55.2 Des Grains De Sable Et Des Pas De Crabe (Version Hds).
Puis, à un moment, Jérém relevé la tête ; les regards se croisent, se figent dun dans lautre ; les déglutitions se font nerveuses, les respirations de plus en plus profondes. A nouveau, les fronts humides de transpiration se rencontrent, les souffles se mélangent, les nez se collent, sécrasent lun contre lautre.
Puis, à un moment, tout doucement, les deux saillies commencent à glisser lune sur le côté de lautre.
Soudainement, Jérém a un mouvement brusque de recul.
« Je vais faire un tour
» il annonce, la voix basse, le regard fuyant, avec un ton qui est sans appel.
Contrairement à ce que javais espéré, le mardi sécoule sans que mon Jérém ne se manifeste.
Cette pipe ratée de lundi après-midi a vraiment crée un gros malaise dans sa tête. Mais quoi faire pour rattr le coup ?
De toute façon, il sait que ma porte est ouverte ; il sait que jai retrouvé sa chaînette, je lui ai envoyé un sms dès lundi soir ; et moi je sais que sil a décidé de ne pas venir, je ne peux rien pour le faire changer davis.
Mercredi après-midi non plus, pas de nouvelles de mon Jérém. Chaque minute qui passe, langoisse enserre un peu plus mon cur, la souffrance envahit un peu plus mon cerveau.
Jattends. Je tente de lire, je ny arrive plus. Je suis trop inquiet. Je tourne en rond dans la maison comme un animal en cage. Cest fou de se mettre dans un tel état pour un mec. Cest fou de lui laisser à ce point voler les clefs de son cur, de son bonheur. Quel drôle de machinerie, que la mécanique du cur.
Jétouffe dans la maison vide. Jai envie de sortir, de courir, de crier. Je ne peux pas, pas avant lheure où je me dirai, dépité, quil ne viendra plus.
Jattends. Deux heures, lespoir est permis ; trois heures, lespoir est en souffrance ; quatre heures, je commence à flipper ; cinq heures, il ne viendra pas.
Jai envie daller le voir à la brasserie, de lui demander pourquoi il ne vient plus me voir, pourquoi il me fait la tête.
Cinq heures 10, jai une meilleure idée : je vais aller voir Thibault à la sortie de son taf. Ça fait longtemps que jai envie de savoir comment se passe la coloc avec son pote ; et aujourdhui, jai en plus envie de ressentir sa bienveillance, et davoir son conseil avisé.
Lorsque jarrive devant le garage, dans le quartier de la gare Matabiau, je me trouve immédiatement confronté à lun des plus grands mystères de lUnivers. A savoir, comment un bogoss peut parvenir à être encore plus bogoss à chaque fois quon le voit ; comment cest possible que sa simple présence soit toujours la même claque, le même coup de poing dans le ventre, comme si à chaque fois cétait la première fois quon la découvre. Cest le même mystère auquel je me trouve confronté chaque fois que je retrouve mon Jérém.
Un mystère qui va de pair avec une autre énigme insoluble, celui de savoir comment un bogoss peut shabiller dans nimporte quelle tenue sans que sa sexytude en soit un tant soit peu affectée. Ainsi, dans sa cotte de travail rouge et grise, une taille trop grande, parsemée de traces de cambouis, Thibault demeure incroyablement sexy.
Dautant plus que, à la faveur de la chaleur revenue sur la ville Rose, un côté du double zip est ouvert sur plusieurs centimètres, laissant apercevoir larrondi du col de son t-shirt gris ; t-shirt qui a dû connaître pas mal de passages en machine, et dont larrondi baille légèrement, laissant dépasser quelques petits poils bruns et doux, tout simplement craquants. Quand je pense que jai la chance de connaître la magnifique anatomie qui se cache sous cette cotte ; et ce, pour la simple et bonne raison quune nuit pas si lointaine, jai eu la chance de faire lamour avec cet adorable garçon. Je me demande toujours si ça a été une bonne chose : mais putain, quest-ce que ça a été bon !
Le bomécano est en train de traficoter dans le capot dune 406 coupé. Jai le temps de le mater pendant un petit instant, avant que son sourire ne matteigne comme une caresse vraiment bienvenue.
Je lui fais un signe de la main ; il me fait signe dapprocher. Il sessuie les mains dans un grand bout de papier et il sort sur le trottoir. Son sourire est comme une caresse. Je traverse la route pour aller à sa rencontre.
« Hey, Nico, ça fait un bail
» fait le bomécano en me claquant la bise. Toujours aussi adorable.
Cest loccasion de constater que, même rasée de près, la peau colonisée par sa barbe dégage un contraste sombre et plutôt viril avec la couleur plus claire de celle du reste de son visage.
« Ça fait un moment que jai envie de passer te voir
».
« Tas bien fait
en plus, tu tombes bien, jai fini pour aujourdhui
je vais me décrasser et je rentre
comment tu vas, Nico ? ».
« Ça va
» je lâche machinalement.
Mais on ne la fait pas au charmant Thibault. Dès que son regard sest posé sur moi, il a su que ça n'allait pas. Et Thibault ce nest pas le genre de mec à laisser tomber un pote qui nest pas bien.
« On dirait que ça va pas fort
» fait-il, tout gentil.
Jessaie de sourire.
« C'est Jé, cest ça ? Il sest encore conduit comme un goret ? ».
« Cest un sujet compliqué
je ne sais pas trop par où commencer
» je membrouille.
« Ecoute Nico
je vais me laver et je reviens
tu viens prendre lapéro chez moi ? ».
« Ok
avec plaisir
».
Le bomécano revient quelques minutes plus tard, simplement habillé de ce t-shirt gris que javais aperçu sous sa cotte, accompagné dun short qui a été un jeans auparavant et dune paire de vieilles baskets. Sa peau dégage cette odeur caractéristique du cambouis nettoyé par le savon industriel, odeur par-dessus de laquelle jarrive à capter une subtile note de transpiration ; ses vêtements respirent la fraîcheur dune lessive récente.
Bref : dans ces habits qui ont un peu vécu, des habits pour le travail, dans ce délicieux bouquet olfactif de jeune mec bosseur, mais très clean, qui émane de sa personne, Thibault est tout simplement et tout naturellement beau.
Le bomécano me file un ticket, nous prenons le bus. Les platanes du Canal du Midi commencent à défiler sous mes yeux. Le bus sarrête une première fois, puis une deuxième.
Cest au troisième arrêt que je frôle le malaise par overdose de bogossitude. Car, à linstant même où les portes souvrent, cest comme si on venait douvrir devant moi les portes de la cage dun fauve : je reçois en pleine figure limage de la virilité incandescente du jeune contrôleur qui vient de monter dans le bus.
La casquette noire caractéristique vissée sur la tête, le mec arbore une barbe bien noire bien taillée ; pas simplement une barbe de trois jours, mais trop longue non plus. Au premier abord, il semble afficher un regard un peu sombre et autoritaire.
Le bus repart et le contrôleur se dirige droit sur moi, déclenchant immédiatement une accélération de mon rythme cardiaque, ainsi quun long et exquis frissons prenant naissance dans le bas du dos et remontant le long de ma colonne vertébrale jusque dans ma nuque.
Il est désormais devant moi, il lève la tête, il me regarde. Vu de plus près, son regard se révèle marron vert et non noir comme lorsquil paraissait lorsquil était caché par lombre de la visière de la casquette. Dans ses yeux, quelque chose de pétillant fait office de sourire.
Avec un ton de voix qui na au final rien de menaçant, il me dit : « Bonjour Monsieur, contrôle des titres de transport sil vous plaît ».
Il est tout près de moi, je profite de loccasion furtive dapprécier le mâle. Il est un peu plus petit que moi, il doit avoir 25 ans à tout casser, il fait à la fois jeune et très mec. Au début, javais cru deviner chez lui un côté typé reubeu, avec la barbe et le regard bien sombre ; pourtant, vu de plus près, je réalise quil nest pas du tout reubeu, il est bien « européen » mais il a pourtant ce « type » de physique très brun, viril et ténébreux, avec un regard intense, pénétrant, (trans)perçant.
Pendant quil contrôle mon ticket, il tourne un peu la tête, comme pour regarder autour de lui : cest là que je note quil a les cheveux très très courts sous sa casquette ; dès lors, même si cette casquette lui donne un côté violemment sexy, jai furieusement envie de le voir sans, de voir sa petite gueule de bad-boy mi-ange mi-démon au naturel, sans cet artifice vestimentaire, pourtant ô combien capable de transcender une bogossitude.
Tout ça ne dure quune poignée de secondes : le bogoss me retend mon ticket en me disant : « Merci » ; ce à quoi je réponds également : « Merci » ; alors que, délice suprême, mes doigts effleurent les siens au moment où je récupère mon ticket.
Le petit instant déternité sachève, le jeune mâle séloigne, continuant ses contrôles dans le bus. Jai ces nuds dans le ventre à lidée que tout ça na duré quune poignée de seconde, quil va bientôt disparaître de mon champ de vision. Mais, une fois arrivé au fond du bus, le voilà qui revient sur ses pas, et se cale contre la porte face à moi, mais sur ma gauche.
Il va descendre à la station suivante, ou lautre encore, jai encore quelques secondes, au mieux quelques minutes pour profiter de la vue de ce barbu brun incandescent.
Je ne le quitte pas des yeux, lui hurlant intérieurement de me regarder, de planter son regard dans le mien, tout en craignant en même temps quil le fasse et quil ne saperçoive que je le fixe, comme hypnotisé, parce que cest sûr jai le ventre secoué comme un tambour de machine à laver en fin de cycle essorage, jai furieusement envie de tout savoir de ce mec, à partir de son nom (son badge est bien accroché à sa veste ; mais, hélas, si nom il y a, il doit être du côté face cachée, car je n'ai rien vu quand il était près de moi, et ce nest pas faute davoir regardé).
A un moment, il me regarde, jai limpression quil a capté un truc, ou pas, je narrive pas à savoir. Son regard reste un moment vers moi, jai limpression quil plisse les yeux, comme par une sorte de « provocation » ou de façon de dire « je tai vu, et je vois bien que tu me mates » : je métonne moi-même darriver à soutenir le regard ; même si, au bout de quelques secondes, je finis par décrocher, en ressentant aussitôt une forte envie de me donner des baffes.
Je cherche à ne pas le regarder ; pourtant, au bout de quelques secondes, mes yeux réclament déjà le contact avec la bogossitude. De son côté, le contact visuel est rompu, ce qui me permet de continuer à le regarder avec plus daisance. Le bogoss fouille dans son sac en bandoulière, il sort une petite bouteille en plastique de « ice-tea » ; il peine un peu à défaire le bouchon, puis il porte le goulot à ses lèvres. Un petit geste de rien, mais pourtant pas moins sexy : je suis captivé par sa pomme dAdam qui monte et descend au passage de la boisson.
Il referme la bouteille, la range dans son sac. Le bus arrive à la station suivante. Les portes souvrent. Le beau contrôleur sactive pour quitter le bus. Jai cette impression, même si sûrement ce nest que dans ma tête, que juste avant de descendre, le bogoss a un petit regard vers moi.
Les portes se referment, et je le regarde séloigner, retourner à sa vie. Le bus repart et jessaie de me remettre doucement du choc davoir été contrôlé par lun des contrôleurs les plus sexy, si ce nest LE plus sexy de tous les contrôleurs que jai jamais vus.
Lappart de Thibault est un peu plus en vrac que la dernière fois, mais toujours accueillant.
« Désolé pour le bazar
ça cest
».
Un peu partout, sur le canapé et sur les chaises, il y a des vêtements. Des vêtements qui à priori nappartiennent pas à Thibault.
« Jérém
» je le devance. Oui, dans le bazar, je reconnais bien la touche « Jérém ».
« Oui, cest ça
» mexplique le bomécano « le séjour cest sa chambre, le canapé cest son lit, et le dossier du canapé cest sa penderie
».
Je reconnais la chemise blanche qui mavait fait tant deffet négligemment abandonnée sur un accoudoir du canapé. Envie de plonger mon nez dedans.
« Une bière ? » enchaîne le bomécano.
« Oui, avec plaisir
».
Thibault fait un aller-retour à son frigo et revient avec deux petites bouteilles à la main.
« Vas-y, pousse le bordel, trouve-toi une place sur le canapé
» il me lance.
Nous voilà assis côte à côte. Je bois une gorgée tout en regardant le jeune pompier avaler une bonne rasade, comme le ferait un mec assoiffé.
« Ça fait du bien
» je lentends souffler ; avant dattaquer le vif du sujet « vas-y, raconte, quest-ce qui se passe ? ».
« Cest compliqué à expliquer
depuis la semaine dernière, il est venu tous les jours à la maison
on a passé des moments incroyables
».
« Mais cest génial, ça
».
« Oui
mais
cest cette semaine que ça sest gâté
on sest un peu pris la tête
».
« En ce moment, Jéjé est un peu bousculé
surtout depuis le coup de fil
».
« Quel coup de fil ? ».
« Il ta pas parlé du coup de fil ? ».
« Non
quel coup de fil ??? ».
« Je lui ai pourtant dit de ten parler
».
« Quel coup de fil ? » jinsiste, impatient, inquiet.
« Ecoute, Nico
je préférerais que ce soit lui quil ten parle
».
« Mais il ne me parle plus ! » je panique.
« Il est chiant
Nico, écoute
je veux bien ten parler
» fait le bomécano touché par ma détresse, avant de préciser « mais quand il ten parlera, parce quil faut bien quil ten parle à un moment ou à un autre, tu feras mine de lapprendre de sa bouche, ok ? ».
« Ok, mais dis-moi, sil te plaît
».
« Les responsables du Racing* veulent le rencontrer dans quelque jour
ils envisagent de lengager dès la rentrée
»
(* Toute référence à des équipes de rugby, et à leurs responsables, joueurs, collaborateurs de lépoque où se déroule ce récit doit être considérée comme étant purement fictive).
« Et cest où le Racing ? » je mexclame par réflexe, moi qui ne connaît rien au monde du rugby.
« Cest le nouveau club de
Paris
il est né cette année de la fusion de deux équipes
».
Les mots de Thibault tombent sur ma tête comme un coup de massue. Je suis assommé.
« Dans quelques jours ! » je mentends exclamer, sans même réfléchir.
« Quelques jours ! » je répète, abasourdi. Jai la tête qui tourne, les idées qui se brouillent ; jai limpression que le ciel va me tomber sur la tête ; je débite sans réfléchir, je suis en roue libre « je vais le perdre, je le savais que ça se finirait comme ça
».
« Ne dis pas ça, Nico
» fait Thibault en passant un bras autour de mon cou.
« Si, je vais le perdre
».
« Moi aussi ça me fait de la peine quil parte, mais Paris ce nest pas au bout du monde, cest à une heure davion
».
« On va plus se voir
cest fini
».
« Nico, je sais que cest dur pour toi, je sais à quel point tu tiens à lui
mais cest une énorme chance pour lui, tu le comprends
cest son rêve qui devient réalité
».
« Je sais
mais je sais aussi que Paris, cest la grande ville
pour un rugbyman bogoss cest Disneyland
il va mener la belle vie, il va croiser plein de nanas et de mecs qui voudront coucher avec lui
il moubliera super vite quand il sera là-bas
».
« Ça cest pas possible, crois moi
».
« Pourquoi tu dis ça ? ».
« Parce que lundi soir, quand il est rentré, jai senti quil nétait pas bien
il venait de recevoir cette fabuleuse nouvelle, je mattendais à quil soit fou de joie
il avait par mal bu et fumé, il avait la mine des jours où quelque chose le tracasse vraiment
jai bien senti que cétait lidée de partir loin de toi qui le travaillait
alors, je lui ai demandé quand il comptait te lannoncer
».
« Et quest-ce quil a dit ? ».
« Il a réagi comme à son habitude quand il préfère esquiver quelque chose au lieu de laffronter
il sest énervé
».
« Cest pour ça quil ne vient plus me voir
cest sa façon de me larguer avant de partir ! ».
« Tu te trompes, Nico
je suis sûr que cest aussi dur pour lui que pour toi
il ne lavouera jamais, mais il redoute de ten parler
il redoute de te perdre
lui aussi il a peur que tu loublies, que tu ailles voir ailleurs
».
« Comment tu sais ça ? ».
« Il me la dit, Nico
il me la dit lundi soir
».
« Il ta dit quoi exactement ? ».
« Je te passe les détails
cétaient des mots lancés avec deux grammes dalcool dans le sang, mais cest bien ce que jai compris
».
« Quand je pense que depuis une semaine ça se passait si bien entre nous
mardi dernier je lui ai dit que jen avais marre dêtre son punching ball et de supporter ses sauts dhumeur
depuis, il est revenu tous les jours
et il était de plus en plus adorable
».
« Cest drôle
» fait le bomécano.
« Quest-ce qui est drôle ? ».
« En fait, on a eu à peu près la même conversation, Jéjé et moi
».
« Quand, ça ? ».
« Je crois que cétait lundi de la semaine dernière, je crois
enfin, cest sûr, cétait lundi dernier, car en général le lundi il finit assez tôt et cest le seul soir de la semaine où je ne suis pas encore couché quand il rentre
».
« Et vous avez parlé de quoi ? ».
« Au bout de quelques bières, Jéjé a fini par évoquer cette nuit que nous avons passée tous les trois ensemble
jai eu limpression quil avait comme envie de se justifier, comme sil regrettait ce qui sétait passé
il a essayé de mettre ça sur le dos du tarpé, de lalcool
».
« Alors que cest lui qui a lancé lidée
» je commente.
« Cest ce que je me suis dit aussi
jai trouvé ça culoté de sa part
et comme ça faisait depuis cette nuit que javais envie de lui parler de ce qui sétait passé, jai saisi loccasion
».
« Tu lui as dit quoi ? ».
« Je lui ai dit quil na pas à se comporter avec toi comme il lavait fait cette nuit-là
je lui ai dit quil finirait par te perdre sil continuait à jouer les machos arrogants, à te traiter comme un jouet, à se raconter que votre relation na aucune importance, et à ne pas assumer ce quil y a de beau entre vous deux
».
« Et Jérém ? ».
« Il ma dit que je le gonflais
cest sa façon à lui de dire quil a bien reçu le message
».
« Il me le dit souvent
».
« Cest que tes messages sont percutants
».
« Si tu le dis
» je fais, un brin dérouté.
Je réalise soudainement que je métais un peu hâtivement persuadé que la seule raison du changement de Jérém pouvait être la conversation quon avait eu le mardi précèdent : jaurais dû me douter mon « influence » sur mon bobrun ne pouvait pas, à elle seule, avoir un tel pouvoir. Je viens de comprendre quen amont de cela, un ami avait déblayé le terrain. Alors, merci Thibault.
« Si cest pas indiscret
» fait le bomécano « pourquoi vous vous êtes pris la tête ce lundi avec Jéjé ? ».
« Le problème cest que
(je ne peux pas lui parler de la pipe manquée)
il nassume toujours pas ce qui se passe entre nous
pourtant jai essayé de le rassurer, de lui ai dit que je tenais vraiment à lui
».
« Et il a réagi comment ? ».
« Il na rien dit
du coup, je lui ai demandé où nous en étions tous les deux
».
« Peut-être quil en faut pas lui en demander tant
».
« Mais cest dur de ne rien savoir de ce qui se passe dans sa tête
».
« Tu las dit toi-même, Nico, il est venu te voir tous les jours
et ça se passait de mieux en mieux
cest pas parce quil ne met pas des mots sur ses ressentis, quil nen a pas
».
Oui, Thibault a raison. Depuis plusieurs jours et de façon de plus en plus claire, Jérém a montré son attachement pour moi. Sinon, pourquoi serait-il revenu me voir tous les jours, en sattachant à tenir compte de mes envies mon kif, les poils non rasés, la tenue chemise-cravate ? Pourquoi aurait-il accepté les bisous, les câlins, les caresses ?
Dans un coin de sa tête, et de manière tout à fait consciente, jen suis sûr, Jérém a commencé à accepter d« être bien » avec moi : le bobrun a eu tout le temps de réfléchir à tout ça, lorsquil est seul, pendant quil travaille ; alors, si chaque jour il est revenu vers moi, cest la preuve que cette situation lui convient ; et quil a besoin de nos moments ensemble.
Je me rends compte à quel point ça a été très maladroit de chercher à le provoquer, à le taquiner sur ses envies, à le pousser à reconnaître quil tient à moi.
Alors, cette pipe ratée que jai dabord considérée comme la seule cause de son changement de comportement, ce nest peut-être en réalité que la goutte qui a fait déborder le vase. Peut-être que le « mal » était déjà fait avant ; peut-être que Jérém avait commencé à faire marche arrière lorsque javais voulu à tout prix provoquer des réactions de sa part.
Comme lors de ce baiser « exigé » avant de le sucer : sa façon de claquer ce baiser, comme une gifle, était peut-être un premier signe du fait que jétais en train daller trop loin.
Je réalise que ma plus grande erreur a été limpatience de vouloir aller trop vite, lentêtement à exiger de Jérém plus que ce quil est prêt à donner.
Jaurais dû attendre que notre complicité grandisse en silence, apprécier les doux moments de complicité : comme après la première pipe, pendant léchange de tarpé ; quand, lair de rien, ses doigts se sont posés sur mes cheveux, pour les caresser doucement. A cet instant précis, tout se passait en silence, mais tout semblait si limpide entre nous.
Est-ce que cette pipe quil a voulu essayer, cétait aussi une façon de me « dire » que les choses pouvaient avancer entre nous, mais à la seule condition de ne pas les nommer pour linstant ?
Peut-être que si javais été plus discret, avant et pendant cette pipe, les choses se seraient passés autrement entre nous
est-ce que cest moi qui a tout gâché ?
Face à son malaise dêtre surpris en flagrant « délit » de fellation, jai paniqué et jai voulu essayer de rattr le coup : cest là, en cherchant à le mettre en confiance, mais avant tout à me rassurer, que jai fini par trop en dire, par trop en faire.
« Cest trop bon ce quon vit depuis une semaine
tu es tellement différent, tellement adorable
».
En mettant Jérém face à ses changements de manière beaucoup trop frontale pour quil accepte de les reconnaître, je nai eu dautre résultat que dempirer les choses.
Et même si je me suis retenu de prononcer ces trois mots magiques qui riment si bien avec Jérém, mon bobrun a quand-même dû les percevoir dans mon élan, dans mon émotion, mon regard, comme dans un livre ouvert. Doù, sa marche arrière à toute vitesse, le déploiement de la technique « Hérisson », matérialisés dans ses mots froids et laconiques :
« Ne te monte pas la tête, Nico
».
Eclairé par le récit de Thibault, me parlant dun Jérém perturbé à lidée de partir loin de moi, je me dis que, bien sûr mon bobrun a lui aussi doit se poser la question de « où lon va tous les deux », même avant ce fameux coup de fil : et je réalise que, ce qui le fait fuir, cest justement sa peur de mettre ça sur le tapis, de se dévoiler.
Jaurais dû me rendre compte quà ce stade, mon Jérém était bien davantage un ptit mec qui a peur de ses sentiments qui le brûlent, des sentiments qui sont à ses yeux, un peu sa faiblesse, plutôt quun ptit macho qui a peur dune pipe. Ce qui le rend profondément attachant.
« Tu dois avoir raison
» je finis par admettre.
Oui, Thibault a raison. On dit que le plus grand défi de lamitié, cest de nous faire grandir. Thibault, cest un vrai pote.
Soudainement, je me sens très con.
« Ne te laisse pas décourager, Nico
» fait le charmant Thibault en me caressant lépaule avec sa main à la fois douce et rassurante « sil ne vient pas te voir, vas lui parler
vas-y doucement, mais dis-lui ce que tu ressens, naie pas peur
».
Si seulement cétait facile, mon Thibault. Aller lui parler, quand et comment ? Pour lui dire quoi ?
Entre le petit « accident » de la pipe raté, mes mots et mon attitude trop étouffantes, la nouvelle de son départ imminent pour Paris, la discussion avec Thibault, tout ça en un laps de temps très réduit : voilà qui a dû remuer pas mal de choses dans sa petite tête de nuds.
Alors, sil na pas envie de me voir, quest-ce que je peux bien faire pour changer cela ?
Pourtant, le temps presse : son départ est imminent : si je le laisse séloigner maintenant, je ne vais pas avoir le temps de le rattr.
Sil le faut, dans sa tête, Jérém est déjà à Paris, dans sa nouvelle vie ; une nouvelle vie où il ny a aucune place pour moi.
Sil ne veut plus me voir, cest peut-être quil essaie de moublier
peut-être quil veut que je loublie aussi
Mais il ne peut pas me demander ça, et surtout pas me limposer de cette façon ! Jai droit à quil vienne mannoncer son départ pour Paris ! Et puis, il reste la question de la chaînette ; et aussi, celle du maillot que jai ramené de Londres et que je ne lui ai toujours pas donné.
Il faut quil revienne à tout prix à la maison, il faut que je puisse lui parler tranquillement, il faut que je lui dise que jai besoin de lui, que je ne veux pas le perdre.
Me voilà face à un double challenge. Le premier, cest de le faire revenir chez moi ; le deuxième, cest darriver à lui parler avec mon cur sans le faire fuir encore plus loin.
Cest dur daimer quelquun qui a peur daimer et de se laisser aimer.
Cest dur, les histoires entre garçons. Pourtant, cest bien leur complexité, leur fragilité, ainsi que les difficultés qui se dressent sur leur chemin, notamment lorsquelles ne sont pas assumées au grand jour par lun des protagonistes, qui en font justement leur beauté particulière.
Ce mercredi soir, je me sens très triste. Jérém ne veut plus me voir et je me sens impuissant à inverser le cours des choses. Je me plonge dans les souvenirs, comme sils pouvaient maider à le faire revenir.
Je plonge mon nez dans ce t-shirt dérobé un matin, au petit matin, dans sa salle bain ; je plonge mon nez dans ce tissu doux comme sa peau et qui sent toujours lodeur de sa peau ; je me glisse sous les draps en amenant avec moi ce trésor inestimable, les trois photos dont ladorable Thibault ma fait cadeau il y a quelques temps.
Je pose les trois images sur le drap, devant moi, et je me sens comme happé par les histoires quelles racontent : Jérém assis sur la pelouse de la prairie des Filtres, en position demi allongée, les bras tendus vers larrière et les mains posés à plat sur le sol ; habillé dun simple jeans et dune chemise à carreaux noirs et blancs, les manches retroussées, ouverte sur un t-shirt blanc sur lequel sa chaînette de mec est négligemment abandonnée ; le bogoss regarde lobjectif avec son plus beau regard ténébreux : voilà une tenue et une attitude très, très, trèèèèèèèèèèèès mec
Une autre photo, mon Jérém en maillot de rugby.
Sur la dernière, mon bobrun est sur la plage, torse nu, le bronzage ajoutant des couleurs à sa peau mate, la lumière du soleil mettant en valeur et en relief la musculature parfaite de son corps.
Non, je ne me lasse pas de regarder ces images qui, prise à distance de quelques mois lun de lautre, matérialisent sous mes yeux le chemin parcouru par la virilité de mon bobrun : cest beau de voir un adolescent devenir un vrai petit mec. En fait, ces photos, racontent à la fois chacune une histoire, tout en étant les chapitres dune magnifique saga, « La vie de Jérémie Tommasi ».
Je vais inlassablement de photo en photo, cherchant à percer le mystère de son regard ténébreux, de déceler ce qui se cache derrière cette petite pointe de tristesse qui est omniprésente dans son regard, même dans son sourire le plus lumineux.
Je finis par ranger les photos dans un tiroir de ma table de nuit ; jéteins la lumière et je me glisse sous les draps. Au gré de mes mouvements, je sens une fois de plus les mailles de sa chaînette rouler sur ma peau. Un frisson géant parcourt ma colonne vertébrale : jai limpression de sentir son corps contre le mien, ses mains dans mes cheveux, ses lèvres sur les miennes, sa langue sur ma peau ses doigts sur mes tétons, sa queue en moi. Je bande à en avoir mal. Et je pleure à en avoir mal.
Je narrive pas à trouver le sommeil. Je nai même pas envie de me branler. Vers 1 heure du mat, je craque et je lui envoie un nouveau sms :
« Hey, tu viens chercher ta chaînette ? ».
Le sms envoyé, je me sens apaisé. Je mendors peu de temps après, certain, une fois encore, que le lendemain matin jaurai sa réponse.
Jeudi 09 août 2001
Ce matin, je ne suis pas bien. Je nai pas trop mal dormi, pourtant je nai pas envie de me lever. La journée commence mal : il ny a toujours aucun sms sur mon portable.
Je nai pas envie daffronter une nouvelle journée sans Jérém, une nouvelle journée à me poser des questions, à attendre, à me sentir impuissant à faire avancer les choses.
Il fait très beau et très chaud. Je me demande avec quelle tenue le bogoss pourrait débarquer, si seulement lenvie lui en prenait. A pouvoir choisir, jadorerais le retrouver en débardeur blanc et casquette à lenvers ; jai envie de lui ; sa présence me manque ; sa puissance sexuelle me manque ; 72 heures quil me manque.
La matinée sécoule morose, laprès-midi est une succession despoirs sans cesse déçus. 17h25
il ne viendra plus.
Je sors et je me mets à marcher. Je marche, je marche, je marche. Jai envie de bouger pour me changer les idées. Jai envie daller voir mon Jérém, mais je crains sa réaction, son hostilité qui trancherait brutalement avec laccueil si chaleureux de dimanche dernier. Dimanche dernier, il y a tout juste 4 jours ; pourtant, ces bons moments me semblent si lointains, jai limpression quils appartiennent presque à une autre vie. Je me demande si je ne les ai pas juste rêvés.
Jai beau mimposer des détours, tenter lévitement : mes jambes finissent toujours par me diriger là où le cur les amène. Je nai pas marché une demi-heure que je me retrouve dans la rue de Metz en direction dEsquirol.
Les dés sont lancés, autant y aller franco : je vais me pointer à la brasserie, et minstaller en terrasse pour prendre un verre. Au fond, jai droit. Je mattends, je me prépare à me faire fulminer du regard : pourvu juste quil ne mignore pas, et que ce soit bien lui qui vient me servir.
Je sens sa chaînette se dérober entre ma peau et mon t-shirt au gré de mes pas : oui, je vais y aller avec le prétexte de la chaînette, mais je ne vais pas la lui donner pour autant ; je vais juste lui demander de venir la chercher. Je suis à quelques dizaines de pas de la brasserie, je la retire de mon cou, je la glisse dans ma poche. Je mimpose de continuer à avancer vers la terrasse, désormais en vue, alors que le cur semballe mètre après mètre.
Ça y est, je suis devant lentrée de la terrasse ; mon bobrun est là, jeans marron et t-shirt noir bien ajusté, craquant à souhait. Il est en train de servir des clients ; lorsquil finit de vider son plateau, il débarrasse une table voisine ; puis, il se retourne pour répartir ; cest là que son regard capte ma présence ; le bogoss semble surpris, mais il fait mine de mignorer et il disparaît avec son plateau.
Sur le coup, jai presque envie de me tirer ; puis, je me dis que désormais je suis là, alors il faut y aller : de plus, il ny a pas encore grand monde en terrasse à cette heure, cest le bon moment pour l« affronter ».
Je repère une table un peu isolée et je my installe. Jérém revient avec un plateau chargé. Lorsquil repère ma position, exit le sourire incendiaire de dimanche, son regard est noir, orageux.
Apparemment, le bobrun est seul au service pour linstant ; il ne pourra pas mignorer, il sera obligé de venir me voir. Le bogoss disparaît de nouveau à lintérieur ; mon cur continue à semballer de seconde en seconde en attendant quil revienne.
Lorsquil réapparait, il fonce directement sur moi ; on dirait un jeune taureau en train de charger.
« Quest-ce que tu fais là ? » il me lance sèchement, sans préliminaires.
« Bonjour Jérém
jai envie dune bière blanche
».
« Tu peux pas ten acheter à la superette ? » fait-il, lair agacé.
« La superette ne fournit pas le serveur avec
».
« Tu veux quoi, tu vois pas que je bosse ? ».
« Je sais
mais comme tu ne viens plus me voir à la pause, je viens prendre des nouvelles
».
« Cest pas le moment
».
« Tu pourrais au moins répondre à mes messages ! ».
« Jai pas le temps
».
« Des conneries ! ».
« Tas ramené ma chaîne ? » fait-il froidement.
« Non, elle est à la maison
».
« Tu fais chier ! ».
« Passe demain, je te la donnerai
».
« Je tai dit que je nai pas le temps ! ».
« Tas plus de pauses ou quoi ? ».
« Ne me casse pas les couilles, Nico, et ramène-la-moi ! ».
« Ok, je ne te casse pas les couilles, mais si tu veux ta chaînette, il va falloir venir la chercher ! ».
« Tu memmerdes !! » il me balance, mauvais, juste avant de repartir à lintérieur, alors que son patron vient de lappeler.
Il revient une minute plus tard, il plante la bière devant moi.
« Bois la vite et tire-toi
».
« Tu viens demain ? ».
« Ecoute-moi bien
si je viens, ce sera juste pour récupérer ma chaînette, et je me casse ! ».
« Mais pourquoi ? ».
Mais le bogoss est déjà reparti servir dautres clients.
Je nai plus envie de ma bière ; pourtant, je la bois presque dun trait, impatient de partir de cette terrasse ; regarder le beau serveur, si avenant avec les autres clients, alors quil est si cassant avec moi, et ça mest insupportable.
Je rentre à la maison encore plus triste que jen suis parti. Je préférerais encore être en train de me demander si demain il va venir, plutôt que de me dire quil va venir juste pour récupérer sa chaînette.
Est-ce quil va seulement venir Jérém, demain ? Comment je vais my prendre pour lui parler, alors quil a lair si remonté envers moi ? Quoi lui dire ? Quelle relation envisager, alors que la distance va rendre encore plus compliqué ce qui est déjà pas mal compliqué à la base ?
Dans mes draps, dans le noir, je tente de me rassurer en repensant aux mots de Thibault quand je lui ai parlé de ma peur que Jérém moublie, une fois à Paris :
« Ça cest pas possible, crois moi
jai bien senti que cétait lidée de partir loin de toi qui le tracassait
je lui ai demandé quand il comptait te lannoncer
il a réagi comme à son habitude quand il veut balayer des choses quil ne sait pas affronter
il sest énervé
je suis sûr que cest aussi dur pour lui que pour toi
il redoute de ten parler
il redoute de te perdre
lui aussi il a peur que tu loublies, que tu ailles voir ailleurs
ne te laisse pas décourager, Nico
vas-y doucement, mais dis-lui ce que tu ressens, naie pas peur
».
Vraiment adorable, ce Thibault. Ce Thibault dont la position nétait pas vraiment la plus facile à tenir, tout aussi bien vis-à-vis de son pote que de moi. Tout pris par mes soucis, je ne pouvais pas men rendre compte.
Pourtant, après la nuit que nous avions passé tous les trois ensemble, après les avoir vus si proches les fronts collés, les lèvres frémissantes prêtes à se rencontrer, au moment où nous nous donnions du plaisir, tous les trois emboités, ivres de plaisir je métais posé des questions sur une éventuelle attirance, sur déventuels désirs existants entre les deux potes, au-delà de leur amitié ; je métais même demandé si ce plan à trois nétait pas une façon, consciente ou pas, de rapprocher leurs désirs refoulés ; je métais inquiété du fait que ce plan puisse leur donner des idées, créée un précèdent, démystifier certains tabous, rendre possible un rapprochement sensuel que jusque-là les deux potes sétaient interdits.
De plus, lors de ma rencontre avec Thibault au lendemain de cette fameuse nuit, javais pressenti que quelque chose tracassait le bomécano au sujet de son pote ; quil y avait des non-dits dans son discours ; quil nétait pas aussi bien dans ses baskets que son discours semblait laffirmer ; que, derrière son désir de nous voir, Jérém et moi, heureux, ensemble, le bomécano soubliait, lui, une fois encore.
Cependant, trop absorbé par ce qui se passait avec Jérém, hier après-midi encore, jai été voir Thibault plus pour discuter de son pote que pour avoir de ses nouvelles. En fait, je ne lui ai pas du tout demandé de ses nouvelles. Javais trop besoin de mabandonner, de me sentir enveloppé et rassuré par sa bienveillance ; une fois encore, je nai pas été déçu. Ainsi, jai trop vite oublié mes doutes, mes craintes. Jai oublié de mintéresser à ce que le bomécano ressentait vraiment.
Non, je ne savais pas ce qui tracassait réellement ladorable Thibault en ce mois daout 2001. Il y a une raison à cela : en fait, si le bomécano était à la fois de confident de Jérém et le mien, ni Jérém ni moi nétions le sien.
Ce que je ne savais pas non plus à cet instant précis, cest que sans doute par pudeur, par désir de ne pas minquiéter, ou tout simplement par besoin doublier le bomécano avait omis de me parler de la partie la plus houleuse de la discussion avec son pote.
Mardi 07 août 2001, 1h55.
Lorsque Jérémie rentre du taf, après avoir traversé la chaude nuit toulousaine, la chemise complètement ouverte, la cravate défaite pendouillant de chaque côté de son cou, un bout de joint entre les doigts, Thibault est toujours debout. Il est très tard, mais son pote la attendu pour fêter la bonne nouvelle tombée dans laprès-midi.
Dès quil franchit la porte, il le prend dans ses bras et le serre très fort contre lui, tout en lui lançant :
« Si tu savais comment je suis content pour toi
».
« Il fallait pas mattendre
» fait Jérém, la voix basse et lente, en écrasant le bout du joint entre ses doigts.
« Il fallait bien fêter ça
» répond le bomécano en lui tendant une bière, simple geste de partage ; même si, daprès lhaleine alcoolisée de son pote, Thibault devine que son Jéjé a déjà bu plus que son dû.
« Jétais fou depuis que jai reçu ton sms
» enchaîne le bomécano.
« Cest gentil, mais ça pouvait attendre
tu te lèves tôt demain
».
« On sen tape de ça
» fait Thibault, tout excité « alors, quest-ce quil ta dit exactement lentraîneur au téléphone ? ».
« Il faut que je le rappelle demain matin
je venais de reprendre le taf, et je nai pas tout compris
apparemment, un type ma vu jouer plusieurs matchs cette année et il en a parlé aux dirigeants du Racing
ils veulent me rencontrer vers le 20 de ce mois-ci
».
« Ah, putain, jen étais sûr
ça devait arriver, cétait obligé
tu es un vrai artiste du ballon ovale et il fallait que quelquun sen rende compte tôt ou tard
».
« Doucement
ils veulent dabord me faire passer des tests
».
« Cest quand même la pro D2 ! »
« Oui
».
« Je suis fier de toi, Jé
tu vas passer pro
tu te rends compte ? Cest génial
vraiment génial ! ».
« Merci
» fait Jérém, en se dirigeant vers la fenêtre, le regard fuyant.
Thibault sapproche de lui.
« Mais tas pas lair si emballé que ça
».
« Je suis fatigué de ma journée
».
« On dirait que quelque chose te tracasse, Jé
».
« Est-ce que je vais être à la hauteur, Thib ? ».
« Bien sûr que si
».
« Si je me vautre, jaurai lair dun con
».
« Mais tu ne vas pas te vautrer, tu vas faire un malheur ! ».
« Ça va être dur
» fait Jérém, en allumant nerveusement une cigarette.
« Ça va me faire drôle de ne plus te voir tous les jours
».
« Men parle pas
qui va être là pour mempêcher de faire des conneries ? » fait Jérém.
« Cest bien ce qui me tracasse le plus
» rigole le bomécano.
« Mais tu viendras me voir à Paris
enfin
sils me gardent
».
« Bien sûr quils vont te garder
et bien sûr que je viendrai te voir
je viendrai pour te remonter les bretelles
».
« Tu mas tout appris au rugby
» fait Jérém, avec une pointe de mélancolie.
« Je vous ai juste fait vous rencontrer, le rugby et toi
mais tout ce que tu sais faire aujourdhui, tu ne le dois quà toi-même
à tout le travail que tu as fourni
».
Jérém sourit, mais son sourire parait , teinté de tristesse.
« Jen connais un à qui tout ça, ça va faire drôle
» enchaîne Thibault.
« Qui donc ? ».
« Bah, Nico
».
« Ah
oui
enfin
tu parles
».
« Tu vas lui annoncer quand ? ».
« Je nai pas de compte à lui rendre
».
« Ne fais pas le con, Jé
Nico tient vraiment à toi
».
« Je vais juste arrêter de le voir, il va moublier
».
« Tu peux pas faire ça
».
« Si
».
« Ecoute-moi bien Jé
je men fous de ce qui se passe entre vous deux
mais putain, Jé
tu lui dois au moins une explication ! ».
« Je ne lui dois rien du tout, il nest rien pour moi ! »
« Arrête, Jé
sois honnête avec toi-même
je ne tai jamais vu aussi bien que depuis que vous êtes
».
« On est rien du tout, je te dis
».
« Tu vas vachement mieux depuis que vous vous voyez
».
« Moi jai surtout limpression que tout est plus compliqué
».
« Ton départ va lui mettre une sacrée claque
».
« De toute façon, lui aussi sen va de Toulouse
».
« Oui, mais Bordeaux ce nest pas Paris
quand il reviendra le week-end, tu seras aux quatre coins de la France en train de courir après ton premier Brennus
».
« De toute façon, ça a trop duré, il est grand temps quon arrête tout ça
».
« Je ne te crois pas une seule seconde quand tu dis que Nico nest rien pour toi
».
« Arrête avec ça, Thib
je te jure, arrête avec ça
je vais couper les ponts
jaurais dû le faire il y a longtemps
».
« Tu vas le détruire
».
« Tinquiète pas pour lui, il va vite trouver un autre mec pour samuser
».
« Mais cest toi quil veut, cest toi quil aime
et toi aussi tu es bien avec lui
tu vas pas arriver à le larguer comme ça, sans états dâme
ou alors tu vas le regretter
».
« Allons, tu me connais, Thib
jai toujours fait ça avec les gonzesses
».
« Mais est-ce que tu vas pouvoir le faire avec Nico ? ».
« Je te dis darrêter avec ça
je ne suis pas pd !!! » se braque Jérém, en montant brusquement le ton de la voix.
« Mais on sen fiche de ça ! » fait Thibault, comme un cri du cur.
Le bomécano regarde son pote et il voit un garçon fatigué, étourdi par le tarpé quil a fumé en chemin, par lalcool quil a bu à la fin de son service ; le bomécano est interloqué par son attitude, par la virulence de ses réactions ; il est attristé face au déni dont il fait preuve vis-à-vis de ses sentiments pour Nico, par la violence quil emploie contre soi-même pour se cacher de la vérité.
« Tu crois que cest moi qui a été le chercher ? » lance Jérém de but en blanc, très énervé « cest lui qui a voulu quon « révise »
il m'a proposé de réviser juste pour se faire baiser
jaurais jamais dû le laisser venir chez moi ! ».
« Arrête Jéjé, dis pas nimporte quoi
».
« Il ny a que la queue qui lintéresse
il en a déjà vu dautres des queues, je te rassure
et toi aussi tu las baisé
tas bien vu
».
« Je ne suis pas sûr que cétait une bonne idée
en tout cas, ce que jai vu, cest un gars adorable, qui est vraiment amoureux de toi
».
« Tu me gonfles ! » fait Jérém en montant encore le ton.
« Arrête un peu, Jé
calme-toi
».
« Je me calme si je veux
».
« Quoi quil se passe dans ta vie, je serai toujours ton pote ! » fait le bomécano en saisissant le biceps de son Jéjé.
« Tu mas saoulé ! » semporte Jérém, tout en se dégageant brusquement du contact de son pote. Il écrase sa cigarette fumée quà moitié sur le rebord de la fenêtre, avant de la balancer dans la rue. Il traverse la pièce, ratt sa chemise, lenfile sans la boutonner et se dirige vers la porte de lappart. Thibault lui enjambe le pas.
« Tu vas où ? ».
« Je vais prendre lair
».
« Attends
» fait le bomécano en le saisissant pas lépaule.
« Mais lâche-moi, putain !!! » se rebelle le bobrun, en repoussant violemment le jeune pompier.
Thibault arrive cependant à refermer le battant de la porte sous le nez de son pote.
« Tu vas me laisser passer
» fait Jérém, menaçant, le regard noir fulminant de colère.
« Sinon
».
« Sinon tu vas prendre mon poing dans la gueule
».
« Essaie donc pour voir
».
« Je ne rigole pas ! ».
« Tes vraiment quun petit con, Jé ! Tes beau comme un Dieu, mais quest-ce que tu peux être buté ! A force de ne pas assumer ce que tu es, tu fais du mal à quelquun qui taime vraiment
et que tu aimes aussi
mais le pire, cest que tu te fais du mal à toi, tu tempêches dêtre heureux, tu ten empêches tout seul ! » fait le bomécano en perdant son sang-froid.
Lorsque Jérém charge Thibault, il a la violence dun fauve enragé. Thibault arrive à le repousser, puis à le maîtriser. Les deux potes se retrouvent réciproquement entravés, les mains de lun saisissant fermement les biceps de lautre, les fronts et les nez collés, le souffle de lun sur le visage de lautre.
« Lâche-moi, Thib
».
« Arrête Jéjé, tu es fatigué
couche-toi
on arrête de parler de tout ça
».
« Jai envie de marcher et je vais aller marcher
».
« Cest pas une bonne idée, à cette heure-ci, dans ton état
».
« Tu ne vas pas me donner des ordres ! ».
« Tu as bu, Jé
».
Jérém est épuisé, il respire fort ; petit à petit ses biceps cessent dopposer résistance à ceux de son pote.
« Je suis désolé, Jé
je sais que je nai pas à me mêler de ta vie
» tente de le raisonner Thibault « mais je veux juste que tu saches que je serai toujours là pour toi
quoi quil arrive
même quand tu seras à Paris, tu peux mappeler nimporte quand
tu le sais, hein ? ».
Cest par les mots, par le ton de sa voix, par ses bras qui enlacent désormais, par des caresses légères, douces, pleines saffection quil dispense sur sa nuque, que Thibault tente dapaiser son Jéjé.
Petit à petit, ce dernier semble sabandonner à laccolade de son pote, le serrant à son tour dans ses bras, plongeant son visage dans le creux de son épaule.
Il y a quelque chose de profondément apaisant dans le contact avec la peau chaude de lautre, dans cette étreinte, dans cette complicité de potes. Les respirations se mélangent, lun comme lautre ressentent du bonheur en écoutant le souffle de lautre.
Puis, à un moment, Jérém relevé la tête, repousse un peu son pote ; les regards se croisent, se figent dun dans lautre ; les déglutitions se font nerveuses, les respirations de plus en plus profondes. A nouveau, les fronts humides de transpiration se rencontrent, les souffles se mélangent, les nez se collent, sécrasent lun contre lautre.
Puis, à un moment, tout doucement, les deux saillies commencent à glisser lune sur le côté de lautre.
Soudainement, Jérém a un mouvement brusque de recul.
« Je vais faire un tour
» il annonce, la voix basse, le regard fuyant, avec un ton qui est sans appel.
« Jé
» tente de le retenir son pote.
Mais déjà le jeune serveur a passé la porte de lappartement et disparaît dans le couloir sombre.
Lépisode complet sur jerem-nico.com.
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