Chapitre 17 : Fin

La vie, même la plus heureuse, a toujours une fin. La mienne a connu des hauts et des bas, et je n’ai aucun regret. J’ai trouvé l’amour auprès d’un homme merveil-leux, cela a duré plus de quarante ans. Jusqu’à la fin, il m’a rendu meilleur que je ne le suis vraiment. Notre séparation, bien des années auparavant, n’a jamais compté. Sylvain m’a comblé de toutes les façons possibles. Nous avons adopté un petit garçon qui a grandi, et est devenu un homme accompli. Il a fait de bril-lantes études d’ingénieur, s’est marié et nous a donnés deux magnifiques pe-tites-filles. L’assassin de ses parents a été arrêté après une longue recherche, il a écopé d’une peine de prison à vie.
Samuel, après cette décision de justice et un long procès, a pu enfin tourner la page. Cet a été le soleil de nos vies, tout comme les trente-sept autres que nous avons accueillis. Chacun d’eux nous a apportés quelque chose, en bien ou en mal. On a dû renvoyer certains s parce qu’il était impossible pour nous de veiller sur eux à cause de leur violence. Ces échecs ont lourdement pesé sur nos capacités, on a beaucoup douté. Mais, il nous suffisait de regarder Samuel pour nous rappeler qu’on n’était pas de si mauvais tuteurs. Certains des jeunes que nous avons reçus ont gardé le contact, et nous les considérons comme nos s. Chacun d’eux nous a envoyés des photos de leur famille.
Toutes ces photos ont trouvé leur place sur nos murs, avec celles de notre vie à deux. Je suis fier de ce que nous avons accompli, mais nous avons dû cesser notre activité quand on est devenus trop vieux. J’ai aussi dû arrêter la menuise-rie, l’arthrite ronge mes doigts. Je ne peux plus tenir un rabot, et mon savoir faire se perdra à ma mort. Samuel n’a aucun talent pour le bois, malgré ses nombreuses tentatives. Ça m’attriste un peu, je sais aussi que tout ce que j’ai créé ne sera pas perdu. Notre fils a récupéré quelques meubles, et j’ai distribué le reste parmi nos autres s.
J’ai maintenant plus de soixante-dix ans, et je regarde ces photos qui retracent ma vie.

J’avale mon thé et mes médicaments. Dehors, il fait un froid de canard. J’enfile ma parka, et je prends la route du cimetière. Avec ce temps, mes os me font très mal, j’ai des difficultés à plier les doigts, et je grimace à chaque cahot de la route. Je me gare le plus près possible de l’entrée, et je me dirige vers elle d’un pas claudiquant. Je m’appuie sur ma canne, et resserre les pans de ma veste.
Je remonte lentement l’allée gravillonnée pour ne pas tomber. Je croise de nombreux visiteurs que je salue sans bruit. Les arbres sont dépouillés de leurs feuilles, les quelques plantes laissées à l’abandon ont piteux état. La tombe se trouve au fond du cimetière. Je finis par l’atteindre, essoufflé comme toujours. Le marbre est gris veiné de noir avec deux vases pour accueillir des fleurs. Il n’y a aucune, pour le moment, c’est l’hiver. Je m’assois sur la pierre froide et je dépose un baiser sur mes doigts gourds que j’appuie sur son nom. Je caresse l’épitaphe que j’ai choisie : « A l’homme qui a su me rendre meilleur, je t’aile pour l’éternité ». Ça ne résume pas entièrement ce que je ressens pour lui :
-Coucou, mon amour, désolé pour le retard. Notre fils vient de m’appeler, Lydia est enceinte. Tu te rends compte ? Lui qui criait à tue-tête qu’il n’aurait pas d’s. Il est comme toi, il a fallu qu’il ait le premier pour comprendre qu’il voulait être père. Ça fait un an que tu es mort.
C’était arrivé soudainement, sans signe précurseur. Il s’est tenu le bras alors qu’on bavardait tranquillement, sa respiration s’est précipitée, et ses yeux ont perdu leur éclat. Il s’est effondré au sol et a cessé de vivre. J’ai paniqué, j’ai hurlé son nom, maudit le monde, et j’ai appelé les secours. Quand ils sont arri-vés, j’étais hystérique, et ils ont eu les plus grandes difficultés à me détacher de son corps sans vie. Plus tard, le médecin m’a révélé que je n’aurais rien pu faire, il est mort sur le coup, sans souffrir, d’un arrêt cardiaque foudroyant. Non, le seul qui souffre, c’est moi, d’une autre maladie cardiaque, la peine.
En fait, je suis mort, mon cœur bat toujours mais il est vide.
Je m’appuie contre la pierre, la main toujours posée sur son nom. Dans mon es-prit défilent tous les souvenirs de notre vie : notre première rencontre au ga-rage, ce baiser furtif après le diner, notre premier vrai baiser, et toutes ces premières fois qui leur ont succédés. Je revois aussi nos disputes, ses défauts qui me contrariaient tant et qui me manquent encore plus, et même cette habi-tude qu’il avait de faire la tête quand je disais non. Des larmes coulent sur mes joues glacées, et je suis secoué par mes sanglots. Je ne comprends pas pourquoi lui est parti le premier. Il était le plus bel être du monde.
-Monsieur, dit une voix douce, vous allez bien ?
Non, je ne vais pas bien, ai-je envie de répondre, mais je me contente de me redresser et de faire un signe à la jeune passante. Lorsqu’elle s’éloigne suffi-samment, je reprends ma position. Il n’y a qu’ainsi que je me sens proche de lui. Sa présence a disparu de la maison, ce n’est plus qu’un lieu hanté par le zombi que je suis devenu. Samuel évite le plus possible d’y venir, préférant m’inviter dans sa propre demeure. Sa joie de vivre et celle de sa famille sont un poison pour moi qui n’aspire qu’au repos.
Tout d’un coup, je me sens las. Mon esprit semble flotter. Le visage de Sylvain quand il avait vingt ans me sourit, les bras largement écartés. Je m’envole vers lui, j’abandonne mon corps vieillissant, pour vivre éternellement jeune avec lui. Je jette un dernier coup d’œil sur mon corps si vieux, il est avachi sur la pierre. Je lui fais mes adieux sans regret, et Sylvain m’embrasse. Je m’unis à lui comme jamais auparavant, et ensemble, nos âmes voguent vers cette éternité qui s’ouvre devant nous. En bas, une femme hurle et appelle une ambulance. Un der-nier sourire illumine les traits de celui que je fus.
















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