Us Go Home

Jpj, Andernos juillet 1960

C'était l'après-guerre.
Ici, dans cette petite cité balnéaire sur le bassin d'Arcachon, il y avait beaucoup d'Américains. Normal à cause de la proximité de Mérignac, grosse base aéro ouverte sur l'Afrique du Nord.
Bordeaux était à la fois un port "colonial", Antilles, Martinique, Guadeloupe et une base aéroportuaire vers Casablanca, Alger et l'Afrique équatoriale.

Alors les GI's, on disait djiaïd's à l'époque, à ne pas confondre avec les djahdistes d'aujourd'hui qui, eux, vont faire la guerre en Syrie, oui les GI américains se logeaient où ils pouvaient.
Et les petites villas bord de mer des Bordelais étaient aubaine, gagnant gagnant, les Bordelais engrangeant du dollar et les militaires préférant loger au bord de la mer plutôt qu'en caserne près de la base.

Les militaires américains, pilotes, ingénieurs radar, techniciens aéronautiques, avaient fait venir leurs familles et, résultat, il y avait à Andernos, sorte de Palavas-les-Flots du Bassin d'Arcachon, une colonie diaspora US établie et bien intégrée à la population locale.
Autochtones ostréiculteurs ou pêcheurs.

Les bourgeois bordelais louaient ainsi l'hiver leur résidences secondaires à cette clientèle solvable, et ainsi renonçaient à prendre eux-même leurs vacances en bord de mer.

Frustrations et réactions de l'occupé face à la morgue de l'occupant, peintures "US go home" sur les flancs des Jeep et autres caisses monstrueuses américaines.

*

C'était encore la guerre et on ne rigolait pas tant que ça.
Les Français se battaient en Indochine pour essayer de sauver les restes de l'Empire. L'Algérie était secouée de révoltes indigènes. Les Américains de Mérignac étaient eux-aussi en opérations outre-mer et en combats flous tous azimuts.

Moi, j'avais dix-sept ans et je n'en menais pas large tandis que Boris Vian frondait le Déserteur et qu'explosaient de droite et de gauche les explosions des attentats.

On parlait d'embuscades, de fellaghas, de balles traçantes, de plastic et de gégenne. Et le putsch du quarteron...
Et moi je lisais Spirou et Coeur-Vaillant.

Quand on allait dans la forêt landaise courir les sentiers pour cueillir les giroles il n'était pas rare de trouver, derrière un buisson de genêts ou d'ajoncs, un réservoir fuselé lâché par un chasseur. A l'époque, les avions lâchaient leurs réservoirs comme aujourd'hui les fusées lâchent leurs étages intermédiaires.

Et les sentiers entre les pins, qui conduisaient aux blockhaus posés sur les dunes face à la mer, étaient bétonnés de longues plaques étroite de ciment. Bien commodes pour rouler à vélo.

*

Bon, je vous ai raconté tout ça pour planter le décor de ma nostalgie.
La fille, il fallait bien qu'il y ait une fille, non, dans cette histoire HDS, dont je vous rappelle que ce sont rien que des histoires de cul.
Mais permettez-moi d'avoir le cœur serré en vous contant cette affaire-là ... affaire des mes dix-sept ans pas même révolus.

Vous dire que tout le monde en ce temps-là serrait les fesses et que personne alors ne faisait le fier à bras.


La fille, la femme devrais-je dire plutôt, blonde, chevelure lourde, bébé de un an dans les bras, odeur de couches, de miel, de lumière. La femme avec sa guitare le soir.
C'est la guitare, la musique qui m'avaient attiré. Et aussi le miel de l'odeur de ses cigarettes le soir quand elle en jouait.

La vie la mort on sentait bien la mort roder autant bien plus que la vie. La vie c'était son bébé. La mort c'était sa solitude, manifestement.
Et moi j'étais là à l'écouter sans rien comprendre de ce qu'elle me disait mais à tout comprendre de ce qu'elle ressentait.

Les îles du Pacifique, son mari, la mine et les jambes sciées et la mort qu'il s'est donnée, seul, avec son colt, un petit matin sur son lit d'hôpital.
Trop dur de vivre rien qu'à moitié.
Et elle, là, à côté de moi à jouer ses airs de guitare dans le soir, les yeux sur son bébé sur sa vie et le coeur dans l'abîme de son désespoir, noir.

La vie la mort, en ce temps-là...

La fille, lourde chevelure blonde, son bébé dans les bras, avait le regard posé sur moi de l'autre côté de la barrière de bois clair. Elle m'a tendu trois pièces et m'a dit dans sa langue exotique et moi je suis allé quérir chez l'épicier ce qu'elle m'avait chargé de chercher.
La bouteille de verre au gros goulot et la capsule d'aluminium, l'odeur fade blanche du lait pasteurisé.
Je l'ai tendue à travers les montants de bois du portail.
Elle l'a saisie et l'a portée à ses lèvres. A craché l'opercule arraché de deux incisives inférieures.
Elle me regardait et moi j'avais les yeux sur ses seins qui pommelaient le tablier et elle, elle me regardait regarder.

Ses yeux étaient dans mes yeux

Le lait a éclaté sur le coton.
Mouillant de blanc ses tétons dressés.

Moi j'avais déjà escaladé le portail
Moi j'étais dans ses bras mes lèvres à boire son poitrail
A ne rien laisser au bébé, rien.