Pas De Misère (1)
La porte dentrée sest refermée. Elle porte un chandail en lainage gris et des leggings plus pâles, assortis; lui, un veston de suède, chemise bleue, et pantalon pressé. Dans le corridor, adjacent au salon, ils se tendent les mains, sourient, se rapprochent. Ils senlacent.
Il lui caresse gentiment le dos en pensant à lourson en alpaga quil vient de donner à une nièce pour son premier bébé. Il hume lodeur quelle dégage; cest encore la même; celle qui le séduit depuis le premier jour. Plus proche dun gardénia égaré dans un sous-bois que dun parfum commercial. Elle lui passe la main dans les cheveux et regrette de ne lavoir fait plus tôt. Il lui prend la tête entre les mains et la regarde dans les yeux. Aucun des deux ne détourne le regard. Il sen passe des choses dans leurs têtes. Comme le film quon est censé voir à la fin dune vie. Ce sera peut-être la dernière fois.
Elle se nomme Céline Joly. Lui, cest Florent Dumont.
À part un « bonjour » de part et dautre, aucun mot na encore été échangé.
Il lui donne de petits baisers sur le front, la joue, dans le cou. Frôlée à loreille, elle létreint soudainement et projette son bassin vers lavant. Surprise dêtre capable de sarquer ainsi, elle le serre davantage. Ses névralgies séloignent.
« Elle me veut. », pense-t-il. Il en est si certain quil passe tout de suite ses mains sous le chandail. La peau de son dos a le velouté dune pêche. En partant du haut du cou, il sillonne sa colonne jusque sous la taille des leggings. Il effleure les hanches, la courbure creuse de ses reins, la brèche de ses fesses. Elle frissonne, se braque, lui jette un regard critique. En fermant les yeux, elle a lair de se recueillir.
Ils ouvrent leurs lèvres aux langues étrangères. Les confidences viendront plus tard.
Florent entre dans une bulle qui le porte aux nues. Sa main passe devant; enfin ses seins et leurs tétines longues et durcies comme des amandes quil se plaît à rouler entre le pouce et lindex jusquà ce que la chair de poule tapisse ses mamelons.
De tous ses amis, Florent est celui qui a passé sa vie à croquer dedans. Malgré ses hauts et ses bas, un aventurier qui a joué à Jack Kirouac, parcourant les Amériques en autostop, à la fin des années soixante et les mers du monde à voile, en solitaire, au début du deuxième millénaire.
Lun des premiers et le dernier à sêtre trouvé en elle.
Ils sétaient liés dune profonde amitié, quand adolescente, elle avait accouché dun premier garçon, quelle avait dû donner en adoption dès la naissance. Cétait à la fin des années soixante; ses parents dune petite ville de province lavaient obligée à faire ainsi. Pour la réputation familiale. Florent nétait pas le père; il lavait aidée à trouver une famille daccueil, loin de lentourage, dans la capitale. Il allait la voir les fins de semaine, sétait trouvé là, discutant au salon, la nuit où elle avait perdu ses eaux. Comme par hasard, Florent était encore là quand ce fils, devenu majeur, avait voulu faire la connaissance de sa mère par le biais des services sociaux. Ces retrouvailles avaient été lun des plus beaux moments de sa vie.
Elle se demande si elle pourra résister longtemps à poser ses mains, là où il ny aura pas de retour possible. Elle succombe sous la mordée, pendant que ses pores souvrent tel les rosées dautomne posées sur larbre fruitier. Elle fouille lentrejambe. Même si lérection nest pas manifeste, elle commence à déboucler la ceinture. Elle veut remuer cette bite comme une violoncelliste glisse son archet, de haut en bas et de bas en haut faisant surgir des vibrations envoûtantes; puis, ce sera ses couilles avec lesquelles elle jonglera jusquà le faire durcir à los.
Ça été long avant cette rencontre que Céline avait entourée dénigmes. Florent a encore du mal à toutes les décoder.
Sa santé constituait une partie du mystère; elle était affectée de migraines chroniques depuis très longtemps. Elle est atteinte maintenant dune rare maladie qui affecte graduellement ses facultés délocution et daudition; puis dune triple scoliose. Ces nouveaux handicaps physiques ont-ils engendré lobsession de leur devenir? Ne plus pouvoir se laisser aller lempêchait de vouloir.
Il pense quelle refuse surtout de lier une nième fois son désir au sien, dans un contexte où il a trois s et la même compagne depuis quarante-deux ans. Un amour impossible, à la fois unique et classique. À moins que ce ne soit lintimité difficile à façonner dans cette maison quil découvre aujourdhui maison et quelle occupe avec son fils et une ménagerie de deux chiens et deux chats siamois.
Elle venait de lui écrire : « La cathédrale est en ruines ». Autrefois, il avait plaisir à lui susurrer à loreille « ma cathédrale », particulièrement dans les moments fulgurants de leurs étreintes : illumination née de cette tendre jeunesse quand, étendue sur lui, elle lui couvrait la vue de sa longue chevelure, tel un rideau de vitraux éclairés par la lumière dune fin de jour.
Florent, au gisant de la marée, se sent faiblir; il presse son sexe sur la cuisse de Céline pour freiner ses intentions. Le signe de sa virilité tarde à se manifester avec vigueur. Linquiétude le nargue. Devoir se détacher delle en pareil moment! Pas de chance. Et cest lui qui chancèle. Il doit sassoir. Il nen peut plus. Rester dix minutes debout le . Lui, cest son bassin qui sabime vers linexorable. Loncologue la prévenu.
Elle avait mis fin à leurs fiançailles, en 1970. Puis, elle lavait relancé dix-neuf années plus tard, après lavoir vu dans une entrevue à la télévision. Dès le premier rendez-vous, très vite, leurs vêtements séparpillèrent de la cuisine à la chambre de coucher. Elle élevait seule son deuxième fils.
Allant de ruptures en reprises, pendant une douzaine dannées, ils finissaient tout le temps par sinventer une raison pour se revoir, trébucher, discuter et sallonger. Allez savoir laquelle? Le nombre de fois où ils sétaient retrouvés leur échappait tout comme le décompte des lieux qui avaient abrité leurs étreintes.
Un « Cest fini » au téléphone, était suffisant. Céline ny mettait pas les formes. Les explications étaient superflues, exclues. Il lui suffisait de changer son numéro de téléphone, dadresse, de ne pas répondre aux courriels. Florent Dumont finissait par saisir. Se caser. Une seule fois, cest lui qui avait rompu. Responsabilité familiale oblige.
Céline connaissait le pouvoir dévastateur des « Je taime »; elle lavait fait taire plus dune fois, en lui posant lindex sur la bouche, les rares matins où il avait découché. La fuite faisait partie de son arsenal autant que la démesure de sa jouissance. Elle aurait peut-être dû lui dire clairement quelle voulait vivre avec lui. La pression navait jamais été son genre. « Il ne me propose pas de vivre avec moi, cest quil ne maime pas » avait-elle déduit. « Il me lavait promis... quand ses s auraient quitté la maison ». Elle y avait rêvé. Cétait chose faite, il y a belle lurette. Il avait hésité. « Que les bottines suivent les babines » pensait-elle. Il lui fallait du concret. Le possible ne sétait pas matérialisé. Malgré lachat dun appartement imaginé pour eux deux. Florent avait tergiversé. La dernière rupture avait eu quelque chose de définitif. Après combien de temps laurait-il trompée, à son tour, craignait-elle?
« Sil avait tout quitté, aurait-elle fini par me larguer une fois pour toutes ? » se disait-il.
Lun et lautre reconnaissaient que le courage de sengager leur manquait. Leur relation de sauve-qui-peut, non dépourvue de compassion, de peines damour avouées ou non, de feintes, se colorait de périodes de mutisme aussi interminables que courtes et quambigües.
Savait-elle langoisse qui le torturait dans lattente quelle lautorise à sonner à sa porte juste une dernière fois? Après douze ans despérance.
Savait-il quun éclair, suivi dun vibrant coup de tonnerre ne suffirait plus à combler la passion des orages qui éclatait en elle si elle lui ouvrait la porte?
Cest cela vieillir? Avoir de moins en moins le choix. Manquer daudace. Cesser de rêver. Quel que soit lâge. Du moins dans la maladie. Quest-ce qui les avait soudés si longtemps, par intermittence? Le risque? Laventure, la passion ou la communion saisissante de leurs âmes soeurs? Lamitié ou lamour?
Lamitié se passe de tourment. Lamour a besoin dabnégation.
Il ne veut pas leffrayer. Tout en lui caressant le dos, il retire lentement sa main. Elle ouvre les yeux. Il se détache et lui donne une bise sur le front. Elle lui serre les biceps, garde son regard posé dans le sien, sourcille. Apparaissent dans son front plus de rides quil ne lui en a jamais vues.
Je dois massoir?
Elle sourit.
Va-t-elle lamener dans sa chambre? Pourquoi cette quête daccords harmonieux ne se poursuivrait-elle pas là? Sils ont encore la force déprouver leur sentiment. La jouissance les concerne encore; cest de lénergie à létat brute. Ils le savent maintenant. Même si ça ne mène nulle part. Maintenant que les jours de Florent sont comptés. Que les siens ne valent guère mieux.
Elle se détourne et se dirige vers la cuisine.
Il boucle sa ceinture.
Veux-tu un café? Lait? Sucre?
Oui, un nuage. Merci.
En sasseyant, il pousse un soupir de satisfaction et peut prendre une grande respiration. Sappuyer sur le dossier lui est dun grand réconfort. Il devine la pointe des mamelons en train de ramollir. Il aimerait bien la voir se frictionner les entrecuisses, le ventre et les seins avec son sperme.
Il la voit de dos. Au comptoir. Elle na presque plus de fesses. Ses gestes sont lents. Elle vient le rejoindre en boitillant presque. Il lui prend les mains. Leau commence à bouillir. Elle rompt le silence.
Tu as lair fatigué. Préfèrerais-tu tétendre?
Je peux attendre encore un peu.
Ballet de regards. Long silence.
Je mexcuse pour... Difficile daccepter que le corps ne suive pas comme avant.
Ce nest pas grave. Tu me connais, je nai pas de misère à partir.
Ils rient. La glace est rompue. (À suivre)
***
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