, et elle respirait vite, mais elle se sentait étrangement calme, bien loin de toutes ses angoisses et affolements de la semaine passée, comme dissociée de ce corps haï.
Elle n’était qu’attente. Sans peur, sans angoisse. Quoi qu’il arrive, elle l’acceptait.
Etrangère ; spectatrice ; indifférente ? pas tout à fait ; consciente et détachée.

— Qui vous a fait ça ?
Mentir ? Inventer une histoire ? Elle ne l’a pas envisagé un seul instant.
Elle avait écarté l’oreiller de son visage, l’avait déposé à côté d’elle. Elle avait ouvert les yeux sans croiser ceux de l’homme qui étaient fixés sur son ventre.
— Personne.
Il a levé les yeux, sourcils levés puis froncés.
— C’est moi.
Il a levé les yeux brusquement et a eu un hoquet de surprise.
— Eh ben !
— … et vous … si vous voulez …
Elle n’avait rien prémédité, les mots lui étaient venus sans qu’elle y ait réfléchi. Elle se voyait souvent victime dans ses fantasmes, soumise à la perversité, soumise à ce qu’elle était, comme elle était. Jamais elle n’avait imaginé prononcer des mots pareils. Elle venait de l’inviter à lui faire subir ce qu’elle s’infligeait elle-même et en était aussi surprise que l’homme en face d’elle, qui avait l’air estomaqué.
— Vous êtes pas sérieuse ! ?
— Si.
— Mais … vous pouvez pas aimer … c’est dingue !
— Je dois être dingue, alors … quelle importance ce que je suis. Je ne suis rien. Rien pour moi. Et pour vous ? Je suis quoi pour vous ?

Elle riait. Lui, secouait la tête d’incompréhension.
Elle non plus ne comprenait pas ce qui se passait, et elle riait. Elle, la fille qui avait toujours peur de tout et des autres, qui fuyait en permanence et détestait ce qu’elle était, parce qu’elle était au pied du mur, ne pouvait plus s’enfuir, ne voulait plus s’enfuir, exposée nue à cet homme qu’elle connaissait à peine comme elle s’exposait à elle-même si souvent, se surprenait à s’exprimer comme jamais elle n’avait imaginé le faire. Depuis quand n’avait-elle pas ri ?
Et elle se sentait bien.
Derrière quoi se cacher quand toutes les barrières sont tombées ?

Il a lâché son pied et jeté le coton qu’il tenait contre la coupure sous son talon. En se penchant, il déchiré une nouvelle boule de coton dans le sachet sur le lit, l’a imprégné d’alcool avant de reprendre le pied de Laurence pour nettoyer encore :
— Ça saigne plus … ça pique encore ?
Elle a souri en haussant les épaules.
— Vous avez une bande ? Un sparadrap tiendrait pas.
— Dans la salle de bain, au-dessus du lavabo.

Il a laissé la porte ouverte en quittant la chambre. Elle s’est redressée et s’est assise plus loin sur le lit. Elle a rabattu le peignoir sur sa taille et ses jambes, et puis l’a ouvert à nouveau largement.
Elle entendait les ouvriers discuter : ils avaient fini de descendre dans la benne tous les gravats et ce qui serait jeté, allaient partir la vider à la décharge.
Momo, le grand noir, est entré dans la chambre :
— Encore merci pour …
Il s’est arrêté net dans sa phrase en roulant des yeux, et a fait demi-tour, continuant depuis le couloir :
— Excusez, madame !
— Momo ? Vous pouvez m’amener un verre d’eau, s’il vous plaît ?

Elle riait et se mordait les lèvres. Jamais, jamais elle n’aurait fait ça avant ! Avant quoi ? Avant de se couper sous le pied ? Pourquoi ?
Un enchaînement de petites choses, toutes petites, insignifiantes … ces hommes chez elle depuis une semaine, le contact quotidien , leur arrivée ce matin avant qu’elle ne soit prête et sa chute, son peignoir qui s’était ouvert … alors, qu’avait-elle à cacher maintenant ?

Ils n’avaient pas ri, ne s’étaient pas moqués d’elle. Mais maintenant elle provoquait ! S’exhibait carrément ! Et qui l’en empêcherait et pourquoi ?
Trop tard ; trop tard pour tout effacer, alors pourquoi pas ? Personne ne pourrait lui faire mal, la mépriser plus qu’elle ne se méprisait elle-même, alors peu importe ce qu’ils diraient d’elle ! ça n’avait aucune importance. Rien n’avait d’importance.

Momo est revenu, lui a parlé depuis le couloir :
— Madame ? Je peux venir ?
— Mais oui, venez.
Il s’est arrêté en voyant qu’elle était aussi peu couverte que quelques minutes plus tôt, et a tourné la tête.
— Allez, donnez-moi ce verre ! C’est pas une grosse dame toute nue qui va vous faire peur ! Et vous m’avez déjà vue comme ça quand je suis tombée, non ?
— Euh … Oui Madame. Et puis je vous ai portée quand vous étiez dans les pommes.
— Tout seul ? Je suis lourde, non ?
— Je suis costaud.
Momo a fini par s’approcher du lit en roulant des yeux, lui a tendu le verre, et s’est enfui très vite. Elle les a entendus discuter encore dans le couloir, puis la porte se refermer. Momo et le petit jeune, que les autres appelaient Chiffon partaient vider les détritus à la déchetterie et ne reviendraient que le lundi suivant.

Yves est entré dans la chambre, une bande blanche dans les mains, bordées sur les côtés de deux petits filets bleus … elle se souvenait, au Lycée, en cours de gym, saut en hauteur, les autres riaient, se moquaient d’elle, elle était tombée lourdement …
— Vous me baiserez, après ?
— Quoi ?
— Yves … vous vous appelez Yves, n’est-ce pas ? … personne ne m’a jamais baisée. Mais je ne suis plus vierge, ne craignez rien, plus de sang aujourd’hui. Je me suis … occupée de ça. Il y a longtemps. Vous voulez me baiser ?
— Madame …
— Laurence. Je m’appelle Laurence, ou Lolo, la grosse, Big’L, la baleine, comme vous voulez, ça n’a pas d’importance, vous savez ? Vous seriez le premier … les hommes aiment ça être les premiers, non ? Vous voulez ?
Il a découpé un morceau de gaze avec un ciseau à bouts ronds pris dans la trousse à pharmacie puis découpé avec ses dents deux morceaux de sparadrap rose. Ces mains tremblaient un peu. Il a posé la gaze et l’a maintenue des deux sparadraps, a enroulé la bande autour de sa cheville avant de passer sous son pied. Il ne levait pas les yeux, allait lentement.
Elle pleurait. Ne s’en rendait compte qu’à sa vision troublée.
Il a doucement reposé son pied, rangé les ciseaux et le rouleau de sparadrap, le sachet de coton, et la petite bouteille d’alcool, a refermé la trousse blanche en plastique avec une grosse croix rouge peinte dessus, s’est relevé pour la déposer sur la table de nuit.
— …s’il vous plaît …

Pas d’orgasme. Mais du plaisir oui. Du poids de son corps sur elle, du souffle dans son cou, du gémissement quand il s’est raidi et qu’elle a senti dans son ventre la chaleur humide de son plaisir, de son sourire quand elle l’a pris dans sa main tout mouillé et tout chaud, de la main sur ses seins quand il a durci entre ses doigts …

La nuit était tombée quand il s’est rhabillé. Il a caressé d’un doigt une zébrure sur son ventre, « c’est con … », a haussé les épaules. Il est parti.


Sa mère l’appelait tous les jours. Elle lui racontait les peintures, les parquets, le canapé en cuir et le salon en teck sur la terrasse, le bureau dans leur ancienne chambre. Sa mère racontait les trous que Kombo creusait dans le jardin, la nouvelle canne à pêche de son père et le poisson frais à la criée, « tu verras cet été, plus que deux mois ? je t’enverrai les horaires du train à Luçon ».


Deux autres soirs des semaines suivantes Yves est resté. Les deux autres, Momo et le plus jeune, celui qu’ils appelaient Chiffon savaient.
Chiffon un samedi matin a trouvé un prétexte idiot, un objet oublié, pour venir chez elle. Lui l’a faite jouir.

L’image d’elle dans le miroir de sa nouvelle armoire … a changé, un peu : les miroirs, c’est juste un problème de regard … elle s’y voit autrement. Elle n’ouvre plus aussi souvent la grande malle métallique verte fermée d’un gros cadenas qu’elle a gardée au pied de son lit. Elle n’a rien jeté. Certaines choses qu’elle y range ne servent plus … ou plus si souvent.

Elle ne baisse plus les yeux. Elle sort le soir. Des lieux troubles pour ses désirs troubles.
Changée … d’autres fantasmes, d’autres envies.
D’autres folies.
Elle s’est perdue ailleurs, plus loin ou sur un autre chemin.

Devant la patrouille de Police qui l’a embarquée un soir pour racolage sur la voie publique non plus, elle n’a pas baissé les yeux.

Un jour, peut-être, quelqu’un ouvrira la malle avec elle. Elle y pense.


Faut-il une morale ?
Faut-il juger ?
Pourquoi certains se perdent-ils ?

Ne pas fermer les yeux, même quand l’image est trouble.

Faire, quoi … avant que l’image dans le miroir ne se trouble.

Misa – 01/2014

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