Clorinde Revient (11)

Au bar, le lendemain matin, il y avait un peu plus de monde que la fois d’avant. Un couple attablé devant des cafés crème et des croissants. Une femme entre deux âges, une représentante sans doute ou une visiteuse médicale, qui tapait énergiquement sur son ordinateur. Deux retraités qui discutaient ardemment des chances de victoire de la jument Léopoldine dans la troisième course.
Mais il n’y avait pas l’étudiante.
J’ai patiemment attendu, en lui parlant de choses et d’autres, du prix de l’essence, des travaux en cours avenue Victor Hugo, du match à venir contre les All Blacks, que tout ce petit monde ait peu à peu quitté les lieux.
Et quand on s’est retrouvés seuls tous les deux…
- Elle est pas là ?
Il a tout de suite compris de qui je voulais parler.
- L’étudiante ? Ça fait trois jours que je l’ai pas vue. Peut-être qu’elle est malade. Ou qu’elle passe des examens. Ou peut-être que c’est autre chose.
J’ai soupiré.
- Dommage ! Vraiment dommage. Parce que c’est le genre de fille… Le rêve. Oh, mais peut-être qu’elle reviendra.
Il a haussé les épaules, fataliste.
- Peut-être…
Et suivi des yeux une jeune femme en robe à fleurs qui passait sur le trottoir.
J’ai saisi l’occasion au vol.
‒ Oui, pas mal, hein ! Ah, on est faits de la même étoffe, hein, vous et moi. Les femmes, on se lasse pas de les admirer. Encore et encore. On est des esthètes au fond.
C’est le moment qu’a précisément choisi Clorinde pour faire son apparition.
- Il y a plus de draps…
- Comment ça, il y a plus de draps ?
- Non. Il y en a plus. Ils sont pas revenus de la blanchisserie.
- Ben, faut y aller ! Faut aller voir ce qui se passe.
- Moi ?
- Ou Lucie, peu importe. L’une des deux. Mais faut impérativement qu’on les ait avant midi.
- Bon, je me dévoue.
Elle a fait demi-tour. A disparu.
Je me suis fait admiratif.
- Non, mais comment elle est canon, cette nana ! Impressionnant.

Ah, je vous envie ! Vous pouvez pas savoir ce que je vous envie. Passer toutes vos journées à ses côtés, comme ça. Quelle chance vous avez !
Il a souri d’un petit air satisfait. Un peu fat.
J’ai poursuivi sur ma lancée.
- Moi, à votre place, je te prendrais un de ces pieds ! La voir. Lui parler. La regarder. Respirer son parfum. Une fille pareille !
J’ai fait mine d’hésiter. Et puis…
- Je peux vous poser une question. D’homme à homme.
- Allez-y, oui !
- C’est quoi comme genre de fille ?
- Comment ça ?
- Ben, c’est plutôt le genre réservé ou plutôt le genre à prendre du bon temps quand l’occasion se présente ?
Il a haussé les épaules.
- Elle me fait pas ses confidences.
- Non, bien sûr ! Bien sûr ! Mais quelquefois, il peut y avoir des indices. Par exemple, un petit ami attitré qui vient la chercher.
- À ma connaissance, il y en a pas, non.
- C’est le style mystérieux, elle, hein ! Qui se laisse pas facilement appréhender. C’est souvent comme ça quand une fille, elle est tout particulièrement séduisante. Elle se veut énigmatique. Et ça, moi, tout de suite ça me donne envie de savoir. De tout savoir. Tout connaître d’elle. De ce qu’elle fait. De ce qu’elle vit. De ce qu’elle aime. De la décortiquer. Pas vous ?
Il a un peu hésité. Et puis il en a convenu. Si ! Oui. Lui aussi.
- Bon, alors vous savez pas ce qu’on va faire ? Je vais mener ma petite enquête. Discrètement. Où elle habite. Qu’est-ce qu’elle fait. Qui elle voit. Ses loisirs. Ses habitudes. Tout. Tout ce que je pourrai glaner ici ou là. Et mes infos, je les partagerai avec vous.
Il n’a pas réagi.
- Si vous voulez, bien entendu… Parce que si ça vous intéresse pas…
Il s’est tout de suite repris.
- Oh, si ! Si ! Oui.
- Eh bien alors, action ! Elle finit à quelle heure ce soir ?
- Aujourd’hui ? Je la lâche à cinq heures.
- C’est noté. On posera les premiers jalons.

* * *

On a sauté tous les trois dans la piscine, Clorinde, Lucie et moi.

- Comment ça fait du bien !
- - Bon, mais allez, Lucie, nous fais pas languir ! Raconte pour la chaise hier soir.
- Oui, oh, ben au début, rien. Le serveur l’a repoussée au passage sans s’apercevoir de quoi que ce soit. Je me suis dit que c’était mort, qu’ils ne s’en rendraient compte que le lendemain quand il y aurait plus personne, mais finalement non ! le patron a eu l’excellente idée de venir installer deux nanas à la table qu’avait été la vôtre. L’une, la quarantaine bien sonnée. Et l’autre, vingt ans. À peu près.
- En couple ?
- Je crois pas, non. Plutôt la mère et la fille, mais c’est sans certitude.
- C’est laquelle qu’a eu ma chaise ?
- La plus âgée. D’abord il s’est rien passé. Elles discutaient, tranquilles. Et puis, d’un seul coup, elle s’est levée. D’un bond. Elle a regardé la chaise. « Non, mais ! Mais… » Elle s’est tâté la robe derrière, une robe toute légère, elle s’est tournée vers l’autre qui lui a dit que oui. Oui, c’était mouillé. Une grosse tache. Et alors je vous dis pas ce scandale qu’elle a tapé. Il était dans ses petits souliers, le directeur. Il a fait emporter la chaise, il s’est confondu en excuses, mais ça l’a pas calmée pour autant. Elle était remontée comme une pendule. Une vraie furie. Elle hurlait tout ce qu’elle savait. Que pour un restaurant de ce standing, c’était une honte. Une véritable honte. Et de quoi elle avait l’air, maintenant, hein ? De quoi elle avait l’air ?
- Elle avait compris ce que c’était comme tache ?
- Tu penses bien que oui. Et elle est partie furieuse, en proclamant à tout-va que pour leur faire de la publicité, ça, elle allait leur faire de la publicité. Ils pouvaient y compter.
Clorinde a éclaté de rire.
- Génial ! Trop génial !
Elle a agrippé l’échelle, s’est hissée sur la margelle.
- En attendant, on a bien fait de payer en liquide… Qu’ils sachent pas qui on est.
- Peut-être, mais on est complètement grillés là-bas maintenant.

- Oh, mais ça, pas ment ! Ça pourrait même valoir le coup de s’y repointer un soir. Comme si de rien n’était.

On s’est séchés. On s’est allongés tous les trois côte à côte. On s’est tus.
Le portable de Clorinde lui a presque aussitôt signalé l’arrivée d’un message.
- À cette heure-ci ! Qu’est-ce ça peut être ? Ah, ben d’accord ! C’est l’autre, là, le Stephen, qui me demande si je suis couchée. Ce qui signifie, si on lit entre les lignes, qu’il tirerait bien son coup.
Lucie s’est redressée sur un coude.
- Tu réponds pas ?
- Sûrement que je vais me précipiter dès qu’il me siffle. Manquerait plus que ça ! Non, les mecs, c’est si moi, je veux. Et quand moi, je veux.
- Et là, tu veux pas.
- Pas vraiment, non. Il est trop prévisible, ce mec. Tu sais à l’avance comment ça va se passer. Ce qu’il va dire. Comment il va s’y prendre. Si seulement il avait une belle queue, bien alléchante, bien harmonieuse, je pourrais au moins me régaler les yeux. Mais non ! Même là, il est tristement banal.
Un nouveau message.
- Et il insiste en plus !
Au tour de Lucie…
- C’est pas lui quand même ! Il va pas oser…
Eh bien, si ! Si ! C’était lui.
- Non, mais alors là, il manque pas d’air !
- Qu’est-ce qu’il te dit ?
- Qu’il est tout seul. Qu’il garde un excellent souvenir de nos parties de jambes en l’air. Et que si je suis dans ma chambre à l’hôtel, il viendrait bien m’y rejoindre. Non, mais attends, ça fait près de six mois qu’il s’est strictement rien passé entre nous, qu’il m’adresse tout juste la parole quand je lui apporte le petit déjeuner et là il faudrait…
- Il lui faut une vide-couilles. N’importe qui. Il s’en fout.
- Ça, c’est vraiment le genre de mec…
- Qui ne présente pas le moindre intérêt. On est bien d’accord.
Des papillons de nuit voltigeaient obstinément dans la lumière. Il y avait de la musique quelque part. Et des rires dans le lointain.
Lucie s’est mise à ronfler tout doucement.
En sourdine.
Et Clorinde a chuchoté.
- Elle est crevée. Vous non plus vous allez pas y avoir droit ce soir du coup. Mais heureusement moi, quoi qu’il arrive, je suis toujours là.
Elle s’est penchée, a déposé un baiser rapide sur le bout de ma queue. Qui a aussitôt bondi.
- J’adore. Je m’en lasse jamais de ça.
Elle a déposé mes couilles dans le creux de sa main, les y a fait rouler.
Et puis posé sa joue sur le haut de ma cuisse.
- Je vais vous branler. Je vais te branler.

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