Troubles
« « Dabord. Parce quil faut prévenir. On ma dit « Ne fais pas ! Il faut du beau, du poétique, montrer le courage et la lumière. Ta photo nest pas belle. »
Cest une photo. Non retouchée. Tant pis.
Vous aimez les histoires gaies ? Avec de jolies couleurs ? Il était une fois
ils vécurent heureux ?
Alors ne lisez pas. Cest pas grave. » »
Peu de gens croisent son regard, même ceux et celles qui travaillent avec elle, et ce nest pas si souvent quils entendent le son de sa voix. Timide ? Réservée ? Sans doute, mais autre chose, différent
son monde intérieur prend le pas sur le quotidien.
Pas de vrai bonheur, pas de joie dans sa vie. Du plaisir ; des plaisirs ; troubles.
Le vrai ? Parce quelle ne saime pas elle ne sattend pas à être aimée.
Elle a toujours été comme ça ? Un peu, même . Son caractère ? Son éducation ?
Ce qui est certain : rien ne sest arrangé à ladolescence.
Toujours ? Depuis le collège, depuis que ses hormones lui ont joué des tours, depuis quelle a appris à se protéger, par la fuite, des railleries des garçons et des filles de son âge.
Pas damies, pas dami non plus, jamais de petit-ami ? Une fois, une seule fois, un garçon la embrassée. Elle avait 16 ans, avait été très étonnée dêtre invitée à un anniversaire. A 16 ans elle rêvait de garçons, comme toutes les filles de son âge, à 16 ans comme beaucoup de filles de son âge elle savait se donner du plaisir, le soir sous ses draps, en pensant aux garçons. Et celui-là, ce soir-là, était le plus beau de la terre.
En fin de soirée, elle avait un peu retenu les mains qui caressaient ses seins, et lavait laissé faire après, cétait si bon, avait plus fermement retenu la main qui remontait sous sa jupe, sétait même un peu fâchée, mais il embrassait si bien ! Elle avait quand même réussi à lempêcher de glisser la main sous sa culotte, pas quelle nen ait pas eu envie, mais elle avait eu honte quil se rende compte de leffet quil lui faisait, et puis cétait la première fois, et bien que nayant aucune expérience, elle savait que ça ne se fait pas, ne voulait pas tout lui céder dès la première fois !
Si elle avait su que ce serait aussi la dernière ? Elle y repense parfois, honte et regrets mélangés, se disait « quelle imbécile ! jaurais dû men douter », et dautres fois « jaurai dû le laisser faire, jaurai au moins eu ça ».
Cétait un pari ! Il avait parié quil « ferait craquer Lolo » !
Ils sétaient isolés dans un petit bureau, sur un canapé. Il la caressait par-dessus sa culotte toute humide de désir, sa jupe troussée à la taille, et lembrassait. Cest la lumière des flashes des appareils photos et les éclats de rire qui lui ont fait ouvrir les yeux.
Elle a changé de Lycée. Elle na plus jamais accepté les rares invitations quelle a reçues.
Elle sest enfermée dans le silence et marche les yeux baissés.
Sa mère vient dappeler : ils sont bien arrivés.
les déménageurs étaient déjà sur place et les attendaient devant le pavillon
il fait un soleil magnifique bien quil fasse un peu frais
il y avait un embouteillage sur la rocade de Nantes
papa est un peu fatigué des 5 heures de conduite
Kosmo (leur Labrador) est dans le jardin
elle a laissé une barquette de sauce bolognaise au congélateur pour elle ce soir
Voilà. Un quart dheure au téléphone. Ils sont bien arrivés. Et pour la première fois à 28 ans Laurence se retrouve seule.
Ses parents lui ont laissé leur appartement parisien pour vivre leur retraite dans un petit pavillon à St Gilles Croix-de-Vie.
Seule.
Elle y avait pensé, au début, quand elle a commencé à travailler, chercher un studio, sinstaller, être
libre ? Oui, libre doccuper ses soirées et ses nuits comme elle lentend
et puis y a renoncé, ses parents étaient tellement contents quelle reste avec eux ! Les années ont passées
Bien sûr elle a encouragé ses parents à partir, a fait la fière mais elle appréhendait le quotidien et sa solitude à venir.
Elle se réjouissait aussi, elle serait plus tranquille, naurait plus à se cacher, à cacher ses secrets, parfois un peu fous, dautres fois plus fous encore, fous comme les images quelle regarde en secret dans la nuit et qui nourrissent ses fantasmes, sa vie cachée de tous.
Pendant plusieurs jours elle sest sentie perdue dans lappartement triste et presque vide.
Seulement ? Non. Elle se voyait aussi en mutation, libérée dune tutelle imposée, prête, sans savoir exactement à quoi, à changer, à vivre autrement, autre chose, être une autre, différente. En mieux, en pire ? Selon qui ? selon quels critères ? Etre une autre
La tapisserie de la salle de séjour garde le souvenir du grand buffet, le salon celui de la bibliothèque et du dossier du canapé dangle qui mangeait lespace, des épais double-rideaux de velours de chaque côté de la baie vitrée qui mène à la belle terrasse qui pendant des années était inaccessible tant elle était encombrée de grands pots et de jardinières de fleurs. Seules la cuisine aux meubles sombres et sa chambre tapissée de grandes fleurs roses sont restées intactes.
Avant leur départ, ses parents avaient tout organisé pour elle : un décorateur viendrait la conseiller, des ouvriers feraient les travaux. Un cadeau quils lui faisaient.
Elle sen remettrait pour les transformations à ce que ses parents avaient décidé pour elle, comme ils lavaient toujours fait pour tout, des menus quotidiens à lorganisation des week-ends, jusquaux vêtements quelle portait quelle ne choisissait quavec sa mère, sur catalogues, Daxon, Taillissime
quil fallait parfois renvoyer : pas facile de shabiller quand on porte du 50 et du 105F. Des chiffres à lorigine de tout ses complexes.
Elle sétait angoissée toute la semaine de ce rendez-vous avec le décorateur qui viendrait samedi, les ouvriers ensuite. Plusieurs fois elle a pensé téléphoner pour annuler : ces gens qui viendraient chez elle, à qui il faudrait parler, qui poseraient des questions, qui la regarderaient, qui seraient chez elle en son absence, qui envahiraient son intimité
Le décorateur est venu en fin de matinée.
Elle a mis un pantalon noir et sa tunique imprimée qui descend à mi-cuisses, sest un peu maquillée.
Pour séduire ? Mais non !
Pour être vue autrement quelle-même ne se voit
Plaire ? Elle ny pense pas, ny pense plus. Juste ne pas voir dans les yeux de celui qui viendra le regard que lui renvoie son miroir.
Elle a pris une grande inspiration avant douvrir.
Il était plus jeune quelle navait imaginé, plus jeune quelle sans doute, un grand gaillard imposant. Il parlait beaucoup et vite en visitant lappartement, parlait trop fort ; elle évitait le regard qui cherchait le sien, quelle sentait peser sur elle dès son arrivée. La présence dun homme, être seul avec lui dans cet espace clos lui crispait le ventre dangoisse et rendait ses mains moites, la faisait transpirer, loppressait.
Elle ne la pas suivi dans sa chambre, quelle avait soigneusement rangée comme toutes les pièces ; elle attendait dans le couloir, se tenait à distance.
Il secouait la tête, commentait, souriait, disait « y a du boulot », « y a de quoi faire », prenait des mesures, disait « on commencera dès lundi », « votre chambre en dernier ?», montrait le mur qui serait abattu entre séjour et salon, parlait de faïences et de teintes de peinture, de la cuisine qui était bien sombre. Elle écoutait à peine, hochait la tête et attendait quil se détourne pour essuyer ses mains moites sur sa tunique, quelle serrait contre elle pour en masquer leur tremblement, disait « je vous fait confiance » quand il attendait son avis.
Elle a sursauté quand il a posé sa main sur son épaule pour lui montrer des tâches au plafond de la salle de bains, sest affolée de se trouver si près de lui.
Des pensées folles traversaient son esprit
« et sil me forçait à
on est seuls, je suis à sa merci
» et sa peur saccompagnait dun désir fou quil le fasse, qui lui serrait le ventre et la faisait trembler, elle se sentait humide, oppressée «
il me retournerait, me pencherait sur la baignoire et arracherait mon pantalon, mes dessous
», comme ce film quelle avait vu en début de semaine ; elle sétait punie après, en gardait les traces sur elle
« ça va ? Madame ? » .
Inconsciemment elle avait fait un pas en arrière ; elle a croisé son regard, ses sourcils levés, son sourire étonné qui étirait ses lèvres.
Elle sappuyait dune main contre le mur, lautre repliée poing fermé entre ses seins, comme essoufflée, épinglée par ce regard sur elle, sentait ses joues en feu, il était si près delle
« il pourrait
».
Elle était soulagée quand il est parti ; mais pas seulement ; déçue ? pas tout à fait
mais elle pensait « ces choses-là arrivent », « je suis folle », pensait « ça aurait pu arriver », « quest-ce quil a pensé de moi », « il aurait pu
».
Elle avait transpiré. Elle sest dévêtue au pied de son lit : se laver, évacuer sous la douche cette humidité malsaine sur sa peau, effacer sous leau glacée les idées qui lavaient tant troublée.
Elle avait prévu de sortir, pour se promener, prendre lair, ne pas rester dans cet appartement vide, ne pas être tentée de se connecter. Regarder les vitrines, sasseoir près du bassin au jardin du Luxembourg,
des prétextes : prendre le métro, aller une nouvelle fois dans cette boutique dont elle avait trouvé ladresse sur internet.
Elle a préparé sur le lit avant de se déshabiller son nouveau legging noir et la longue chemise à pans superposés en voile de crêpe outremer, les nouveaux dessous noirs quelle mettrait pour la première fois, ces nouveaux vêtements quelle avait choisis seule pour la première fois, qui lui avaient été livrés en fin de semaine et qui, miracle, lui allaient tous bien.
Elle a suspendu sa tunique sur les portes à miroir de larmoire, pour ne plus voir sa grande culotte-gaine couleur chair remontée jusquau nombril, étirée du bourrelet sur son ventre, trop de cette chair quelle ne veut pas voir, pas ce matin.
Aujourdhui elle ne voulait pas de ce miroir qui depuis son adolescence était le témoin privilégié de sa nudité matin et soir, le soir surtout, voyeur dans la nuit de ses jeux, ne voulait pas voir les traces brunes et rouges sur ses seins et son ventre.
Les ouvriers sont venus dès le lundi. Ils étaient trois. Elle les croisait le matin en partant, les retrouvait le soir.
Ils ont débarrassé la terrasse de tout ce qui lencombrait, le salon et la chambre de ses parents des quelques vieux meubles qui restaient, ont arraché les papiers peints et les vieilles moquettes dans toutes les pièces sauf dans sa chambre, qui serait la dernière dont ils soccuperaient, ont abattu un mur pour faire une seule grande pièce du salon et du séjour.
Elle se préparait tôt pour être lavée et habillée quand ils arrivaient le matin, allait dans sa chambre le soir pour ne pas les croiser, guettait leurs rires et les blagues échangées par sa porte entrebâillée, les écoutait parler quand avant de partir ils se changeaient dans lancienne chambre de ses parents en face de la sienne, troublée de cette proximité
des frissons lui venaient à les imaginer quasi nus, si proches, chez elle
Elle quittait sa chambre à ce moment-là, espérant les apercevoir en train denlever leurs vêtements de travail, nosait pas malgré tout sattarder dans le couloir à guetter.
Le deuxième soir après leur départ, elle sest rendue dans la chambre où ils laissaient leurs tenues de travail, sest enivrée de lodeur âcre de la transpiration sur leurs t-shirts, odeurs mâles et fortes qui lui tournaient la tête et colorait ses joues. Ce soir-là elle a étrenné son acquisition du week-end devant les miroirs de larmoire de sa chambre. De nouvelles traces strient ses seins et son ventre, ses fesses et ses cuisses aussi sont zébrées, comme celles de cette fille quun homme punissait dune badine flexible sur le film quelle avait visionné juste avant.
Jamais quand ses parents vivaient avec elle naurait pu se servir du fouet, trop bruyant du claquement sur sa peau, dont la morsure la surprise, lui donnant un plaisir inattendu.
Ils sont arrivés beaucoup plus tôt le vendredi. Elle nétait pas prête, sortait à peine de la douche quand elle a entendu souvrir la porte dentrée dont ils avaient la clé.
Elle sest enveloppée dans son grand peignoir éponge pour sortir. Deux dentre eux étaient dans le couloir qui mène aux chambres, le troisième, celui qui les dirigeait savançait vers elle le sourire aux lèvres et la main tendue :
Bonjour !
changez-vous les gars ! on traîne pas !
Désolé de vous déranger si tôt, Madame, on a fait venir une benne à gravats ce matin et on veut pas bloquer la rue. Vous êtes sûre ? On jette tout ?
Il linvitait à le suivre dans le salon où étaient regroupés les vieux meubles que ses parents avaient laissés, les moquettes arrachées et les grands sacs plastiques pleins des papiers arrachés sur les murs, des gravats de plâtre du mur cassé entre le séjour et le salon. Elle la suivi, les bras serrés sur les pans de son peignoir qui depuis longtemps navait plus de ceinture.
Oui
tout
jetez tout !
Ça vous ennuie si un de mes gars garde la commode et les chaises, là-bas ?
Non, ça mest égal.
Momo ? Viens voir !
la dame te donne la commode et les chaises !
Merci beaucoup, madame, merci !
Elle regardait un peu hébétée le grand sourire, les pectoraux du grand noir et la grande main qui secouait la sienne pour la remercier. Elle a fait un pas en arrière et a posé le pied sur une ferrure métallique en bordure du tas de gravats. Elle a poussé un cri et sest affalée sur les sacs, allongée bras en croix, un instant, un très court instant, tous figés, une seconde.
Pas de douleur sur linstant, immobile, puis en réflexe, elle a vite refermé sur elle le peignoir qui sétait ouvert. Momo et Yves, le chef de chantier, ont été plus longs à réagir, saisis par ce quils avait vus. Ils lont aidée à se relever au moment où elle a vraiment ressenti la brûlure cuisante et quelle sest mise à gémir. La douleur lui coupait le souffle
Elle saigne, patron !
Elle na repris ses esprits que dans sa chambre, incapable de se souvenir comment elle était arrivée sur son lit.
A genoux au sol, Yves, le chef de chantier, tenait une serviette humide serrée sur son pied. Elle sest mise à pleurer. Elle tremblait, une main plaquée sur sa bouche, lautre serrée sur la couette. Elle pleurait de douleur. Elle pleurait de honte en voyant Yves refermer lentement lun après lautre les pans peignoir, sur ses cuisses dénudées puis sur ses seins, les yeux étonnés et le front barré dun pli dincompréhension.
Ne bougez pas, il amène une autre serviette
ça va ?
Non. Ça nallait pas. Rien nallait. Cet homme qui venait de la rhabiller, ce grand noir qui roulait des yeux en tendant une serviette humide, la douleur, non, ça nallait pas bien du tout : deux images simposaient, se superposaient aux visages des deux hommes présents dans sa chambre, elle, affalée plus tôt sur les sacs dans le salon, elle encore sur son lit à linstant, son corps nu, exposé à leur vue, telle quen face de son miroir tous les soirs.
Ça va, Momo, laisse-nous. Commencez à descendre tout le bazar, et ne laissez rien traîner. Vous voyez le résultat ? La dame sest blessée !
Il sest redressé et a posé une main sur son genou :
Je vais chercher la trousse de secours, je reviens, ne bougez pas !
Il est revenu quelques minutes plus tard avec une boîte à pharmacie quil a posée sur le lit à côté delle, puis est retourné sur ses pas pour fermer la porte de la chambre.
Elle sétait redressée, assise au bord du lit, les jambes pendantes, son pied blessé reposant sur la serviette humide posée sur la moquette qui se tâchait dune trace de sang. La douleur à son pied ? Elle ne la sentait presque plus. Elle tremblait. La réaction bien sûr, et surtout, surtout, elle revoyait le regard figé de lhomme sur ses jambes et son hésitation à refermer le peignoir sur elle, le geste suspendu un instant.
Il avait pris du coton et un flacon, soulevait son pied et tendait sa jambe, se baissait pour voir le dessous de son pied :
Cest une petite entaille, juste sous le talon, sest douloureux ?
ça va
Vous avez un peu tourné de lil !
Il tamponnait doucement avec un morceau de coton. Elle serrait les dents sous la morsure du produit, serrait des deux poings la couverture sur le lit.
Allongez-vous, ce sera plus facile !
Il la regardait, un drôle de sourire aux lèvres, tenant son pied levé dune main. Il sest redressé sur ses genoux et la repoussée dune main sur lépaule pour quelle sallonge, repoussant son pied pour lui faire plier le genou.
Elle savait. Elle avait senti son peignoir glisser. Elle savait.
Si souvent elle avait imaginé
construit des scénarios
elle, impuissante, sans possibilité de séchapper
un inconnu sans visage, une situation où elle ne pourrait rien, où elle naurait aucune échappatoire, obligée, e
Parfois linconnu riait, se moquait delle, linsultait en voyant son corps nu, ses chairs flasques, et la laissait, se moquait delle et partait en riant aux éclats.
Parfois linconnu la frappait, au visage, pinçait et giflait ses seins, prenait son sexe dans sa main et serrait, serrait, la retournait à plat ventre et sacharnait sur ses fesses, avec sa main, une ceinture, un bâton.
Parfois il la violait ; parfois ils étaient plusieurs.
Ces images, si réelles, meublaient ses nuits. Depuis longtemps. Depuis quelle avait découvert le plaisir et la honte, face au miroir dans sa chambre, depuis quelle maltraitait ce corps quelle détestait pour se punir du plaisir quelle se donnait et quau contraire elle provoquait des orgasmes violents quelle étouffait sous un oreiller.
Avec internet, les images dans sa tête avaient pris corps et réalité, images superposées au reflet dans son miroir ; ses fantasmes sen étaient nourris ; elle était allée plus loin dans la douleur quelle simposait.
Elle se coupait, parfois ; sur les cuisses ; sur le ventre ; avec une lame de rasoir ; se piquait avec les épingles volées dans la boîte à couture de sa mère, se cinglait dune ceinture de cuir sur les seins, sur le sexe, souvent à travers une serviette de toilette, pour que le bruit nalerte pas ses parents qui dormaient dans la chambre en face de la sienne.
Souvent dans ses nuits folles, ce nétait plus elle, cétait un autre qui lui imposait des sévices, un homme, des hommes, des femmes, qui se moquaient delle et de son corps, qui en abusaient et la punissait ; fantasmes de s ; de viols ; de dégradations ; son corps avili ; son corps qui le méritait.
Elle se savait exposée de lhomme à ses pieds et na rien fait pour cacher sa nudité. Toutes les images de ses rêves troubles défilaient dans son esprit. Quoi quil arrive, elle voulait sy soumettre, ne ferait rien pour sen échapper.
Un seul geste. Elle a fait un seul geste.
Elle a relâché dune main la couverture du lit quelle serrait dans son poing pour tendre le bras et se saisir de son oreiller, lattirer sur son visage.
Ce quelle exposait à la vue de cet homme ? Elle savait. Elle avait en tête limage que lui renvoyait son miroir, jour après jour, nuits de folie.
les petites stries blanches à lintérieur de ses cuisses, vieilles cicatrices, en partie masquées par les morsures rouges sombres de la lanière du fouet acheté le samedi précédent, ces mêmes traces sur les lèvres de son sexe et son ventre, la boursouflure gonflée et violacée sur une petite lèvre, celle-là lavaient fait crier deux jours plus tôt, son sexe ouvert par sa position, cuisse ouverte de la jambe quil levait et tenait contre son torse
Il ne bougeait plus.
Elle ne sentait plus la brûlure du début quand il appliquait le coton imbibé sur la plaie, seulement la sensation de froid anesthésiant qui suivait, la chaleur de sa main sur sa cheville, toute volonté éteinte ; être objet.
A cause de cette immobilité et du silence, sous loreiller quelle plaquait sur son visage, peu à peu les images de ses folies disparaissaient et elle reprenait pied dans la réalité, commençait à trembler, était agitée de longs frissons. Son cur battait fort, et elle respirait vite, mais elle se sentait étrangement calme, bien loin de toutes ses angoisses et affolements de la semaine passée, comme dissociée de ce corps haï.
Elle nétait quattente. Sans peur, sans angoisse. Quoi quil arrive, elle lacceptait.
Etrangère ; spectatrice ; indifférente ? pas tout à fait ; consciente et détachée.
Qui vous a fait ça ?
Mentir ? Inventer une histoire ? Elle ne la pas envisagé un seul instant.
Elle avait écarté loreiller de son visage, lavait déposé à côté delle. Elle avait ouvert les yeux sans croiser ceux de lhomme qui étaient fixés sur son ventre.
Personne.
Il a levé les yeux, sourcils levés puis froncés.
Cest moi.
Il a levé les yeux brusquement et a eu un hoquet de surprise.
Eh ben !
et vous
si vous voulez
Elle navait rien prémédité, les mots lui étaient venus sans quelle y ait réfléchi. Elle se voyait souvent victime dans ses fantasmes, soumise à la perversité, soumise à ce quelle était, comme elle était. Jamais elle navait imaginé prononcer des mots pareils. Elle venait de linviter à lui faire subir ce quelle sinfligeait elle-même et en était aussi surprise que lhomme en face delle, qui avait lair estomaqué.
Vous êtes pas sérieuse ! ?
Si.
Mais
vous pouvez pas aimer
cest dingue !
Je dois être dingue, alors
quelle importance ce que je suis. Je ne suis rien. Rien pour moi. Et pour vous ? Je suis quoi pour vous ?
Elle riait. Lui, secouait la tête dincompréhension.
Elle non plus ne comprenait pas ce qui se passait, et elle riait. Elle, la fille qui avait toujours peur de tout et des autres, qui fuyait en permanence et détestait ce quelle était, parce quelle était au pied du mur, ne pouvait plus senfuir, ne voulait plus senfuir, exposée nue à cet homme quelle connaissait à peine comme elle sexposait à elle-même si souvent, se surprenait à sexprimer comme jamais elle navait imaginé le faire. Depuis quand navait-elle pas ri ?
Et elle se sentait bien.
Derrière quoi se cacher quand toutes les barrières sont tombées ?
Il a lâché son pied et jeté le coton quil tenait contre la coupure sous son talon. En se penchant, il déchiré une nouvelle boule de coton dans le sachet sur le lit, la imprégné dalcool avant de reprendre le pied de Laurence pour nettoyer encore :
Ça saigne plus
ça pique encore ?
Elle a souri en haussant les épaules.
Vous avez une bande ? Un sparadrap tiendrait pas.
Dans la salle de bain, au-dessus du lavabo.
Il a laissé la porte ouverte en quittant la chambre. Elle sest redressée et sest assise plus loin sur le lit. Elle a rabattu le peignoir sur sa taille et ses jambes, et puis la ouvert à nouveau largement.
Elle entendait les ouvriers discuter : ils avaient fini de descendre dans la benne tous les gravats et ce qui serait jeté, allaient partir la vider à la décharge.
Momo, le grand noir, est entré dans la chambre :
Encore merci pour
Il sest arrêté net dans sa phrase en roulant des yeux, et a fait demi-tour, continuant depuis le couloir :
Excusez, madame !
Momo ? Vous pouvez mamener un verre deau, sil vous plaît ?
Elle riait et se mordait les lèvres. Jamais, jamais elle naurait fait ça avant ! Avant quoi ? Avant de se couper sous le pied ? Pourquoi ?
Un enchaînement de petites choses, toutes petites, insignifiantes
ces hommes chez elle depuis une semaine, le contact quotidien , leur arrivée ce matin avant quelle ne soit prête et sa chute, son peignoir qui sétait ouvert
alors, quavait-elle à cacher maintenant ?
Ils navaient pas ri, ne sétaient pas moqués delle. Mais maintenant elle provoquait ! Sexhibait carrément ! Et qui len empêcherait et pourquoi ?
Trop tard ; trop tard pour tout effacer, alors pourquoi pas ? Personne ne pourrait lui faire mal, la mépriser plus quelle ne se méprisait elle-même, alors peu importe ce quils diraient delle ! ça navait aucune importance. Rien navait dimportance.
Momo est revenu, lui a parlé depuis le couloir :
Madame ? Je peux venir ?
Mais oui, venez.
Il sest arrêté en voyant quelle était aussi peu couverte que quelques minutes plus tôt, et a tourné la tête.
Allez, donnez-moi ce verre ! Cest pas une grosse dame toute nue qui va vous faire peur ! Et vous mavez déjà vue comme ça quand je suis tombée, non ?
Euh
Oui Madame. Et puis je vous ai portée quand vous étiez dans les pommes.
Tout seul ? Je suis lourde, non ?
Je suis costaud.
Momo a fini par sapprocher du lit en roulant des yeux, lui a tendu le verre, et sest enfui très vite. Elle les a entendus discuter encore dans le couloir, puis la porte se refermer. Momo et le petit jeune, que les autres appelaient Chiffon partaient vider les détritus à la déchetterie et ne reviendraient que le lundi suivant.
Yves est entré dans la chambre, une bande blanche dans les mains, bordées sur les côtés de deux petits filets bleus
elle se souvenait, au Lycée, en cours de gym, saut en hauteur, les autres riaient, se moquaient delle, elle était tombée lourdement
Vous me baiserez, après ?
Quoi ?
Yves
vous vous appelez Yves, nest-ce pas ?
personne ne ma jamais baisée. Mais je ne suis plus vierge, ne craignez rien, plus de sang aujourdhui. Je me suis
occupée de ça. Il y a longtemps. Vous voulez me baiser ?
Madame
Laurence. Je mappelle Laurence, ou Lolo, la grosse, BigL, la baleine, comme vous voulez, ça na pas dimportance, vous savez ? Vous seriez le premier
les hommes aiment ça être les premiers, non ? Vous voulez ?
Il a découpé un morceau de gaze avec un ciseau à bouts ronds pris dans la trousse à pharmacie puis découpé avec ses dents deux morceaux de sparadrap rose. Ces mains tremblaient un peu. Il a posé la gaze et la maintenue des deux sparadraps, a enroulé la bande autour de sa cheville avant de passer sous son pied. Il ne levait pas les yeux, allait lentement.
Elle pleurait. Ne sen rendait compte quà sa vision troublée.
Il a doucement reposé son pied, rangé les ciseaux et le rouleau de sparadrap, le sachet de coton, et la petite bouteille dalcool, a refermé la trousse blanche en plastique avec une grosse croix rouge peinte dessus, sest relevé pour la déposer sur la table de nuit.
sil vous plaît
Pas dorgasme. Mais du plaisir oui. Du poids de son corps sur elle, du souffle dans son cou, du gémissement quand il sest raidi et quelle a senti dans son ventre la chaleur humide de son plaisir, de son sourire quand elle la pris dans sa main tout mouillé et tout chaud, de la main sur ses seins quand il a durci entre ses doigts
La nuit était tombée quand il sest rhabillé. Il a caressé dun doigt une zébrure sur son ventre, « cest con
», a haussé les épaules. Il est parti.
Sa mère lappelait tous les jours. Elle lui racontait les peintures, les parquets, le canapé en cuir et le salon en teck sur la terrasse, le bureau dans leur ancienne chambre. Sa mère racontait les trous que Kombo creusait dans le jardin, la nouvelle canne à pêche de son père et le poisson frais à la criée, « tu verras cet été, plus que deux mois ? je tenverrai les horaires du train à Luçon ».
Deux autres soirs des semaines suivantes Yves est resté. Les deux autres, Momo et le plus jeune, celui quils appelaient Chiffon savaient.
Chiffon un samedi matin a trouvé un prétexte idiot, un objet oublié, pour venir chez elle. Lui la faite jouir.
Limage delle dans le miroir de sa nouvelle armoire
a changé, un peu : les miroirs, cest juste un problème de regard
elle sy voit autrement. Elle nouvre plus aussi souvent la grande malle métallique verte fermée dun gros cadenas quelle a gardée au pied de son lit. Elle na rien jeté. Certaines choses quelle y range ne servent plus
ou plus si souvent.
Elle ne baisse plus les yeux. Elle sort le soir. Des lieux troubles pour ses désirs troubles.
Changée
dautres fantasmes, dautres envies.
Dautres folies.
Elle sest perdue ailleurs, plus loin ou sur un autre chemin.
Devant la patrouille de Police qui la embarquée un soir pour racolage sur la voie publique non plus, elle na pas baissé les yeux.
Un jour, peut-être, quelquun ouvrira la malle avec elle. Elle y pense.
Faut-il une morale ?
Faut-il juger ?
Pourquoi certains se perdent-ils ?
Ne pas fermer les yeux, même quand limage est trouble.
Faire, quoi
avant que limage dans le miroir ne se trouble.
Misa 01/2014
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