Mister Hyde - 11
11-
« Fais un peu de ménage et rentre chez toi. Nous nous verrons ce week-end. » Le message était lapidaire, Frédérique en fut sonnée pour le compte. Elle claqua la porte avant les douze coups de midi.
Sur la route, elle fit une pause pour répondre à un texto qui lui enjoignait de se parer du « bijou » posé sur la table. Elle se contenta de taper : « Trop tard. » De toute façon, elle navait vu aucun bijou sur aucune table.
Déviant de son chemin, elle passa récupérer Franck. Elle ne pouvait imaginer de rester seule les deux jours suivants, l lui manquait et trop de souvenirs risquaient de lenvahir si elle ne trouvait pas à soccuper.
Elle sépuisa de promenades et décida, après en avoir accidentellement retrouvé les panneaux, dassembler une table basse qui ferait à la fois office de bar et déchiquier. Elle avait abandonné ce projet quand elle avait rencontré Frédéric, quil serve à ne pas penser à lui nétait que justice
lemboitage et le collage achevés, elle sattela à la sculpture des pièces. Pour cela, elle se servit des planchettes dun vieux jeu de Kapla. Cela faisait longtemps quelle navait pas utilisé ses mains et encore plus longtemps quelle navait pas employé le canif de son père. Il navait pas eu le temps de lui apprendre à sen servir, pourtant, il le lui avait donné, quelques jours avant sa mort et elle lavait toujours conservé comme un trésor. Elle sétonna de la facilité avec laquelle elle retrouva les gestes. Les pions saccumulèrent rapidement. La réalisation des pièces majeures fut nettement plus longue et demanda toute son attention. Cétait le remède idéal.
Elle termina la seconde reine vers vingt-deux heures le vendredi soir. Frédéric navait donné aucun signe de vie, elle se coucha et sendormit presque aussitôt dun sommeil sans rêve.
***
Un effleurement chatouilleux, la sensation dun baiser
Frédérique se retourna en grognant, Frédéric sourit.
Il était arrivé par le dernier train. Seul passager à descendre, il navait pas trouvé de taxi et avait donc rejoint le domicile de Frédérique à pieds. La nuit était chaude, il sengouffra dans la salle de bains dont il sortit vingt minutes plus tard, frais et détendu mais, pas assez discrètement semblait-il : Franck sétait réveillé. Il sapprocha du berceau tout doucement, pour ne pas effrayer son fils. Il le prit dans ses bras, les prémices de cris cessèrent aussitôt, tout comme le sentiment de manque quil ressentait. Tendrement, il berça Franck tout en fredonnant une berceuse. L sendormit dans ses bras mais il ne le reposa pas, il lui raconta sa semaine, à voix basse, pour ne pas déclencher le talkie qui renvoyait le moindre son aux oreilles de Frédérique. Enfin, il coucha Franck. Le petit poussa un grognement de déplaisir très vite réfréné par lapposition dune main câline qui ramena la couverture sur les épaules du bambin. Il séloigna à pas de loup, certain, désormais, que Morphée tiendrait compagnie à son fils jusquau bout de la nuit.
Assis sur le bord du lit, il survola du bout des lèvres la toison blonde de son amante et effleura sa joue. Il murmura un « je taime » qui resta suspendu dans lair dans lattente dune improbable suite quil se promis de prononcer
Un jour ou lautre.
Il se réveilla nauséeux et les pieds gonflés davoir dormi avec ses bottes. Quelle idée saugrenue de sêtre rhabillé après la douche, se dit-il. Il connaissait pourtant avec exactitude la raison qui lavait poussé à le faire. Ses vêtements symbolisaient, pour lui, lépée qui séparait la couche partagée par Guenièvre et Lancelot lors de leur fuite de Caamelot ; linfranchissable limite qui interdisait à leurs curs et leurs corps de sunir. Les héros de Chrétien de Troyes ne pouvaient se résoudre à trahir Arthur, lui restait fidèle à
un souvenir. Cétait idiot, il en était conscient : on ne réveille pas les morts. Cependant, certains jours, comme ce matin, il était hanté par son fantôme.
- Tu me manques ! lui dit-il en édulcorant sa pensée.
- Tu dois vivre ! lui répondit-elle. Et surtout, tu dois laisser vivre les autres.
Il la regarda, surpris de cette charge à laquelle il ne sattendait pas. Je nai jamais empêché les autres de vivre, se dit-il.
- Je sais ce que tu penses poursuivit-elle. Mais tu te trompes. Tu mens par omission et cela fait de toi un con ou un salaud. Peut-être même les deux. Le garçon que je connais ne se serait jamais conduit comme ça, il nest pas lâche.
Le fait est que depuis quil avait rencontré Frédérique, le petit fantôme avait une fâcheuse tendance à se prendre pour sa conscience.
- Tu veux quon sengueule, Petite Pomme ?
Elle sourit tristement à lévocation du surnom.
- Non ! Je veux juste que tu redeviennes lhomme que jaime.
Des bruits de pas dans lescalier le sauvèrent des coups plus rudes qui auraient pu suivre celui-là et firent fuir le fantôme. Il eut juste le temps de se refaire un visage avant lentrée de Frédérique.
Toujours sous lemprise du sommeil, la jeune femme somnambula jusque dans ses bras et lembrassa avec passion.
- Jai cru que tu ne viendrais pas dit-elle en frottant sa joue contre son torse comme pour vérifier quil était bien réel.
***
Une larme perla au coin de son il. Il venait de se montrer odieux et de faire fuir Frédérique. « Un con un salaud et un lâche, cest bien ce que je suis. » Dun pas trainant, il se dirigea vers la chambre de Franck qui, lui aussi, pleurait.
***
Il passa sa matinée à soccuper de Franck tandis que Frédérique cuvait sa tristesse à létage. Elle sétait recouchée, en proie à une douleur quelle ne simaginait pas pouvoir ressentir. Il lavait agonie de paroles si brutales, si terriblement cruelles quelle narrivait à en saisir ni le sens ni la raison. Elle mit une bonne heure à retrouver son calme et fut soulagée de constater quil était sorti avec Franck. Une promenade avec son fils ne pourrait que le pacifier. Cest du moins ce quelle espérait. Ensuite, il faudrait quils discutent et, petit à petit, un plan se faisait jour dans son esprit.
***
- Jaune !
Frédérique les avait vu arriver, elle sétait aussitôt postée au pied de lescalier. A son entrée, elle avait prononcé le mot et grimpé en courant les quelques marches. Lui, continua à soccuper de Franck, comme si de rien nétait. Il le nourrit puis le coucha pour une sieste bien méritée. Il était au pied du mur désormais et navait plus aucune raison de reculer la confrontation. Il grimpa lourdement les quelques marches.
Si Frédérique lentendit, elle nen laissa rien paraître. Assise sur le canapé, elle lui tournait le dos. Très raide, elle lui fit penser à la statue du commandeur. Il avança une jambe puis lautre, chaque pas lui coutant plus deffort que le précédent. « Il ny a que le premier pas qui coûte
Connerie ! pensa-t-il. » Mais il poursuivit son avancée tout en sachant quil allait devoir avouer et quil y avait très peu de chances quil sen relève intact
Quils sen relèvent intacts.
Dun revers de la main, il balaya les pièces et sinstalla en face delle, assis sur la table-échiquier. Ils se regardèrent longuement : deux amants sur le point de se séparer malgré lamour qui les habitent.
- Je taime ! laissa-t-il tomber comme sil sagissait de la plus terrible des fatalités.
Un silence, bref mais si lourd que leurs épaules saffaissèrent puis sa voix, sourde, morne, qui narrivait pas à briser le rempart de glace qui venait de se dresser.
- Et parce que je taime, je nous déteste
Je te déteste !
Cet aveu achevé, il raconta, sans omettre le moindre détail. Il raconta la petite italienne aux cheveux de blé, leur amour, leurs folies, leurs espoirs et leur désespoir ; il raconta son sourire, les intonations de sa voix, le bleu le gris et le mauve de ses yeux et puis il raconta sa mort. Il raconta les jours passés à rechercher une tombe quil ne trouva jamais et les quatre années de coma éveillé quil vécut, jusquà leur rencontre. Il raconta le choc provoqué par leur ressemblance, lattirance immédiate quil ressentit pour elle et limpression atroce de trahir son Amour. Il raconta la peur qui lui collait au ventre et le dégoût quil avait parfois de leur couple, les remords qui le hantaient et le bonheur quil avait éprouvé à la voir sarrondir
Il parla plus de deux heures sans sarrêter, sans laisser à Frédérique dautre choix que de blêmir souvent ou de sourire tristement à lévocation dun souvenir commun. Ce fut Franck qui mit fin à son monologue, Frédéric se précipita.
***
Frédérique resta seule, sonnée pour le compte. Durant tous ces mois, durant ces deux années et plus, elle navait été quun substitut, lersatz dune morte. Elle se mordit les lèvres. Elle avait toujours voulu savoir ce que lui cachait Frédéric, maintenant quelle savait, elle regrettait vraiment que le mystère soit éclairci. Elle ressassait encore les paroles de Frédéric quand il réapparut, Franck douillettement installé dans ses bas. Le salaud ! pensa-t-elle. En fait, il était si charmant, si tendre dans son costume de père de famille quelle se mit à douter de sa propre colère. Elle tenta sans véritable succès, il est vrai de lui lancer un regard noir tout en tendant les mains vers son fils. Il lui sourit en rendant le petit. Il ny avait dans son regard aucune trace de honte ou de remord, pas même une once de soulagement. Il avait fait ce quil devait et il se sentait libre. Oh, certes il navait pas éliminé Lucrezia de sa vie mais il venait, par ses aveux, de modifier sa place. Elle était un secret, il venait de lassocier à son existence ; elle devenait une confidente alors quelle nétait, auparavant, quun fantôme morbide.
Il séloigna de Frédérique et sinstalla dans le fauteuil en rotin, à deux pas de la cheminée. Tout en donnant limpression dêtre perdu dans ses pensées, Frédéric navait en réalité dyeux que pour la mère et l. Il ne manque au tableau que le petit Saint Jean-Baptiste pensa-t-il en se remémorant la toile de Botticelli que Lucrezia lui avait fait connaître, au Louvre, en lui affirmant fièrement que le modèle de la vierge nétait autre que sa grand-tante, Simonetta Cattaneo.
- Tu as la grâce dun Botticelli dit-il en se levant.
Il sapprocha de Frédérique tandis quelle le regardait avec un air éberlué. Il saccroupit face à elle et poursuivit :
- Si tu ne navais pas raconté que ta famille na jamais quitté sa province et quelle a prospéré par des mariages de proximité, on pourrait croire que tu as les mêmes gênes que Simonetta
- Simonetta Vespucci
murmura Frédérique.
- Elle-même ! Cest fou comme tu lui ressembles, on dirait sa réincarnation
- Si jai bien compris cest une des raisons pour lesquelles tu men veux. Mais je ny suis strictement pour rien et, à moins de me défigurer, je ny peux rien non plus.
Le ton acerbe avec lequel Frédérique répliqua instaura un silence gêné de la part de Frédéric.
- Tu as raison ! finit-il par chuchoter tout en la regardant droit dans les yeux. Tu as raison, répéta-t-il plus fort, et tu dois penser que je suis un sombre connard. Ce en quoi, je ne suis pas certain que tu ais tort
- Le fait que
tu
maies choisie pour de mauvaises raisons ne fait pas de toi un connard. Juste un imbécile paumé. Que tu sois tombé amoureux narrange pas les choses bien au contraire. Pourtant et, malgré cela, tu as réussi à découvrir qui je suis vraiment. Si je ten veux pour quelque chose, ce nest certainement pas pour cela mais pour tes silences et tes non-dits. Tout le temps où nous avons été ensemble, tu ne mas pas menti mais tu mas trompée. Et depuis presque huit semaines, tu ne me trompes plus mais tu me mens. A vrai dire, je ne sais pas ce que je déteste le plus de ces deux situations. Maintenant que la situation est éclaircie, il va me falloir un certain temps pour laccepter ou la refuser. Il nest pas impossible que jaie besoin que tu men dises plus, plus tard. Pas maintenant parce que maintenant jai plus envie de pleurer que de técouter mais je veux que tu saches une chose avant de te demander de me laisser seule. Je veux que tu saches que notre relation, telle que nous la vivons aujourdhui, me plait et que je nai jamais ressenti autant dadoration pour un homme autant que pour toi ces dernières semaines. Est-ce que cela signifie pour autant que je taime ? Je suis incapable de répondre à cette question. Je sais juste que tu me manques dès que tu es loin de moi depuis plus de cinq minutes, que je suis jalouse en sachant quà Paris tu peux croiser des filles qui ne sont pas moi et que tu as tous les atouts pour les mettre dans ton lit ou pire, toccuper delle comme tu toccupes de moi ces derniers temps. Je passe des nuits terribles à me demander si tu nes pas en train de baiser une inconnue, de la fouetter avec le martinet que tu emploies avec moi ou de lui faire retirer son soutien-gorge dans un lieu public
Jai vécu, cet été, la plus intense des aventures mais je ne suis pas sûre de pouvoir continuer. Pas après ce que je viens dapprendre. Jai vraiment besoin de faire le point. Pour une fois, cest moi qui tappellerais.
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