Reproducteur 1
Il est 17 heures trente environ, jai quitté mon bureau climatisé et je savoure une bière pression bien fraîche sur une terrasse bavarde, peuplée d'employés qui veulent profiter du soleil printanier après leur journée de boulot.
Une voix chaude me tire de ma rêverie. Une blonde splendide me regarde en souriant. Elle est belle, grande, svelte, sortie dun studio de cinéma sans doute, éblouissante, irréelle.
-Puis-je m'asseoir à votre table?
Qui oserait lui refuser une place ? Jen connais qui se battraient pour avoir la possibilité de figurer à sa table quelques minutes. Jai du mal à déglutir tant je suis surpris par cette apparition, je réussis à bredouiller :
-Je vous en prie, prenez place.
La magnifique créature aux yeux bleu clair me remercie et me sourit. Elle sassied avec des mouvements pleins de grâce, tourne son siège face au soleil, se met de profil.
Je rêve. Ce n'est pas vrai, d'où tombe cette superbe Barbie qui a choisi ma table? Il y a encore deux tables libres sur cette terrasse. Pourquoi a-t-elle jeté son dévolu sur cet emplacement ? Les regards, de façon plus ou moins discrète, se tournent vers ma table. Cest elle quon regarde, évidemment. Pas moi, quoique ceux qui ne me connaissent pas, cest-à-dire la majeure partie des consommateurs, doivent se demander qui est le veinard, qui est lélu honoré par cette beauté. Certains sont plus surpris que moi probablement du mauvais choix de larrivante en matière de compagnie. Ils doivent se consoler de constater que nous ne nous adressons pas la parole.
Ils ont bien raison. Je ne suis pas "monsieur normal", je suis plutôt ordinaire ou moyen. Oui, moyen, c'est le mot qui convient. Je suis un homme moyen, de taille moyenne, un mètre soixante-treize, devenu petit cadre moyen après des études moyennes, comptable aux moyens moyens, au visage passe-partout, sans le charme accrocheur du play-boy et sans sa prétention ou sa faconde, brun de cheveu comme la majorité de ceux que je côtoie, habillé en prêt-à porter à prix moyen le plus souvent acheté en soldes.
On ladmire. On ne me comprend pas, je devrais meffacer. On sinterroge, on murmure. Je suis de plus en plus mal à laise. On se demande pourquoi je ne change pas de place. Le mannequin aura fixé un rendez-vous à un galant qui va surgir, un notable, un prince, un sénateur, un bel homme important avec un ruban à la boutonnière et un sourire satisfait de vainqueur auquel tout est dû. On viendra me prier poliment de céder ma place à ce cavalier remarquable. Malheur à qui osera, je ferai un scandale : jétais le premier, la table nétait pas réservée. Moyen, mais digne, quon ne vienne pas ennuyer le citoyen. Liberté, égalité, et tant pis pour elle, nous ne fraterniserons pas !
Elle a fait signe au serveur, a passé commande. Le parasol protège son visage, elle tend ses longues jambes, ferme les yeux et respire calmement, sa poitrine se soulève à chaque inspiration, pleine, superbe, une poitrine à donner des envies. Son parfum mensorcelle. En douce je jette un il sur la silhouette fine. Tout est beau, le nez mutin, les longs cils, la moue rieuse des lèvres, les seins fournis mais sans excès, adorable. Le passage de la taille aux hanches dessine une courbe idéale. En sasseyant elle a légèrement relevé sa jupe au-dessus de ses genoux et elle offre au soleil du soir ses interminables jambes dorées de mannequin. Jexamine les deux tables délaissées, elles sont à lombre, cela explique le choix de cet emplacement malgré ma présence. La jeune femme cherchait une place au soleil pour bronzer. Je peux continuer à me montrer modeste, je ne suis pour rien dans son choix.
Elle a, oui, elle a des cheveux. Que cest bête, dit comme ça. Je suis en admiration cachée devant ces longues ondulations blondes qui descendent en cascades sur les épaules et dans le dos et, pour une fois, les lunettes de soleil qui encadrent le casque dor ne me semblent pas ridicules. Souvent jai envie de demander ce quon observe avec des verres couchés sur le crâne. Pas là. Bref, elle est belle, très belle. Je resterais à côté delle une éternité, à respirer son parfum. Je relève la tête, je bombe le torse, je veux profiter au maximum de cet instant unique où je peux parader tout près dune déesse. Mais mon verre est vide. Pour rester encore, il faudrait commander un deuxième demi. Non, un deuxième me rendrait loquace. Je dirais des bêtises, des banalités, je ferais des compliments plats, mille fois répétés par dautres types moyens, je me couvrirais de ridicule Il est temps de rentrer. Tout a une fin. Je prends appui sur les bras de mon siège.
-Il fait beau ce soir, prononce la voix douce de ma voisine de chaise
En matière de banalité, jai trouvé mon égale. Je nai pas à me forcer pour me mettre à son niveau :
-Oui, cest une soirée très agréable dans un cadre plaisant et en charmante compagnie.
Elle daigne sourire. Quel idiot ! Le mot de trop ma échappé. Je rougis de ma maladresse, un peu gêné de mon excès de spontanéité. En retour la demoiselle ou dame, habituée aux balourdises de ses admirateurs, me renvoie un sourire indulgent accompagné dun mot gentil :
-Merci, vous êtes bien aimable. Mais vous vous en allez déjà ? Ma présence vous dérange ? Restez encore, sil vous plaît. Vous me protégez des importuns. Jaimerais parler à quelquun, simplement ; en toute liberté et vous me semblez tout indiqué.
Il faudrait savoir. Que cherche-t-elle ? Un garde du corps ou une sorte de moustiquaire qui met à labri des casse-pieds flatteurs ou bien voudrait-elle un confident ? Depuis quelle sest assise quelques mâles ont tournoyé sur la terrasse dans lattente dune invitation, ils ont mal interprété mon rôle et ont gardé la distance : jai une certaine force répulsive. Elle men est reconnaissante. De là à me prendre pour confident, il y a de la marge. Jai nécessairement un air étonné. Elle juge bon de préciser :
-Je crois que nous nous connaissons. Vous avez fréquenté Saint-Joseph ? Comme moi.
-Saint-Joseph, oui, il y a un bail ! Vous aussi, en quelle année ?
-Nous étions de la même promotion, moi en langues et vous en sciences si je me souviens bien. Vous vous prénommez Bruno je crois.
-Oui ! Comme cest curieux. Vous êtes ?
-Valérie Brun. Vous ne me remettez pas ? Jaurais cru
Je naurais pas osé mimposer.
-Ah ! Valérie, la miss ? Cest vrai. A lépoque nous ne nous fréquentions pas, me semble-t-il. « La Miss », on a beaucoup parlé de vous et de votre carrière publique. Cette année là, votre élection a fait oublier les résultats du bac ! On voyait votre portrait partout. Mais, jaurais dû vous reconnaître, je suis impardonnable : vous navez pas changé. Vous êtes toujours aussi belle.
Le mal me reprend, je parle trop. Elle continue sans relever :
-Les matheux vivaient sur leur planète, hé, hé hé. Et ne se penchaient pas sur les littéraires, cest bien connu. Et parmi les matheux lun était plus solitaire et plus sauvage que les autres. Timide à lextrême, le brave lycéen ne sest jamais promené avec une fille. Ah ! Japprends que vous avez entendu parler de moi.
-Vous dressez mon portrait ? Et vous mavez reconnu ?
-Le portrait correspond puisque vous vous reconnaissez.
-Je ne savais pas. Vous mobserviez ? Comme cest étrange.
-Mon attention a varié avec le temps. Quand jétais jeune, votre retenue mintriguait, je métonnais de votre manque dintérêt pour les filles en général et pour moi en particulier. Puis est venue lépoque des élections avec son trop plein de « fans ». La gloire dune reine de beauté est éphémère. La couronne annuelle enlevée, le retour à lanonymat est rapide.
-Nexagérons rien. Regardez autour de vous : votre beauté intacte éveille plus que de la curiosité. Voulez-vous que japplaudisse pour déchaîner un roulement dapplaudissements pour vous ?
-Surtout nen faites rien, je suis connue et reconnue dans ce secteur de la ville, il est inutile de tenter le diable. Je préfère de loin quon accorde de limportance à autre chose quà un aspect physique hérité, je marrête plus volontiers à la beauté intérieure dun cur ou dune âme.
-Cest un discours surprenant venant dune reine de beauté. Mais je partage votre point de vue.
-Ne soyez donc pas étonné, cher Bruno, que je souhaite mentretenir avec vous. Mais, le devoir mappelle. Si vous le voulez bien, nous pourrions nous rencontrer ici demain à la même heure. A demain.
Le bisou sur la joue me stupéfie, est photographié par un inconnu. Je fais des envieux.
Où allons-nous ? Vive, légère, élégante elle séloigne ; ses talons aiguilles allongent sa ligne. Elle a donné le signal de la dispersion : Peu à peu la terrasse se vide. Je rentre dans mon studio. Pourquoi « Valérie » tient-elle à me revoir, à se confier à moi ? Et si cétait pour un micro-trottoir ? Ce flash au moment de la séparation est une mise en garde. Je connais les canulars de Jean-Yves Lafesse, ces tours où lon vous tourne en ridicule, ces pièges qui font rire les téléspectateurs à vos dépens. Quelle chaîne exploite la beauté de Valérie pour tourner gentiment en dérision les naïfs, les impulsifs, les « trop bons », moi y compris ?
Irai-je ou nirai-je pas à ce rendez-vous ? Elle ma proprement convoqué, je ne suis pas son larbin. Elle na pas perdu ses vilaines habitudes de fille flattée par une cour dadmirateurs. Pourtant cette rencontre pourrait être autre chose quune farce. Je viens de découvrir sous la beauté soignée une autre personne, différente de la superbe blonde qui se pavanait dans la cour du lycée ou plus tard de la miss saluant du haut de son char fleuri la foule enthousiaste. Pourquoi ne pas gratter les apparences et mieux la connaître ? Mais que puis-je apporter à un personnage adulé ?
La revoir demain ? Pour aboutir à quoi ? Nous juxtaposerons la belle et la bête afin de relancer la carrière de la première ? Je naime pas me montrer, je suis modeste et discret comme il convient à un être « moyen ». Jaurai plus à perdre quà gagner à exhiber ma « moyennitude » (excusez la pauvreté du vocabulaire) en face dune créature si belle : elle est trop gâtée par la nature pour tirer un véritable avantage de lopposition de nos styles et de notre apparence. La confrontation, contrairement à ce quon a pu lui conseiller, ne lui rapportera guère de notoriété supplémentaire. Enfin je ne voudrais pas perdre lestime des gens qui me fréquentent et me connaissent. Je ne suis pas le faire-valoir de service. Cest sans intérêt : demain je ne marrêterai pas sur ma terrasse habituelle, il y a dautres endroits dans notre ville où déguster en toute tranquillité une bière au soleil.
Jai fui. Elle ma trouvé, ma souri, sest assise avec un reproche dans le regard. Le flash du photographe indiscret hier ma servi dexcuse, je lui ai raconté mes craintes et ma méfiance. Habituée aux paparazzis depuis longtemps, elle sest amusée de mon souhait de discrétion et ma annoncé que je devrais moi aussi prendre lhabitude de ne plus remarquer les photographes professionnels ou amateurs. D'ailleurs les professionnels ne sintéressent plus à elle,
-Seuls quelques fans attardés se font plaisir avec leurs appareils numériques. Leur curiosité passera. Rit-elle.
Leur insistance ne la privera pas de sa liberté et elle compte bien passer du temps en ma compagnie si je la supporte.
-Hélas, jai passé beaucoup de temps à vous chercher ; jai des obligations et je dois vous quitter. Prenez ma carte, je vous attendrai demain à cette adresse avec de la bière fraîche. Venez, sil vous plaît, jaimerais vous parler plus longuement.
Le lendemain, très intrigué jai répondu à son invitation et me suis retrouvé devant un pavillon bâti au milieu dune pelouse. Valérie, pieds nus, portait un bébé denviron un an. Cétait le fils de son coach, un homme sans scrupules qui avait disparu à lannonce de sa grossesse. Une miss enceinte perd toute sa valeur marchande. Il avait exploité la beauté de la jeune fille, lavait séduite et abandonnée. Le bambin était charmant, sa mère ne létait pas moins. Elle cherchait un soutien, le mien lui fut acquis. Devenu le mari de la belle, je devins en fait le père du petit Roméo. Et je connus une dizaines dannées de bonheur. Jusqu'au jour où
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